Bartleby chez Marguerite Duras

Yann Lemée, rebaptisé Yann Andréa par Marguerite Duras, fut le dernier compagnon de l’écrivaine seize ans durant, jusqu’à la mort de Duras en 1996. Beaucoup d’alcool, des crises de jalousie terribles pour elle, des révoltes muettes en forme de fugues de quelques jours pour lui. Mais impossible de se séparer finalement, malgré les trente-huit ans d’écart d’âge, l’homosexualité de Yann, les insultes (‘pauvre pédé inutile’ entre autres) et le caractère tyrannique de Duras.

Le cadavre de Yann sera retrouvé un jour de juillet 2014 dans le petit studio parisien légué en usufruit par Duras. L’odeur de cadavre finit par alerter les voisins. Des années que plus personne n’avait de nouvelles de lui. Le studio était jonché de bouteilles et de détritus, dans un état de saleté repoussant. Et sur le lit qu’il ne quittait plus depuis des années, le cadavre de Yann, ce Bartleby moderne qui préféra toujours ‘ne pas’ et se laissa mourir sans aucune résistance.

On apprend que Yann fut l’amant de Roland Barthes durant plusieurs années, ceci expliquant sans doute la haine féroce que lui voua Duras jusqu’au bout. Les nuits passées par Duras dans les quartiers de drague homosexuelle parisiens pour chercher Yann et le ramener manu militari à la maison. La famille gravement déstructurée de Yann, une fratrie de six enfants, certains suivant la mère après le divorce, d’autres le père, d’autres encore envoyés à l’orphelinat. Et la mort prématurée de la plupart d’entre eux, dont Yann à 61 ans. Mais aussi la guerre menée par le fils unique de Duras devant les tribunaux pour faire annuler les quelques prérogatives léguées à Yann.

Cet homme, Yann, fragile, malheureux à l’école, malheureux en famille, malheureux de son homosexualité, étudiant aux études jamais achevées, a trouvé en Duras un chêne auquel s’arrimer. Une femme puissante, Duras, très sûre d’elle, célèbre, riche, qui l’a reconnu, lui l’invisible, comme un possible scribe totalement dévoué à sa cause. Alors emprise ou sauvetage d’un Yann bien décidé à ‘être comme n’étant pas’ ? Une chose est sûre, les seize années passées avec Duras, à son service devrait-on dire, resteront les seules durant lesquelles Yann s’est senti réellement vivant.

Je suis prise d’un rire nerveux devant certaines phrases définitives de Duras, comme ‘Vous ne désirez que moi.’ à Yann adressée. Avec un point final derrière le moi, notez bien, pas un point d’interrogation. Ca ressemble à l’injonction d’un hypnotiseur pervers, mais non, c’est du Duras. Le narcissisme et l’assurance d’airain de cette écrivaine sont impressionnants. Aucune critique ne l’entamait, jamais (Pierre Desproges : ‘Duras n’a pas qu’écrit des conneries, elle en a filmées aussi’). ‘Sublime, forcément sublime’, toujours.

Et pourtant, et pourtant… La même Duras était capable de phrases remarquablement fines et intuitives sur maints sujets. Petit florilège de mon choix  :

- Je n’ai jamais écrit, croyant le faire. Je n’ai jamais aimé, croyant aimer. Je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée.

- L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l’espace, leur silencieuse indifférence à l’endroit de votre malheur. – On boit parce que Dieu n’existe pas.

- C’est empoisonné une famille. C’est empoisonné par les préférences, inévitables, qui font le malheur de certains enfants. La préférence native de la mère pour certains enfants, les plus flatteurs dit-on.

- Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter.

Il faut sans doute beaucoup aimer Duras pour la supporter, mais elle en vaut la peine. Yann Andréa n’a pas su vivre après elle.

• 

  Yann dans la nuit [Texte imprimé], récit Julie Brafman

  de Brafman, Julie
  Flammarion
  ISBN : 9782080490292 ; 21,00 € ; 20/08/2025 ; 336 p. Broché

  Go Amazon