Secrets tahitiens (journal d'un popaa farani) 1934-1963 de Noël Ilari

Secrets tahitiens (journal d'un popaa farani) 1934-1963 de Noël Ilari

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances , Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Histoire

Critiqué par Eric Eliès, le 2 janvier 2024 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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Histoire de la Polynésie française, et des combats politiques menés au tournant des décolonisations

J’ai lu ce livre en 1991 quand j’avais 17 ans, en Polynésie, où j’ai eu la chance de passer mes années d’adolescence. Le livre avait été offert à mon père par la fille de Noel Ilari, lors d'un passage à Tubuaï dans le cadre de son travail (mon père était technicien - civil - pour le ministère de la défense). Mon père (qui n’est pas un grand lecteur) me l’avait donné à son retour à la maison : je l’avais ouvert par curiosité puis dévoré, découvrant tout un pan d’histoire ignoré, non seulement du territoire où je vivais (j'ai vécu à Tahiti de 1989 à 1992, pendant mes années de lycée) mais aussi d’histoire de France, dont les territoires dits d’outre-mer sont l'héritage d’une histoire coloniale pleine de zones d’ombre et très mal enseignée… Je me souviens que ce livre m'avait aussi fasciné par ce qu'il dévoile de la fragilité des cultures transformées ou détruites par la modernité occidentale et de la complexité des hommes, emportés par la tourmente des années de guerre. Ce fut la première fois que je fis la recension d’un ouvrage pour en garder mémoire, et je l’ai soigneusement conservée : la recension étant assez longue et manuscrite (dans les années 90, personne n’avait d’ordinateur à la maison !), je n’avais fait jamais l’effort de la résumer pour CL …mais j’ai pris de bonnes résolutions pour cette année ! :D

Le sous-titre « journal d’un popaa farani » signifie littéralement « journal d’un blanc français », mais il n’y a pas de connotation péjorative dans l’appellation « popaa », qui est le terme tahitien pour désigner les blancs depuis la découverte par les Européens de la Polynésie, au 18ème siècle (par Cook, Wallis et Bougainville). Le livre de Noel Ilari, qui fut président de l’Assemblée Territoriale de 1953 à 1955, se présente comme un ouvrage porté par une double ambition, à la fois autobiographique et historique. Je présenterai donc l’ouvrage en distinguant bien, pour plus de clarté, ces deux dimensions. Il importe toutefois de noter que l’ouvrage est daté car il a été écrit avant la construction du centre d’essais nucléaires de Mururoa, qui a considérablement modifié les relations entre la Polynésie et la France métropolitaine. Il est aussi profondément autobiographique, et donc subjectif : l’auteur assume d’avoir été fidèle à Vichy pendant la seconde guerre mondiale et les propos que je rapporte sont les siens, retranscrits le plus fidèlement possible. Il n’y a aucun relent antisémite ou collaborationniste ; en revanche, sa méfiance envers les Anglais et sa détestation de la franc-maçonnerie sont très perceptibles.

1. Histoire de la Polynésie
Découverte en 1767 par les Anglais et en 1768 par les Français, la Polynésie devient très vite l’objet de rivalités entre puissances européennes. Tandis que l’Angleterre envoie des missionnaires répandre (et imposer) le protestantisme, la France oblige la reine Pomare IV à reconnaître le protectorat français. En 1888, les possessions françaises deviennent les Etablissements français de l’Océanie, dirigés par un gouverneur nommé par la métropole et gérés, comme toutes les colonies, en fonction des intérêts commerciaux d’hommes, financiers et politiques, qui n'ont jamais visité ces terres lointaines et exploitent les populations autochtones en les empêchant de développer une industrie locale qui pourrait s’avérer concurrente. Les indigènes, bien que français, étaient des citoyens de second rang soumis à l'administration coloniale, représentée sur le territoire par des fonctionnaires de passage, souvent imbus d’eux-mêmes et ignorant les particularités locales. Enfin, la franc-maçonnerie était solidement implantée, achevant de fausser le fonctionnement des institutions en instaurant une hiérarchie parallèle permettant aux grands capitalistes d’infiltrer et influencer davantage les milieux politiques.

