Oeuvre Poétique Complète, Tomes 3-4 - Art Poétique, Petite Nébuleuse, l'Arche d'Enfance de Claude-Henri Rocquet

Oeuvre Poétique Complète, Tomes 3-4 - Art Poétique, Petite Nébuleuse, l'Arche d'Enfance de Claude-Henri Rocquet

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 7 avril 2021 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Le dernier tome de l'oeuvre poétique complète, qui rassemble textes poétiques et considérations sur la poésie

Cet épais volume achève la publication de l’œuvre poétique complète de Claude-Henri Rocquet qui, décédé en 2016, eut le temps de travailler avec l’éditeur Eoliennes à la composition des trois volumes (sans doute initialement prévus d’être quatre à la lecture du titre !) mais il n’eut pas le bonheur de les voir et les tenir dans ses mains. Aussi, il se dégage de ces textes la beauté poignante des œuvres publiées à titre posthume. L’ouvrage se conclut d’ailleurs avec des hommages à la mémoire du poète par son épouse Anne Fougère, par son éditeur Xavier Dandoy de Casabianca et par le dramaturge Jean-Luc Jeener, qui collabora avec Claude-Henri Rocquet au Théâtre du Nord-Ouest. Tous trois évoquent, avec des mots très personnels, le poète autant que le croyant. Le témoignage de Xavier Dandoy (qui fut l’élève de Claude-Henri Rocquet quand il était élève à l’ENSAD) est très touchant car il souligne, au-delà du lien d’estime et d’amitié, la nécessité ressentie d’un geste pour sauver l’œuvre poétique dispersée, comme si l’édition concrétisait un dévouement à une œuvre aimée.

Le tome 3, intitulé « Art poétique » contient les considérations de l’auteur sur la poésie et son rapport personnel à la poésie. Il s’ouvre sur un texte ancien publié en 1962, « Le mineur obstiné », qui date de la même époque que « Liminaires », le premier recueil de l’auteur (présent dans le tome I). Ce texte démontre que, dès son premier recueil, Claude-Henri Rocquet avait trouvé sa voix et sa voie. Sa définition de la poésie, énoncée alors qu’il a peine 30 ans, vaut pour tous les recueils à venir :

Je n'ose pas me dénommer poète. Mon activité poétique me semble trop épisodique, trop saisonnière, trop accidentelle… En état d'activité poétique, j'écris chaque jour un ou deux poèmes pendant quelques semaines. J'ai alors l'impression d'accomplir une exploration, de découvrir progressivement certaines de mes lois profondes, certaines lois profondément humaines. Chaque poème, s'il vaut dans l'instant, vaut moins que le mouvement dont il est un moment. Passé l'embrasement du poème, la flamme passe ailleurs (elle ne me semble laisser qu'une cendre ; elle reparaît dans la naissance d'un autre poème et ainsi de suite…). Quand tout s'est éteint, j'ai plus à faire à un monceau de cendres qu'à une lumière. Mais je suppose que la flamme n'est pas perdue, qu'il y a eu un travail souterrain… A vrai dire, la poésie pour moi depuis quelques temps, c'est peut-être avant tout une laborieuse, une imparfaite recherche spirituelle : le moyen de me déchiffrer, de me défricher ou plutôt d'atteindre à travers moi les vérités premières. Je cherche le dedans de l'expérience de vivre. Les traces de cette pérégrination, ce sont peut-être des poèmes.

Les textes suivants sont présentés comme un dialogue où Claude-Henri Rocquet répond à une question sur la poésie posée par Daniel Cunin en vue d’une publication sur le site « recoursaupoème ». En fait, il ne s’agit pas d’un dialogue car il n’y a pas d’échange entre les interlocuteurs ; avec une certaine emphase littéraire (peut-être excessive car, un peu comme dans les entretiens radiophoniques d'André Breton, elle cadenasse la spontanéité de parole et donne parfois à ces textes un air de – brillante - dissertation), l'auteur expose sa conception de l'écriture poétique, ses ressorts (l'image juste, l'analogie qui révèle ou invente des liens entre les choses), dévoile son rapport personnel à la poésie, ses lectures, ses interrogations sur le pouvoir des mots, décrit ses premiers essais enfantins d'écriture sur le couvercle d'une boîte de camembert, évoque ses amitiés et ses admirations. Il dessine le parcours d’une vie ponctuée de rencontres de hasard, souvent marquantes parfois décisives (comme celle avec Lanza del Vasto) dans la période de l’après-guerre puis de la guerre d'Algérie, et l’épanouissement de sa vocation d’écrivain, notamment avec la publication de ses premiers poèmes dans une revue, à Bordeaux. Rocquet détaille longuement sa double passion pour le théâtre et la peinture. Il manifeste d’ailleurs une conception très visuelle de l’écriture, comme le montre sa passion du livre en tant qu’objet et la précision de ses remarques sur la typographie (il assimile le travail du typographe à celui du coloriste) et, surtout, l’aveu d’une approche synesthésique des mots, où les voyelles apparaissent dotées d’une couleur spécifique. Comme Daniel Tammett (l'auteur de "Je suis né un jour bleu") voyant les chiffres en couleur et les combinant mentalement ainsi qu'on mélange des pigments sur une palette, Claude-Henri Rocquet visualise la couleur d'un mot à partir de la couleur et de la disposition des voyelles dans le mot. Pour lui, le poème « Voyelles » de Rimbaud (recopié in extenso dans le recueil en guise d’hommage) n’est pas métaphorique : il est à prendre au premier degré ! Claude-Henri Rocquet déclare même qu’il lui est déjà arrivé, dans l’écriture d’un poème, de choisir un mot plutôt qu’un autre en privilégiant le critère d’harmonie visuelle, plutôt que le sens ou la sonorité…

