A table avec Marx de Matéi Vişniec

A table avec Marx de Matéi Vişniec
(La masă cu Marx)

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 27 juillet 2025 (Inscrit le 22 décembre 2011, 51 ans)
La note : 10 étoiles
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Une poésie d'une grande inventivité, à la fois puissante et pleine d'ironie, marquée par une angoisse existentielle qui nous confronte aux limites du langage et de nos vies...

Dramaturge joué sur toutes les scènes du monde, Matei Visniec est aussi l’auteur d’une œuvre poétique importante qui, malheureusement moins diffusée, n’est pas encore pleinement reconnue à sa juste valeur et reste encore à découvrir par les lecteurs français. Ainsi, ce n’est que le mois dernier, en me rendant sur le stand de l’éditeur – Bruno Doucey - au Marché de la Poésie, que j’ai enfin réussi à me procurer (et, en passant, merci à la jeune personne sur le stand qui a bien voulu le chercher et me le ramener !) ce recueil déclaré épuisé et non disponible en librairie.

Comme je l’ai déjà dit sur CL dans mes notes de lecture sur cet auteur, il y a un ton Visniec immédiatement reconnaissable par son subtil mélange, qui s’enracine dans la tradition littéraire roumaine (Ionesco, Cioran, etc.), de fantaisie onirique, de dérision ironique et d’angoisse existentielle. Toutefois, le titre du recueil « A table avec Marx » m’intriguait : est-ce que ce recueil, tout d’abord publié en Roumanie, s’inscrivait dans la continuité de ses autres recueils, tels « La ville d’un seul habitant » ou « J’ai rêvé que j’étais fait de signes » marqués par une atmosphère d’inquiétante étrangeté, d’oppression lancinante, de solitude et d’incommunicabilité, ou s’agissait-il (comme le suggérait le titre qui semblait promettre un dialogue entre le poète et Karl Marx) d’un recueil davantage rattaché à son inspiration théâtrale, comme un reflet poétique des pièces telles que « Le communisme raconté à des malades mentaux » ou « Le spectateur condamné à mort », qui, avec un humour à la fois tragique, cruel et désopilant (Ionesco et Visniec sont les deux seuls auteurs qui m’ont fait rire aux larmes à la lecture des dialogues d’une pièce), exploraient les ombres portées de la dictature ?

En fait, Visniec est présent tout entier. Son écriture puise à la fois dans la poésie et l’inspiration théâtrale de ses nombreuses pièces pour un personnage menacé d’anéantissement par l’absurdité d’une situation qui le dépasse… Pourquoi Marx dans le titre ? Visniec a fait le choix de donner à son recueil le titre du poème le plus long (une dizaine de pages), qui occupe d’ailleurs une place centrale dans le recueil. Ce titre peut susciter l'impression d’une poésie discursive ou intellectuelle or ce n’est pas le débat d’idées qui intéresse Visniec, qui s’en moque avec une délectation jubilatoire (nota : le premier poème me fait un peu penser à une version poétiquement métaphorique et cruellement amusante de « La vase » de Ionesco, sur l’inanité d’une vie enlisée dans les concepts) :

Si vous aviez de quoi noter


Je n’aurais pas dû choisir le chemin le plus court / il ne faut jamais écouter les recommandations des gens du coin / chaque raccourci est parsemé de sables / mouvants / tout à fait, cher monsieur, je suis en train d’être englouti / et personne ne peut plus rien pour moi / je suis philosophe de profession, toute ma vie / j’ai réfléchi à l’essence, à la signification de notre venue au monde et / à d’autres questions fondamentales de ce genre / je voudrais bien vous énumérer quelques-unes de mes conclusions / si vous aviez de quoi noter.