Au début du 20ème siècle, la Polynésie, pays sauvage, pauvre et difficile d’accès, est délaissée par la métropole et ce sont des commerçants chinois qui assurent le fonctionnement économique, notamment dans les îles. Les Polynésiens, qui ignorent la valeur de l’argent parce que leur économie traditionnelle est fondée sur le troc, sont tous endettés auprès des Chinois, qui vendent très chers leurs marchandises, dont certains produits indispensables de subsistance, et achètent à bas prix les récoltes (principalement de coprah), qu’ils revendent aux exportateurs métropolitains installés à Papeete. L’administration, qui taxe lourdement les Chinois, profite pleinement de la situation du territoire, désastreuse pour les Polynésiens. Le principal exploitant, la Compagnie Française de Tahiti, ne se soucie pas des conditions de vie sur les îles, où les gens vivent sous la tutelle d’un représentant de l’administration, le plus souvent un simple gendarme, et des missionnaires, partout présents. Le seul contact entre les îles et Papeete est assuré par les bateaux marchands et les rares patrouilles de la marine nationale, toujours bien accueillies (nota : c’est l’auteur qui le dit, pas moi ! :D). Quelques métropolitains, séduits par la simplicité et l’authenticité de lieux sauvages encore vierges de civilisation, viennent y finir leur vie (comme Gauguin et Gerbault), dans l’indifférence des populations locales et l’incompréhension des coloniaux. Après la défaite de 40, alors que la France est occupée par l’Allemagne, un comité « de Gaulle » renverse, avec l’aide de francs-maçons et de communistes, le gouverneur représentant la France. Après avoir arrêté les fidèles à Vichy, le comité légitime son action par référendum (5564 oui / 18 non) puis prend le pouvoir, sous la protection de l’Angleterre. Un bataillon du Pacifique, composé de combattants volontaires, part pour la métropole et s’illustrera à Bir-Hakeim. Il ne comporte aucun métropolitain, car ceux-ci sont trop occupés à faire fructifier leurs affaires sous couvert d’activités patriotiques.

Après la guerre, la population locale, guidée par d’anciens combattants, réclame la mise en œuvre des promesses de De Gaulle sur l’autonomie des territoires. A la suite de divers incidents, les dirigeants du mouvement autonomiste sont arrêtés, mis au secret puis rapidement relâchés car les accusations de complot contre l’Etat sont trop peu étayées. Pouvanéa, leader charismatique de la population tahitienne (mais en réalité manipulé par Céran-Jérusalémy, tahitien venu à la politique après l’assassinat de son oncle dans des circonstances non élucidées) crée alors le RDPT (Rassemblement Démocratique des Populations Tahitiennes), qui devient rapidement le principal parti politique du territoire et emporte 18 sièges sur 25 aux élections territoriales. A la stupeur de l’administration coloniale, Pouvanéa est élu député tandis que Céran-Jérusalémy devient président de l’Assemblée mais, en raison de son autoritarisme qui va provoquer la scission du RDPT, Céran-Jérusalemy est mis en minorité après qu’il a demandé la départementalisation du territoire. Le discours se radicalise, au point que Pouvanéa demande l’expulsion des métropolitains et la fin de leurs privilèges. Il est arrêté sous prétexte d’incitation à la rébellion mais les luttes de clan ne sont pas apaisées, compliquées par l’imbrication du politique, de la religion, et de la franc-maçonnerie, et aussi par la rancœur des Polynésiens, qui jalousent les privilèges des fonctionnaires venus de métropole mais n’ont pas toujours les qualités pour les remplacer. Néanmoins, de nombreuses réalisations sociales améliorent la vie en Polynésie, qui s’occidentalise rapidement. En 1961, l’aéroport de Faa’a ouvre la Polynésie sur le monde et fait du tourisme de luxe la première activité économique du territoire.

2. Vie de Noel Ilari
Noel Ilari, qui mène une vie de bourgeois parisien, entend parler de la Polynésie pour la première fois en 1934, au cours d’une soirée mondaine organisée par des amis qui ont effectué un tour du monde. Désireux de quitter la métropole, il parvient à être mandaté pour une mission de reconnaissance au profit de la Compagnie Française de Tahiti. Après un voyage éprouvant de plus de 40 jours, ponctué d’escales qui le déçoivent, il arrive à Tahiti où il découvre une micro-société profondément inégalitaire, qui le révulse. Son inexpérience politique et son caractère impétueux le brouillent rapidement avec le gouverneur Montagné, qui oblige la Cie Française de Tahiti, qui se désintéresse complètement des problématiques sociales, à se séparer d’Ilari. Celui-ci décide néanmoins de s’installer en Polynésie et de se lancer dans le commerce. Débarquant à Tubuaï un peu par hasard, parce qu'il a entendu qu'on y cultivait du café, il dévoile son projet de politique sociale (qui me semble préfigurer ce qu'on appellera plus tard le commerce équitable) et, comme la récolte de café est depuis longtemps terminée, il déclare, au grand dam des commerçants chinois et du gendarme représentant l’administration, vouloir payer la récolte de coprah en liquide et fournir l’île en biens de consommation courante avec une marge très inférieure à celle alors pratiquée. Malgré tous les efforts de l’administration coloniale pour le décourager, Ilari obtient le soutien du chef de l’île de Tubuaï et étend son projet aux Australes. Il achète ensuite une goélette et des terres à Tahiti pour exploiter et exporter lui-même ses récoltes. Malgré les tentatives des coloniaux pour saborder son entreprise et un début de gangrène qui l’oblige à retourner en France, il revient très vite en Polynésie où l’attend son épouse, une métisse polynésienne-européenne-asiatique.