Le poète se sert des mots comme des couleurs le peintre. (…) Les mots, pour moi, depuis toujours, il me semble, ont leur couleur, qui est la voyelle, et sur laquelle agissent les consonnes. Cette couleur ne compte pas moins, quand j’écris, que la « musique » des mots, de leur voisinage. Mais cette musique est sensible à autrui, voire vérifiable ; la couleur des mots n’est sensible qu’à l’écrivain, et, personnelle, au lecteur. Peut-être le lecteur peut-il deviner, ressentir, qu’autre chose que l’oreille du poète et le sens gouverne l’écriture, l’aimante ? Ce n’est tout récemment que je me suis aperçu qu’une voyelle, le « a », peut être sombre ou claire selon tel ou tel mot. Les trois « a » de « falbalas » diffèrent de nuance. Le « a » de « fable » est d’une autre teinte, couleur, nuance, encore.

Claude-Henri Rocquet étant un poète profondément croyant (il a d’ailleurs choisi d’être chrétien orthodoxe pour vivre sa foi le plus intensément possible), Dieu, la Bible et la religion sont, outre le langage, des sujets récurrents des entretiens et Rocquet prend le temps d’insister longuement sur la différence entre la prière et un texte poétique, même d’inspiration biblique. Il achève d'ailleurs les entretiens en présentant et en analysant l'œuvre de deux poètes chrétiens aimés : Pierre Emmanuel et Jean Grosjean.

Le tome 4 rassemble deux recueils au ton très différent. Dans « Petite nébuleuse », Claude-Henri Rocquet livre en vrac une suite de pensées et de réflexions sur les mots et le langage, où se reflète son admiration de la langue française classique. S’y trouvent également de nombreux jeux de mots, oscillant entre le calembour potache (« propos zobscènes »), le double sens – parfois presque surréaliste - jouant sur les homophonies (« mensonge de la mort : elle porte une faux ») et les inventions verbales ("l'hivresse" pour évoquer la joie enfantine de la neige), la réflexion érudite sur les liens tissés entre les mots par l’étymologie et les pensées sur l’art d’écrire.

Ne méprise pas le jeu de mots saugrenu, la note béquillarde, la remarque lourdaude : hameçon parfois d’un surprenant poisson…

Le tome 4 s’achève avec « L’arche d’enfance », qui enchaîne deux suites de textes en forme de variations poétiques, respectivement inspirées par le Déluge et par le roi Salomon, et séparées par une longue analyse de l’auteur, qui aime se livrer à l’introspection et s’interroger sur lui-même et sur la genèse de ses textes.

Dans la première suite intitulée « Les cahiers du déluge », Rocquet imagine (avec des accents souvent émouvants et parfois troublants) que le déluge se produit aujourd’hui, dans notre société moderne capitaliste imbue de sa puissance et surprise de sa fragilité face à la brusque montée des flots que rien ne peut endiguer. Il donne la parole à Japhet, le plus jeune fils de Noé (simple artisan cordonnier, établi dans une petite ville de banlieue, mais choisi par Dieu pour que le monde puisse renaître), pour raconter la fin du monde et l’errance de l’arche, construite de bric et de broc et pourtant solide dans la nuit et la tempête. Le ton, poétique et juste, sans aucune emphase, au plus près des espoirs et des interrogations de Japhet, est intimiste et fait songer à Jean Grosjean, dont Claude-Henri Rocquet admirait l’art de composer et d’écrire. Le récit, qui confronte un évènement biblique avec notre monde contemporain, dévoile l'inanité de nos rêves de maîtrise et de domination du monde et dénonce notre incapacité à apprendre de nos erreurs : tout se répète et, à la fin, les hommes, avec une fièvre frénétique, reconstruisent Babel, sœur jumelle de nos mégapoles.

Ensuite, dans « L’enfance de Salomon », Claude-Henri Rocquet (un peu comme dans le recueil « L’auberge des vagues » publié dans le tome 1 des œuvres complètes) met en scène Salomon, évoque son enfance et sa vie, l’accomplissement de son destin voulu par Dieu… Le ton est très intimiste, sans aucune grandiloquence, et confronte l’homme – ici le plus grand roi de tous les temps, admiré de tous - à sa finitude.

Il est minuit et Salomon est seul dans les ténèbres de sa chambre pourpre. A peine une bougie qui brûle et fait bouger les ombres. Il ne dort pas. Le plus grand roi du monde est seul dans les ténèbres. Il est nu et ses bras enlacent ses genoux. Il a le front sur les genoux comme sur des galets. Il pourrait être Job si Dieu voulait, mais aurait-il le cœur et la force de Job ? Et la puissance n’est-elle pas une autre forme de fumier ? Et Salomon s’étonne : à cette heure noire de la nuit, il est seul, et nul ne pense au plus grand roi du monde, nul ne pense à lui. Il n’a pas plus d’importance pour les hommes qu’un fétu. Heure vraie ! aigüe ! que cette heure noire et nue.

Cette heure noire et nue, l’auteur l’a sans doute ressentie pour l’exprimer avec autant de gravité et d’acuité. Néanmoins, c’est la foi qui le guide dans cette obscurité, comme l’avoue le poème conclusif du recueil (intitulé « Ce que je crois ») qui se termine par des mots énoncés avec une ferveur simple et touchante, même pour un lecteur athée :

(…)
Et je crois encore selon l’Apocalyspe
Qu’après ce temps de félicité sur la terre
Passé le fossé d’un court désordre
Et le jugement universel devant les anges

Nous vivrons à jamais dans la lumière
Qu’au fond de notre cœur toujours nous avons reconnue pour nôtre

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