Littérature universelle vs littérature planétaire

Pour prolonger le débat sur la littérature contemporaine, l’avis de Pierre Michon :

Quel regard portez-vous sur la littérature contemporaine ?

La littérature contemporaine, j’ai le nez dessus, je suis dedans, comment voulez-vous que j’en juge sainement ? Il me semble tout de même que si on excepte la sous littérature, la world fiction et tout ce qui, étant pure invention du marché, relève seulement de l’économie, si  donc on passe là-dessus et qu’on s’en tient à la littérature proprement dite, on voit à l’échelle mondiale deux grandes tendances.  D’abord, les auteurs plus ou moins enracinés, impliqués dans une problématique nationale ou humanitaire, politique au sens restreint du terme, une littérature si vous voulez qui mise sur le planétaire, sur l’événementiel planétaire immédiat et la plupart de ces auteurs sont bien entendu anglo-saxons ou du tiers-monde, ou souvent les deux à la fois. Et une autre grande catégorie, apparemment plus désimpliquée, sans appartenance, enracinée dans la lettre seulement, plus frivole ou plus historienne, flaubertienne si on veut, qui préfère interroger la vieille catégorie de l’universel plutôt que celle du planétaire. Il n’y a pas de quoi s’étonner que ce soit dans les langues romanes, les alentours de Rome, qu’on trouve le plus d’auteurs de ce type, et notamment en langue française. Alors, bien sûr, dans les deux catégories, il y a de très grands talents et des talents moindres.

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Albin Michel, p.156.

Sur les cimes du désespoir

Je pourrais parler de ce qui est sans importance, de toutes ces voix égarées. Ces visages. J’en parlerai un jour quand j’aurai retrouvé l’élan, la joie. On ne peut parler en l’absence de la joie, du désir. Quand le soleil ne descend plus sur la terre. Quand le gel est partout. On ne peut relever le défi quand le soleil, la ferveur ont brûlé tous nos os. Revenir à soi, toucher les cimes. Refuser l’effondrement. Se mettre debout dans le silence, l’abandon et parler, parler ou chanter, c’est à peu près la même chose, la même corde pour que vibre enfin ce poème infini. Vivre avec son visage incendié, d’incendiaire. Retrouver la douceur, la violence des sources, la voix basse des sources. La très basse voix des sources. Son murmure. Écrire de telle sorte que le mot soit d’une langue neuve à tout instant. Un éclair, une foudre, un tragique enchantement. L’enchantement n’est jamais simplement joie, ferveur. Il est aussi gravité, désespoir, terreur, violence. Il tire pourtant vers le soleil, vers ce qui nous redresse, nous renforce, nous détermine. A quoi bon tous leurs combats de pacotille quand l’essentiel est évincé ? J’eus souhaité que ma vie ne quittât jamais ce point d’horizon, cette exigence qui s’était fixée à mon insu, pour ne défaire ni la langue ni l’homme qui est toujours dans la langue, ne jamais s’éloigner du bruit des pas des miens, minuscules dans le monde. (p.21-22)

Je vais du lit au bureau. J’écris quelques phrases, puis je dors puis je lis, tout cela car je me veux vivant dans ce village où j’ai pu trouver refuge. J’écris sans cohérence aucune, accueillant l’éclair qui me traverse, me foudroie, m’éclaircit justement, m’attribue une sorte de transparence folle. Car voir, celui qui voit, qui sait d’une autre façon, remettant le monde à l’endroit car le monde est à l’envers, court le risque de la folie, c’est-à-dire de l’amour démesuré, de l’amour fou, de l’amour géant. Je me suis approché quelquefois de cet abîme. Je m’y suis brûlé, vraiment. Pour cela, je ne veux plus écrire dans leur cohérence, je ne veux pas écrire ces livres qu’ils attendent, l’ennui de ces livres, la mièvrerie de ces livres. Je veux écrire la rage d’écrire, le mordant du verbe, la solitude, l’insensé de l’amour, la barque de la folie. Je veux écrire à partir de ces larges blessures qui m’ont roulé dans la boue, dans la honte. Toute cette si vaste incohérence, ce mystérieux chaos. Je veux écrire dans une forme de prière hurlée. Et après tout, qu’importe l’avenir de ces pages. Ma cible n’est pas de ce monde, invisible pourtant elle seule sait aimanter la flèche, bander l’arc. Ils les retrouveront un jour mes brouillons sans mémoire, stupéfaits. J’aurai fait le siège de ce monde, acceptant d’en payer le prix. J’aurai déserté les villes, les compagnies, le bonjour, le bonsoir. J’aurai vécu au sommet de la vague, portant mes immenses défaites. Jamais une plainte à la bouche. Jamais. J’aurai vécu sans gloire mon séjour invisible. J’aurai célébré l’éphémère, le plus fragile, le rabroué, la vie de chien, la beauté qui ruisselle encore dans ce monde à travers les feuillages de cet arbre devenu peu à peu ma plus proche compagnie. J’aurai croisé quelques frères ici ou là, je les aurai pressentis dans leurs chambres lumineuses, rêvant d’une autre vie possible, croisant le fer avec la pauvreté même, avec la pauvreté d’être. J’aurai marché avec eux, épaule contre épaule, dans un même souffle. Je les aurai convoqués à ma table, sous le toit de ma maison.

Avoir été suffisamment seul pour ne plus l’être jamais. Jamais plus. (p.49-50)

Ce matin, marchant dans la nature, poursuivant l’enfant sur la lisière, entre pluie, neige et éclaircie, toute la jubilation de l’enfance est remontée en moi, dans les couloirs nus des veines. Ce monde veut éteindre la foudre de l’enfance, ses lumières insouciantes. Ce monde est inepte, fondé sur l’injustice, les trahisons de toutes sortes. Toute l’énergie du monde est brûlée par l’insignifiant, l’insignifiance. La douceur, la bonté, on l’assassine, on l’enferme dans les asiles. On fait taire ce qui hurle, qui dévoile l’injustice de cette vie.
Écrivant, c’est-à-dire vouant ma vie au silence, à la beauté de l’ordinaire, j’ai glissé dans les douves, dans les marges, sur les sentes abandonnées d’une campagne où ma vie a fait halte. Je mourrai inconnu, dans le vertige des solitudes, mais je n’aurai jamais trahi, jamais trahi cette parole dont l’enfance m’a fait don. Aujourd’hui, un beau soleil éclaire ma vie de ses pleins feux. Je n’ai pas roulé dans l’abîme, ni sombré dans les ravins de l’amertume, du découragement. Je suis debout, debout et vivant. J’ai traversé le feu, l’enfer. Ma peau sent le roussi. Mon âme est brûlée de part en part. (p.72)

Joël Vernet, Le séjour invisible, L’Escampette Éditions, 2009.

Joël Vernet est né en 1954. Il est l’auteur de plus de trente livres, publiés notamment chez Fata Morgana, Lettres Vives et L’Escampette.

Joël Vernet sur remue.net
Un entretien avec Joël Vernet sur le site de l’Arald (Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation)