Pieronnelle

avatar 08/06/2018 @ 18:33:32
Tu m’as donné un nom, je crois bien que je suis le seul ici à en avoir un : «Schubert», je te l’ai entendu dire un jour, en chantonnant ; j’ai compris que j’aurais un statut particulier et j’ai pris mes aises à tel point que celui de Judée a faillit disparaître...Tu as protesté en disant que j’exagérais mais j’ai vu ton regard admiratif sur mes branches aux feuilles argentées qui se courbaient jusqu’au sol ; et puis tu t’es bien rendue compte que tu l’avais mis bien trop près de moi. Je t’ai fait un nid de fraîcheur pour me faire pardonner mon orgueil, tu as posé tes bras sur mon corps et j’ai senti ta chaleur me pénétrer. Tu m’as flatté en me disant que Schubert m’avait choisi pour composer un lied : Der Lindenbaum, Le tilleul, où l’homme fatigué vient se reposer au frais avant de continuer son Voyage d’hiver... J’ai senti que cette musique te touchait beaucoup et j’ai donné un frémissement à mes branches pour qu’elles te caressent un peu.
J’ai failli avoir un rude concurrent avec le grand cèdre de l’Himalaya mais j’ai bien senti qu’il n’était pas vraiment à l’aise dans son angle même orienté en plein nord ; et puis il est un peu raide et manque beaucoup de souplesse. Par contre, il a un avantage énorme, il reçoit en son faîte la grive musicienne, délogée cependant souvent par les merles bavards .
Par contre le Cerisier du japon a provoqué chez moi un peu de jalousie je l’avoue, et aussi de l’admiration mais bon, ses fleurs ne durent pas longtemps; au printemps une pluie de pétales roses recouvrent le sol pour former un tapis de toute beauté. J’ai beaucoup intimidé le petit érable argenté qui n’a pas osé grandir, je riais sous cape et en ai profité pour étendre un peu plus mes branches ; mais il a vite compris qu’il ne pourrait jamais rivaliser avec moi.
De l’autre côté du jardin, en face de moi, les fruitiers font l’objet de tes attentions surtout quand leurs branches croulent sous leurs fruits ; ça m’irrite un peu mais je comprends ; à l’automne les cageots se rempliront et je t’ai entendu te réjouir en parlant de confitures. Moi je ferai l’objet de ta cueillette pour les infusions apaisantes, comme moi...
J’en ai entendu des rires dans ce jardin et vu des jeux d’enfants. J’ai aussi entendu bourdonner cette machine qui fait un bruit horrible pour couper l’herbe surtout quand elle est haute au printemps. J’ai même vu un arbre, un énorme cerisier dans le jardin à côté, se casser en deux après la grande tempête . Moi j’ai vaillamment résisté, je sais me plier juste à la limite du raisonnable.
En dehors de ta présence qui est toujours pour moi une joie, ce que j’apprécie ce sont les oiseaux qui n’arrêtent pas de chanter. Dernièrement cependant, de magnifiques faisans aux plumes colorées viennent se réfugier sous mes branches et j’avoue que j’ai du mal à supporter leur cacophonie qui m’empêchent d’écouter le pinson et le rouge-gorge, la grive et les mésanges et surtout les colombes. L’autre jour un coucou est venu tout près pour voler un nid mais il s’est vite fait rembarrer !
Là où je suis je ne peux pas vraiment voir ta maison, ça m’attriste un peu mais d’un autre côté je suis tellement en paix ! Enfin si, je vois le toit, mais surtout j’ai une vue imprenable du haut de ma cime sur le paysage alentour ; et quel paysage ! Le grand champ qui ondule en été, strié des roues de l’immense machine aux bras articulés, rejoint le rû qui serpente le long des bois .
Ce que tu ne sais pas c’est que tous les jours j’ai de grandes discussions avec mes amis les chênes, les hêtres, les bouleaux et aussi bien d’autres encore dont le murmure essaie de s’imposer face aux grandes voix des géants des bois. Quand le soir tombe, que le voile noir s’étend lentement, une grande paix qui ressemble à de la joie m’envahit et je me repose enfin bercé par les cris des oiseaux de nuit...
Dans le jardin, j’aperçois plus loin un marronnier qui a mis du temps à s’habituer ; je m’amuse à penser qu’il était peut-être jaloux de moi...mais je me suis régalé à regarder les marrons tomber et les enfants s’écrier en les ramassant.
Depuis quelques temps je vois la couronne d’un noyer s’élever de plus en plus et je crains qu’il ne me dépasse ; mais je t’ai entendu dire que jamais un autre arbre ne pourra avoir une forme aussi belle que la mienne et ça me rassure. J’ai perçu cependant comme une pointe de tristesse dans ta voix et je commence à m’inquiéter ; je sens qu’il se passe quelque chose qui n’a pas encore été très bien formulée. Hier tu es venue près de moi et tu as de nouveau caressé mon tronc grand, fort et lisse ; tu as murmuré des paroles que je n’ai pas vraiment comprises et j’ai senti ton désarroi. Tu es repartie en baissant la tête....