A la déclaration de guerre en 1939, Ilari (qui est officier de réserve et a combattu pendant la 1ère GM, notamment à Verdun) est le seul sur le territoire à demander sa mobilisation, qui lui est tout d’abord refusée. Les Polynésiens ne sont animés d’aucun sentiment patriotique pour sauver la France et les coloniaux sont très heureux d’être loin de l’Europe… Ilari rentre à ses frais à Paris, où on lui confie le commandement d’un régiment d’artillerie, qui se bat avec acharnement (notamment dans la défense de Beaugency) jusqu’à l’armistice du 24 juin 1940. L’armistice lui laisse un goût amer : le sacrifice de ses hommes a été vain et la défense de la Loire, seul obstacle naturel capable d’enrayer l’avancée allemande, n’a pas été menée à bien ; néanmoins, par méfiance de l'Angleterre qu'il suspecte de manipuler De Gaulle, il décide de rester fidèle à Vichy et accepte un poste de chargé de mission au ministère de la Jeunesse et des Sports, dirigé par Jean Borotra, qui lui demande de rentrer en Polynésie. Ilari se rend aux Antilles puis à San Francisco, où il apprend que le nouveau gouverneur lui refuse l’accès au territoire, a mis sa famille sous surveillance et a bloqué l’argent qu’il avait obtenu pour développer l’agriculture dans les îles. Ilari se rend alors en Indochine, où la situation est désastreuse. Outre la menace japonaise, il découvre un territoire soumis à une administration coloniale qui se réserve tous les postes, au détriment de la population locale qui est d’autant plus mécontente qu’elle est souvent cultivée et diplômée. Ilari dénonce la situation du pays, attaquant les francs-maçons et les partisans de De Gaulle de vive voix ou dans des articles qui lui valent quelques ennuis et des séjours en prison. Finalement, Ilari parvient à retourner en Polynésie, à la suite du bataillon du Pacifique, mais ses droits ne sont pas reconnus. Robert Charron, conseiller du gouverneur, tente de faire épurer Ilari mais celui-ci est sauvé par une grande manifestation organisée par ses amis polynésiens, dont des anciens combattants du bataillon. Soutenu par Pouvanéa, Ilari est acquitté à l’issue d’un procès conduit dans une ambiance tendue par une forte agitation sociale, où le RDPT est infiltré par des agents provocateurs qui tentent de l’entraîner vers l’illégalité afin de justifier son interdiction.

Ilari retourne s'installer à Tubuaï, et devient instituteur et conseiller pour la population. A la mort de son fils, puis de sa femme, il veut rentrer en métropole mais n’ayant plus les moyens de payer son voyage et de se réinstaller, il se résout à terminer sa vie à Tubuaï, où il est rapidement élu conseiller de Tubuaï et de Rapa sur la liste du RDPT. Lorsque l’attitude de Ceran-Jérusalemy provoque la scission du RDPT, Ilari prend la tête d’une fraction dissidente puis devient président de l’Assemblée Territoriale, à Tahiti. Il s’efforce alors de mettre en valeur les îles afin de les désenclaver, mais la radicalisation du discours de Pouvanéa, ainsi que le manque de compétences de ses adjoints dans la gestion des affaires publiques, freinent son projet politique, à la fois agricole et social. Lorsque Céran-Jérusalemy reprend le pouvoir, Ilari, écoeuré par la vie politique, se retire définitivement à Tubuaï. Il jouit toujours de l’estime des Polynésiens mais a néanmoins le sentiment d’avoir été utilisé dans des luttes de pouvoir, puis abandonné et oublié. Le constat est amer, mettant en exergue l’hypocrisie des hommes et la vanité des valeurs sur lesquelles il a tenté de construire sa vie…

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