Comme s’il s’était étranglé


Tu n’as plus qu’à éclater de rire vraiment / tu n’as plus qu’à te rouler par terre, vraiment / lorsque le philosophe raconte ce qu’il a compris du monde / du mystère universel / tu n’as plus qu’à rire et vomir en même temps / qu’à lui au cracher au visage / tu n’as plus qu’à cracher sur ses mots, vraiment

Lorsque le philosophe raconte ce qu’il a vu, lui / quelle lueur au fond des ténèbres universelles / tu as envie de lui donner une claque, vraiment / de lui donner une claque sur la nuque / comme s’il s’était étranglé avec un noyau / vraiment

Non, ce qui porte la poésie de Matéi Visniec et lui donne sa puissance d’impact sur le lecteur, c’est la plongée dans la condition humaine et les limites de notre compréhension, qui suscitent le sentiment d’être confronté à des forces qui nous dépassent et nous dominent. Ainsi, le long poème « A table avec Marx », divisé en 5 sections où le poète se retrouve attablé avec Marx, Engels, Lénine et Staline, puis – grotesquement comique comme un avatar de Charlot égaré et apeuré parmi les puissants – obligé de nettoyer la longue table qu’ils ont dégueulassée jusqu’à l’horizon, n’évoque pas véritablement la situation des pays post-communistes, et encore moins la situation de la Roumanie (Ceaucescu n’est même pas mentionné parmi les convives !). Même si le poème contient des images explicites (tel ce moment où le poète est bien embarrassé, pour enterrer les morts et les mots comme on se débarrasse des miettes du festin, de devoir creuser une fosse commune avec juste une faucille et un marteau), le cœur du poème est dans l’épilogue et dans le vers final, qui célèbre la mort comme l’espoir d’une renaissance et d’un possible recommencement pour ne pas répéter les mêmes erreurs :

(…)
J’ignorais que cela se pouvait
Mais voilà tout est possible à l’instant de la mort

Il n’y a aucune autre référence à Marx dans les poèmes du recueil où s’impose, comme dans « J’ai rêvé que j’étais fait de signes » que j’ai présenté sur CL en fin d’année dernière, un sentiment permanent de solitude, d’usure, d’érosion et de fragmentation :

p.41 : (…) ce n’est pas que j’étais fatigué mais le soleil / commence à me transformer en sable / j’étais une montagne à présent je ne suis plus qu’un tas de pierres / les hommes se hissent sur mes épaules / avant de grimper sur le sommet de ma tête / de tout là-bas de tout là-haut / on peut distinguer quelque chose / mais quoi ?

p.30 : Indicible, infinie était la douceur de la seconde / depuis qu'elle avait à pétrifier à arrêter / à isoler les secondes de leur écoulement / tout était devenu plus joyeux / trois, quatre secondes par jour / se transformaient ainsi en boules de glace / le soir elles manquaient à l'appel et jamais / personne ne les trouvait (...)

p.36 : (...) j'ai attendu des années durant / que les rails du chemin de fer en face de chez moi / disparaissent à leur tour, qu'elles fondent lentement / soient balayées par la pluie, s'enfoncent dans la terre / mais non, c'est la ville qui s'est étiolée entre-temps / les toits se sont évaporés, se sont ébréchés les points cardinaux / l'ouïe a disparu des oreilles et la vue des yeux / nos esprits se sont recroquevillés et les mots ont séché / au bout de nos langues (...)

p.46 : En lui serrant la main / sa main est restée dans ma main / il est comme ça, lui, vraiment généreux, me suis-je dit / alors que j'essayais / de me débarrasser de sa main chaude / qui me serrait de plus en plus fort / lorsqu'il m'a tapé sur l'épaule / son autre main est restée collée à mon épaule / et quand il s'est approché de moi pour m'embrasser / ses deux lèvres sont restées collées comme deux escargots à ma joue / son sternum s'est détaché / puis est resté collé à ma poitrine / il est comme ça, lui, à chaque embrassade il se donne tout entier / et quand il te regarde droit dans les yeux / tes orbites se vident l'instant d'après (...)

Tout - dans la personne du poète mais aussi dans l’univers - est effondré ou sur le point de se disloquer, en organes, en atomes, en secondes ou en mots, et voué à disparaître. Le monde est plein de signes, tous inintelligibles, qui marquent que quelque chose s'est produit (peut-être hier, peut-être il y a 2000 ans : le recueil - sans jamais les nommer - est empli d'allusions à la religion et au Christ), et de questions sans réponse, qui marquent l’attente de quelque chose à venir (peut-être tout de suite, peut-être dans très longtemps), qui pourrait nous sauver (comme une révélation ou la rencontre d'un autre qui nous aimerait) ou nous précipiter dans la catastrophe… Mais quoi ? Plusieurs poèmes portent la promesse d’un cataclysme ou d’une mort imminente, mais cette disparition n’est jamais totalement tragique car, dans son inconnaissable, palpite l’espoir d’un recommencement qui prend des proportions parfois cosmiques :

Œil, cœur, cerveau


Quand il m’a fallu choisir, la main n’a plus écouté l’œil / l’œil n’a plus écouté le cœur / et le cœur quant à lui n’a plus écouté le cerveau / se sont élancés comme un vol d’oiseaux : œil / cœur, cerveau, mains et pieds / une dizaine de doigts, lèvres et oreilles / une peloté d’organes empressés fusant chacun dans une autre direction

C’était là ma seule chance / d’obtenir l’objet de mon désir / et voilà tout ce qui me reste, je flotte et je me répands dans les airs / après l’explosion mes atomes de chair ont commencé / à tourner les uns autour des autres à une vitesse fantastique / et à cause de l’infinité du temps / sur quelques-unes de ces petites planètes / il commence à apparaître des formes de vie

Dans ce monde qui se désagrège et avance vers la mort, le poète ne peut se raccrocher qu’à l’amour et aux mots. Mais tout est fuyant et rien n’est sûr, car rien n’est semblable à ce qu’il semble ou devrait être. Ainsi, la femme aimée est pleine de mystères qui dérèglent la marche de l’univers, et tout ce qui semble ordinaire et banal devient un mystère où la raison s’égare :

Pieds nus


Que faire ? J’ai cédé / elle était si belle / et en plus elle m’attendait pieds nus / c’est ça qui m’a achevé, je l’avais déjà vue complètement nue / mais jamais déchaussée (…) et voilà que se déchaussaient dans l’attente de nos enlacements / jusqu’aux choses qui nous entouraient / la chambre se déchaussait de ses fenêtres / l’heure se déchaussait des minutes, les minutes des secondes / l’obscurité se déchaussait de la lumière / la nuit se déchaussait du matin / et le matin à son tour s’apprêtait à venir pieds nus / apportant le petit-déjeuner sur un plateau / inutile de préciser que même le café se déchaussait de la tasse / et que le réveille-matin cabriolait autour du lit / déchaussé du temps.

Les mots également refusent de se laisser saisir. Ils sont plein d’échos et de sens cachés, et surtout ils ont leur vie propre, indépendante du poète qui se retrouve face à eux seul et impuissant. Et même le silence lui échappe, quand les mots se mettent à jaillir dès qu’il ouvre la bouche… Le poète aime les mots mais les mots ont leur personnalité : ils se dérobent ou s’imposent, et souvent se montrent écoeurés de ce qu’on leur fait dire et transforme les mots en maux. Comme dans « Le cabaret des mots », Mateï Visniec donne parole aux mots, qui s’expriment directement ou en jeux de miroirs. Le mot « sommeil », le mot « maintenant », le mot « amour », le mot « fleur », le mot « homme », le mot « inutile » et d’autres avouent leurs angoisses et leurs espoirs mais le mot qui revient sans cesse, ressassé par le poète et les autres mots, c’est le mot « mort », qui hante tous les poèmes comme il hantait aussi le festin de Marx, de Lénine et Staline.