Je crois bien avoir compris...tu es souvent partie mais toujours revenue et là il semble que tu vas devoir me quitter pour toujours ; j’en ai les racines qui tremblent. Même si je sais que je fais partie de toute la nature je me suis senti souvent presque un humain et je suis sûr que toi tu t’es sentie arbre, il y a eu quelque chose de fusionnel entre nous.

J’appréhende le moment où tu viendras te reposer pour une dernière fois sous mes longues branches parfumées ; je sais que tu me chanteras Der Lindenbaum de Schubert et tu pourras , je l’espère, continuer ton voyage... sans moi.

https://youtu.be/E5ikYI-raGs

Darius
avatar 13/06/2018 @ 12:49:47
Coucou Pieronnelle, enfin je prends le temps de vous lire.. tout le monde a l'air très occupé ..

Tous les arbres sont passés en revue, tu dois en avoir un joli jardin.. ! Mais ton préféré, c'est le tilleul qui te donne ces tisanes apaisantes.. J'ai repéré celui de Judée ? (est ce aussi un tilleul ?) le grand cèdre de l'Himalaya qui abrite la grive musicienne et les merles bavards,.. .. le cerisier du Japon aux fleurs trop éphémères, le petit érable timide, les arbres fruitiers, objet de tous les soins,.. le chêne, le hêtre, le bouleau, le marronnier, le noyer....et puis cette foule d'oiseaux, rouge gorge, coucou jusqu'aux faisans qui jacassent...

Belle finale où le tilleul qui a une âme, sent que sa maitresse va le quitter bientôt..

Bravo !

Pierrot
avatar 14/06/2018 @ 21:08:03
J'ai plaqué mon chêne
Comme un saligaud,
Mon copain le chêne,
Mon alter ego,
On était du même bois
Un peu rustique, un peu brut,
Dont on fait n'importe quoi
Sauf naturell'ment les flûtes...
J'ai maint'nant des frênes,
Des arbres de Judée,
Tous de bonne graine,
De haute futaie...
Mais, toi, tu manque' à l'appel,
Ma vieill' branche de campagne,
Mon seul arbre de Noël,
Mon mât de cocagne !
Et en plus Schubert…

Quel charme .

Pieronnelle

avatar 12/07/2018 @ 11:46:58
Un grand merci à vous deux !
Pierrot, flattee de cette évocation de la belle chanson de Brassens !

Lobe
avatar 18/07/2018 @ 10:06:44
Un peu comme dans le parc de Fd (http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…), une belle brochette d'arbres est réunie ici.
De grands noms, de grandes tiges qui se jaugent, s'évaluent, se reluquent.
Et voit les petits d'hommes évoluer dessous, le nez en l'air ou l'air soucieux.
Ce qu'on doit être pénibles, avec notre mouvement, nos bruits, nos labeurs!
Devant ce végétal qui doucement doucement sédimente carbone et nutriments pour grandir, grossir, se hisser.
Deux formes de vie, si radicalement différentes, qui vivent l'une avec l'autre, parfois, comme ici, en harmonie.

Tistou 23/08/2018 @ 16:13:40
J'ai le même amour pour les arbres, ces beaux êtres à côté desquels on passe sans prêter attention. Et ton chouchou est donc un tilleul ? Il y en a de très beaux - et rafraichissants - dans ce beau département qu'est la Drôme. Il n'y en a pas que là bien sûr mais certains de là-bas me laissent un souvenir ineffable ...
C'est fou comme les arbres sont représentatifs des contrées qui les hébergent. Et sur ce plan, un pays tempéré comme la France est royalement servi ; entre les chênes, les fayards (c'est ainsi qu'on nomme les hêtres par chez moi), les tilleuls, les marronniers, les divers pins, les sapins, ... nous sommes gâtés. Gâtés par exemple par rapport au Maroc où les arbres qui me reviennent en mémoire sont les rabougris chênes-liège, les arganiers qui hébergent les chèvres montées dessus pour leur manger les feuilles et, ah oui quand même, les majestueux cèdres dans le Moyen-Atlas, ou d'autres pays méditerranéens. Canada et USA, pour leurs parties montagneuses, Rocheuses ou Appalaches (ou assimilés), ont de superbes fûts de pins (cf la rainy forest sur la côte Pacifique) mais moins de diversité me semble-t-il ?
Mais que dire des pays tropicaux ou équatoriaux ? Extravagances, exubérances, comme le climat dans lequel ils vivent ces banyans ou autres monstres végétaux ...
Oui, nous avons de la chance en France pour ce qui est des arbres ...
Et donc Pieronnelle en est consciente et abrite nombre de ces individus. Par contre ce n'est pas bien de jeter le trouble chez ces êtres immobiles !
Beau texte qui parle aux amoureux des arbres. Si quelqu'un peut sauver la planète, ça sera peut-être eux ?

Fd
avatar 24/08/2018 @ 17:06:56
C'est beau, très musical, plein de détails vécus par toi, par moi, par beaucoup d'autres. En te lisant j'en avais les larmes aux yeux tant j'aime les arbres.

Oui Tistou, les arbres sont une des clés de la sauvegarde de notre planète, donc de la notre; nous devons les y aider ...

Magicite
avatar 20/09/2018 @ 21:08:58
salut,
waouh l'humour est bien trouvé et jamais lassant. Une rencontre entre l'homme et les arbres avec la jalousie entre. Le cerisier j'ai une grosse déception avec eux, pas assez vif cette année et les oiseaux m'ont pas mal devancés, faudrait que je chouchoute aussi un peu car les ronces sont par trop envahissantes. Tout ça pour dire que le texte m'a prit, on y était dans la pensée de cet arbre et tant mieux si:
je suis sûr que toi tu t’es sentie arbre

car c'est un besoin par les branches et ramilles, les feuilles et les aiguilles, jusqu'au profondes racines et qui retiennent la terre autant que la terre se retienne à elle.. de penser un peu aux arbres et comme les arbres.

Pieronnelle

avatar 28/10/2023 @ 10:00:24
Tiens voilà ma petite contribution sur et pour les arbres

https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Spirit
avatar 29/10/2023 @ 10:59:49
Formidable texte qui emenne le lecteur en une jolie promenade auprès des arbres. J'aime moi aussi beaucoup les arbres, ce sont nos ancres dans la terres. Ils nous accompagnent au fil de notre vie jusqu'à ce que...Ma grand mére qui nous a quitté il y a un bout de temps c'est faites incinerer et comme elle n'aimait pas la mère je ne savais ou mettres ses cendres et puis au bout de deux ans ma femme et moi avons décidés d'aller là ou elle était née et nous avons fait des tours et des détours jusqu'à trouver l'endroit un verger. J'ai déposé au pied de caque pommier un peu de ses cendres et quand je pense aux arbres je pense un peu à elle.
Merci pour ce doux voyage.

Pieronnelle

avatar 29/10/2023 @ 12:22:24
Formidable texte qui emenne le lecteur en une jolie promenade auprès des arbres. J'aime moi aussi beaucoup les arbres, ce sont nos ancres dans la terres. Ils nous accompagnent au fil de notre vie jusqu'à ce que...Ma grand mére qui nous a quitté il y a un bout de temps c'est faites incinerer et comme elle n'aimait pas la mère je ne savais ou mettres ses cendres et puis au bout de deux ans ma femme et moi avons décidés d'aller là ou elle était née et nous avons fait des tours et des détours jusqu'à trouver l'endroit un verger. J'ai déposé au pied de caque pommier un peu de ses cendres et quand je pense aux arbres je pense un peu à elle.
Merci pour ce doux voyage.

Ah merci ! C'est trés beau ce geste que vous avez eu pour déposer les cendres de ta grand-mère...moi je ne pourrai jamais me résoudre à me faire incinerer mais ça me plairait bien d'avoir aussi un petit arbre comme un rosier à la place d'une dalle avec des plantes comme un mini jardin...mais ça demande une présence permanente pour entretenir et je peux pas imposer ça, dommage...

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