Le gai ecclésiaste : Regards sur l'art de Andreï Vieru

Le gai ecclésiaste : Regards sur l'art de Andreï Vieru

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Arts, loisir, vie pratique => Musique , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Eric Eliès, le 18 mai 2012 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 7 étoiles
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Recueil d'essais inclassables, allant du génial au n'importe-quoi...

« Le gai Ecclésiaste » rassemble une collection d’essais, parfois forts brefs, écrits par Andreï Vieru, pianiste roumain qui est établi en France depuis une vingtaine d’années. Néanmoins, même si la musique constitue un thème essentiel et majeur du recueil, les essais sont nombreux et portent sur des sujets variés, de la littérature à la psychanalyse en passant par les mathématiques.

En fait, ce recueil donne le sentiment d’un chaos méticuleusement organisé. Il commence par une suite de portraits et de témoignages d’admiration sur des auteurs et des musiciens, qui permettent à l’auteur (qui possède de toute évidence une vaste culture et une très grande intelligence, ainsi qu'un sens de l'humour fin et caustique) de méditer sur la civilisation et de formuler des considérations extrêmement subtiles, à la fois pertinentes et impertinentes, sur l’art et son évolution au cours du XXème siècle. Vieru est parfois difficile à suivre car il aime les digressions et les apartés, ainsi que les mathématiques, auxquelles il fait souvent allusion ; néanmoins, le lire est à la fois un très grand plaisir et une vraie stimulation intellectuelle. Puis, vers la moitié du recueil, se produit une première rupture, dont la radicalité m’a fait penser à celle de « Villa Vortex » de Maurice G Dantec (nota : j'ai fait une critique éclair pour CL de ce roman, qui partage par ailleurs avec les essais de Vieru un rejet, voire un dégoût, de la société de consommation et une sorte de volonté obsessionnelle de décryptage). Vieru se met soudain à écrire comme s’il ressassait un thème essentiel pour lui, sans se soucier le moins du monde de la capacité du lecteur à le suivre.
Peut-être aussi pour démontrer sa totale indépendance vis-à-vis du lecteur, Vieru, juste après avoir encensé la liberté d’esprit de Salinger et son attitude méprisante vis-à-vis du succès public, assène coup sur coup deux essais mathématiques très denses (je m’étonne que l’éditeur ait accepté !). Ayant plutôt bien réussi mes années de classe prépa (maths sup / maths spé), je ne pense pas être « mathématiquement ignare » or j’ai été largué dès les premières lignes. Vieru semble être un amateur de très haut niveau en mathématiques (et un génie précoce : il écrit qu’il a, dans son adolescence, découvert tout seul le petit théorème de Fermat !!!) et consacre de nombreuses pages aux constantes de Feigenbaum et aux modèles chaotiques par itérations successives (en étudiant différents types d’itérateurs) et aux attracteurs, allant jusqu’à proposer la reformulation d’un théorème récent et à proposer des axes d’étude à la recherche mathématique !!! Je ne pense pas qu’un lecteur sur 10 000 soit capable de suivre l’exposé de Vieru…

Ensuite, et c’est une nouvelle rupture dans le livre pour les lecteurs qui n’auraient pas renoncé à poursuivre plus avant, Vieru enchaîne sans transition sur une présentation très élogieuse de l’essai « Le risque de penser », livre iconoclaste de Terente Robert qui est un philosophe roumain que Viéru semble fortement apprécier mais qui est à ma connaissance totalement inconnu (du moins en France). Térente Robert ambitionne ni plus ni moins de surmonter les divergences entre les différentes écoles de la psychanalyse et d’en repenser les fondements. Il propose de nouveaux concepts : les sub-ego, qui sont au nombre de 4 (intitulés « gardien », « auteur », « metteur en scène » et « acteur ») et qui produisent la pensée en inter-agissant avec le Moi. Chacun d’entre eux pouvant être « fort » ou « faible », les sub-ego, par déclinaison des différentes configurations possibles, peuvent engendrer 16 types de pensée qui constituent en quelque sorte des archétypes (cf sur CL la critique de Saule et la mienne sur « Dialectique du moi et de l’inconscient » par Jung). J’avoue que je n’ai pas du tout été convaincu par les arguments présentés, qui servent néanmoins de support aux derniers essais de Vieru…

Néanmoins, pour éviter de conclure de manière trop négative sur cet essai qui reste, malgré ses défauts, très intéressant, je veux insister sur la première partie, constitué de portraits de musiciens et d’écrivains. Ces textes, qui constituent une grosse moitié de l’ouvrage, ont pour la plupart été précédemment publiés, entre 2001 et 2006, par la NRF. Vieru y démontre un fort attachement à l’indépendance d’esprit et à la liberté créatrice de l’auteur, qui doit créer dans l’ombre sans chercher à poser par rapport à la société, y compris par rapport à son public. L’innovation, l’originalité, etc. ne sont que des conséquences de l’authenticité, lorsqu’elle est le fait d’un génie (très rares), et ne doivent pas être des objectifs en soi de la démarche créatrice, qui sinon s’entache de rhétorique (d’où l’inflation des discours explicatifs et de l’art conceptuel….). Quelle que soit l’époque, l’art contemporain ou d’avant-garde (Vieru écorne notamment les surréalistes et John Cage) n’est souvent qu’un art en positionnement par rapport aux autres artistes ou en réaction par rapport aux attentes du public, que ce soit pour les flatter ou pour les violenter. Pour cette raison, Vieru taxe Cioran (qu’il aime néanmoins et qu’il a fréquenté) d’hypocrite car il était sensible aux réactions de ses lecteurs à la manifestation de son pessimisme et de son nihilisme. De même, l’engagement intellectuel des auteurs qui souhaitent mettre leur art au service d’une cause se transforme inévitablement en rhétorique militante, qui consume le génie artistique même si la cause est noble. Pour Vieru, qui compare souvent les impacts négatifs pour la création de la censure brutale et vulgaire du communisme (qu’il a connu et dénonce même s’il se déclare, dans une digression, foncièrement communiste) et du consumérisme versatile de l’Occident, c’est la peur qui explique le génie particulier de certains créateurs soumis à la dictature communiste (ex Chostakovitch), qui s’est cristallisée dans leur œuvre et l’ont empêché de devenir rhétorique tandis qu’en Occident, sans doute sous l’effet d’une liberté excessive qui a permis une profusion d’œuvres, c’est l’esprit de salon, le maniérisme, la virtuosité dans le second degré et la recherche du succès public qui orientent la création. Or le succès ne signifie rien : à la fin du concert, les applaudissements ne sont qu’une ineptie mettant mal à l’aise les vrais artistes, qui jouent pour la musique et non pour le public. Pour Viéru, les vrais artistes sont, tels Anatol Viéru (le père de l’auteur, qui admet avec humour la partialité de son appréciation), Glenn Gould, Miles Davis, Ambrose Bierce (fréquemment cité) ou (et surtout ! car il est celui qu’il encense le plus) J.D. Salinger, des solitaires qui composent ou écrivent selon leur ego, sans se soucier des gens, des modes et des courants artistiques…

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Les éditions

  • Le gai Ecclésiaste [Texte imprimé] Andreï Vieru
    de Vieru, Andreï
    Seuil / Réflexion (Paris. 2007)
    ISBN : 9782020907712 ; 14,62 € ; 04/01/2007 ; 264 p. ; Broché
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  sur la musique 9 Eric Eliès 15 juin 2012 @ 00:53

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