[Fleur] : (…) il ne restera bientôt plus rien ici / jusqu’au mot « fleur », je le noie dans les ténèbres / oui, j’ai quelque chose contre les fleurs / non, madame, je ne suis pas encore mort / mais cela me préoccupe beaucoup

[Maintenant] : Par une matinée sublime, unique, infinie / alors que tant de choses étaient encore plus que possibles / le mot « maintenant » a soudain buté / contre lui-même / c’est alors qu’il s’est rendu compte de cette terrible situation / il ne pouvait aller au-delà de lui-même (…) si un jour je disparaissais de l’univers / tant de choses lâcheraient un soupir de soulagement / c’est tellement mieux finalement de n’avoir que passé et futur

[Homme] : lorsque tous les mots picorent bavards / dans la bouche du mot « homme » / dans la cervelle du mot « homme » / dans l’homme réduit au mot (…) ça n’aurait pas dû se passer comme ça / tous nos mots ne devraient pas être seulement / des antichambres pour quelque chose de plus profond / si nous avions été plus silencieux / si nous avions eu des ailes / et surtout si nous avions été immortels / nous n’en serions pas arrivés là

Dans un monde où les mots échappent totalement au poète, soit qu’ils se détournent ou au contraire se donnent comme des putains :

Avec absolument tout le monde


Des putains / les mots sont devenus des putains / des putains à bas prix qui couchent pour trois fois rien / avec qui tu veux et avec qui tu ne veux pas

Le mot « patrie » couche avec absolument tout le monde / pour de l’argent ou tout simplement / en échange de quelques promesses de tendresse / le mot « avenir » nous embrasse tous à pleine bouche / du matin au soir

mais la putain la plus épouvantable de toutes / c’est le mot « mort » / qui t’attend dans le lit / sans promesse d’argent sans même avoir été appelée / quand tu le veux et quand tu ne le veux pas / excitée jusqu’au ciel humide au fond des os

le poète n’a plus prise sur le monde et sur la réalité. Les poèmes eux-mêmes sont dérisoires, bien peu de chose, juste quelques lignes de mots serrés sur la page, qui ne disent rien et qu’on ne comprendra pas :

p.9 : J'écris ce poème dans le noir / j'en demande pardon à ceux qui vont le lire / (...) le secret que j'ai voulu transmettre / avec ce poème / ne sera rien qu'un éternel haussement d'épaules

p.83 : Que dire de plus, j'étais sincère / ceci n'est pas mon dernier poème, j'écrirai à nouveau / je partirai à nouveau à votre recherche / non parce que j'aurais quelque chose à dire / mais à cause de votre silence assourdissant / j'observe votre façon de me regarder et je me sens coupable / j'aurais tant voulu vous transmettre le don de la parole / le mystère du langage, vous expliquer éventuellement / ce que le mot signifie, l'expression articulée, l'éloignement de soi-même (...)

p.13 : (...) peut-être que là-bas tout se passe comme tu le veux / mais ici tu devras apprendre à te taire / et faire attention à ne rien toucher du tout / avant qu'il ne te pousse / au moins deux mains

Comme toujours chez Visniec, plusieurs poèmes, à la limite du fantastique et de la folie, ont une atmosphère onirique de cauchemar éveillé (aux images souvent ferroviaires) mais ils échappent toutefois au tragique par l’humour, teinté d’ironie, avec lequel le poète distille son constat lucide de notre déréliction et de notre solitude existentielle dans un monde en ruines, où tout se disloque et s’écroule. Face à la catastrophe, face à l’évidence de notre disparition inéluctable et de la destruction de tout ce qui est, le poète reste étrangement serein car notre ignorance de ce qui suivra la mort ouvre la porte aux surgissements d’impossibles inimaginables :

Si tout a un début


Si tout a un début et une fin / cela veut dire que la mort elle-même a un début et une fin
C’est pour cela que je reste ici parmi vous / j’attends la fin de la mort / curieux comme un gamin j’attends / de voir ce qui va commencer après les questions / décapitées / de la mort

Je ne me presse pas, j’attends sagement, sans la moindre protestation / je sais que cela pourrait encore durer / je sais que je risque de me retrouver le dernier dans la salle / d’attente / moi, avec le mot « mort » / collé à mon palais comme un souffleur en cage

Etrange, les choses vraiment importantes on me les dit / dans une / langue étrangère / la mort invente des mots nouveaux / pour effacer ses traces / mais j’attends, j’attends, si tout a un début et une fin / cela veut dire que nos vies sont des comètes / nous allons sûrement nous croiser à nouveau / le tout est d’avoir de la patience.

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