La Dérive des sentiments de Bernard Caprasse

La Dérive des sentiments de Bernard Caprasse

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Saigneur de Guerre, le 11 juin 2022 (Inscrit le 11 juin 2022, 65 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 084ème position).
Visites : 1 332 

Une saga familiale riche en sentiments et en coups de théâtre

Belgique. Printemps 1919.

Il était une fois un gentleman-farmer de la noblesse belge qui, du fond de ses Ardennes, prenait plaisir à voir ses arbres pousser. Un jour, il fut amené à se rendre à Bruxelles, dans un hôtel particulier dessiné par Horta, en vue d’acheter à des nouveaux-riches un petit lopin de terre dont ceux-ci tenaient à se débarrasser car ils n’avaient guère envie d’attendre vingt ans pour le voir leur rapporter quelque menue monnaie.
Dans leur immense bonté, ce couple de grands bourgeois, à la fortune exagérément importante mais à l’éducation restreinte, avait pris à son service, en qualité de domestique, la comtesse Valensky qui avait fui les bolchéviques. Aussitôt qu’il la vit, le chevalier Jean de Sterpigny en fut bouleversé tant elle irradiait d’une classe, écrasant, et de loin, le peu de prestance de ses patrons. Jean en tomba immédiatement amoureux. Il se donna les moyens de croiser sa route et de lier connaissance. La comtesse en exil eut pour le chevalier les mêmes sentiments amoureux pleinement partagés. Un mariage s’en suivit. Sur les terres du chevalier, et notamment dans le village de Sterpigny, la comtesse sut immédiatement se faire apprécier par les habitants de la contrée. Elle convainquit son époux, notamment, de financer la construction d’une salle capable d’accueillir les fêtes de village. Ce ne fut point là chose aisée car son époux avait un côté très économe qu’on aurait pu qualifier de pingre…

Octobre 1921.

La comtesse était enceinte et le chevalier se réjouissait de voir ainsi sa famille adorée bientôt s’agrandir. Hélas, l’accouchement se passa fort mal et l’ami médecin appelé à la rescousse ne put arrêter l’hémorragie qui fit passer la belle et généreuse dame de vie à trépas. L’enfant put être sauvé. C’était une petite fille… malformée ! Elle avait un pied bot !

Critique :

J’avais adoré « Le cahier orange » de Bernard Caprasse et j’attendais avec impatience un nouvel opus. Le voici donc. Cette fois, les événements ne se déroulent pas pendant la guerre mais au sortir de celle-ci. La Grande Guerre en l’occurrence. Mais le récit se poursuivra bien au-delà sur quatre générations.

L’histoire de cette enfant, « cause » de la mort de sa mère, handicapée et rejetée par son père est bouleversante, mais pas larmoyante. La petite fut confiée à une fermière, madame Lescrenier, qui allait l’élever aux côtés de sa propre fille. Le chevalier dédommageait largement le couple de fermiers et verserait l’argent nécessaire à l’éducation de sa fille, mais ne chercherait jamais à la voir et lorsqu’il croisait la paysanne avec le landau contenant son enfant, il détournait la tête avec dégout.
Un an après le décès de la comtesse, la généreuse paysanne jugea que ce cirque avait assez duré et se présenta chez le chevalier avec l’enfant pour qu’il la reprenne. Jean de Sterpigny était perdu qu’allait-il faire de cette enfant ? Un accord fut conclu. Chaque semaine, madame Lescrenier se présenterait au château avec Héloïse et promit au seigneur du lieu que sa fille l’aimerait…
Ce n’est là que le début d’une saga familiale qui connaîtra d’autres protagonistes, d’autres mésaventures… Et une fin… Très intéressante…
Je m’en voudrais de divulgâcher la suite de ce récit très riche en péripéties où l’auteur dévoile le contenu des âmes humaines dans ce qu’elles ont de plus noble mais aussi de plus laid. Pourtant, je crève d’envie de vous raconter cette histoire qu’il vaut mieux commencer à lire au petit matin dans un endroit tranquille car, être interrompu, cela pourrait vous mettre de fort méchante humeur tant le récit concocté par monsieur Caprasse est addictif et riche en sentiments. Je l’ai lue d’une seule traite, en m’accordant une vingtaine d’heures de réflexion avant de rédiger mon petit laïus pour tenter de vous convaincre de lire cette histoire. Cela fait un petit temps que je n’avais pas lu sans discontinuer un roman de plusieurs centaines de pages.

Que ceux qui pensent que l’on a là un roman régionaliste parce qu’il se passe, en grande partie mais pas que, à la campagne dans un des coins les plus reculés et les moins peuplés de Belgique sachent qu’ils s’enfoncent le doigt dans l’œil jusqu’au gros orteil ! Oui, ce roman est situé dans un contexte géographique belge et, non pas dans une, mais dans des époques, il n’en reste pas moins universel. Monsieur Bernard Caprasse prouve qu’il est un très grand auteur.

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Saga familiale ardennaise

8 étoiles

Critique de Catinus (Liège, Inscrit le 28 février 2003, 72 ans) - 21 juillet 2022

« Ceci est mon testament
- Ma fille Héloïse de Sterpigny, née le 15 octobre 1922 à Sterpigny, commune de Cherain, domiciliée à Sterpigny
- Mon petit-fils Bertrand Taverneux, né le 11 février 1949 à Sterpigny, commune de Cherain, domicilié à Sterpigny
- Louis Taverneux, domicilié à Cherapont, commune de Limerlé
Avant que le contenu n’en soit détaillé, je souhaite vous confier ce qui suit
(…)
Signé, le Chevalier Jean de Sterpigny »
Voilà, les principaux personnages sont présentés. Il reste cependant Charlotte Lasti, médecin-militante. Une saga familiale rondement décrite. Elle se lit quasiment d’une seule traite (bon elle compte tout de même 380 pages). Georges Simenon l’a dit tant de fois : « Nous vivons avec des êtres qui nous sont chers mais nous ne le connaissons pas. » C’est le cas ici où, jusqu’au bout, il restera des non-dits terribles …
Cet excellent roman nous emmène sur le haut plateau ardennais : Gouvy, Bastogne, le Grand-Duché ; également à Bruxelles, plus loin encore au-delà des océans. A signaler quelques lignes sur la maison de repos à Provedroux (Vielsam), sur le collège Saint-Roch à Ferrières bien que le nom n’y soit pas mentionné.
Bernard Caprasse est né à Vielsalm en 1949 ; avocat, il fut gouverneur de la province de Luxembourg de 1996 à 2016.

Dans ma déjà longue vie, je dois avoir lu plus de 1000 romans. A part un seul d’entre eux où le village est subrepticement cité, aucun ne mentionne le nom de Gouvy - je parle bien de fictions et pas de documentaires comme par exemple tout ce qui concerne les tragédies de la seconde guerre mondiale -. Avec cette « Dérive des sentiments », nous sommes gâtés. Rien que pour cela, ce livre doit être hautement salué !

Extraits :

- Non sans dérision, Jean de Sterpigny se définissait comme un hobereau rivé à ses terres. Son manoir se situait en contrebas du village. Un quadrilatère imposant, fait de moellons enduits et blanchis à la chaux, qui s’ouvrait sur une vaste cour intérieure. Son ancêtre Gaëtan de Sterpigny l’avait, en 1606, doté d’une tour d’angle permettant de surveiller les chemins qui se croisaient à proximité, et, presqu’à l’abri des regards, d’une échauguette à l’usage prosaïque. Elle abritait des latrines.

- La foire de Gouvy, en ce mois d’août 1946, s’était terminée dans l’euphorie. Les trois cents bêtes « de bonne qualité et bon marché » selon les affiches avaient changé de mains. Aucun rebut. Les buvettes installées sur la place en cendrée, en face du quai de la gare, se remplissaient de curieux et de marchands satisfaits. Dans ce décor masculin, quelques fermières des environs vendaient des poules, des œufs, des jambons fumés. Proche du marché, des maisons en ruines rappelaient les années de guerre. Personne n’y prêtait attention. Oublier la tragédie, reconstruire, manger plus qu’à sa faim, boire, danser, jouir. Renouer avec les excès. Une fièvre enfin permise par la prospérité pressentie des années à venir.

- Louis reprit l’autorail, familièrement appelée « la trottinette », qui reliait les gares de Trois-Ponts et de Gouvy. De quoi admirer la vallée de la Salm, deviner quelques villages et méditer.

- Il laissa ses maigres scrupules sur le quai de la gare de Gouvy. C’est ainsi que naquit un conquérant.

- Son père, Louis Taverneux, monnaya sa naissance auprès du Chevalier. Il obtint de quoi faire construire une villa cossue sur les hauteurs de Cherapont. La propriété s’étendrait en terrasses aménagées jusqu’au fond de la vallée. Un étang, assez vaste pour qu’il le nommât un lac, achèverait de marquer sa réussite naissance dans le paysage.

- La hantise de terminer vieille fille rôdait. Le célibat subi, à moins d’être veuve, se vivait comme expiation de tares affectant le physique ou le caractère. Il convenait de se marier jeune, de faire des enfants dans la vigueur des années fertiles. Pauvres femmes que l’amour dédaignait, elles traversaient l’existence, le dos accablé de propos compatissants, ironiques ou méchants. Le mal n’épargnait ni les dames de la noblesse ni les bourgeoises auxquelles leur milieu réservait des commentaires d’une cruauté ciselée.

- Bertrand lui raconta comment les vieux villageois ajoutaient encore de la chicorée à leur café moulu. Un souci d’économie, avatar de la guerre.

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