A la poésie blessée par balles de Ar Guens Jean Mary

A la poésie blessée par balles de Ar Guens Jean Mary

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par El Gabal, le 10 janvier 2022 (Strasbourg, Inscrit le 10 janvier 2022, 35 ans)
La note : 10 étoiles
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"La poésie c’est de l’énergie congelée."

« À LA POÉSIE BLESSÉE PAR BALLES », couverte des stigmates qui attestent de la violence de ses luttes passées et présentes, noire comme le sont les racines injustement arrachées à la terre, et rouge du sang coulant du front de tous les ancêtres tapis dans l'ombre ; poésie marquée au fer et offerte en martyre à un monde qui se flatte d’accroître toujours plus le règne de l'arbitraire et de la servitude, Ar Guens offre un baume guérisseur qui lui permet non seulement de se relever, mais aussi de riposter face à tous les tirs qu'elle essuie. Alors qu'au son de cet « opéra funèbre » rythmé par « la symphonie des canons », la Lune elle-même se détache du ciel pour venir heurter le sol de notre terre :

« J'attends que la nuit tombe pour ramasser la lune »

Le poète, parce qu'il sait que sa révolte est le seul feu que l'on attise à force de trop vouloir l'éteindre, s'arme de ses « neuf mille folies de vivre » pour remuer et « brasser le mortier des magmas politiques » qui fait que le monde en son entier est devenu la proie des flammes. Tout en « jetant ses mains au tranchant du réel », le poète proclame que « vivre ne suffit plus » au risque de transformer la vie en une fausse copie : « Vivre est un plagiat ». Face au tribunal de l'histoire, le poète est conduit « à la barre des accusés » et sa « gorge est pleine » non pas d'un venin vengeur, mais de toutes les vérités que ce monde n'est pas prêt à entendre ou qu'il préfère étouffer. Car si le temps lui-même porte les traces de cette dévastation : « je fais corps avec les heures de ruine », il reste encore au poète cette « espérance de vie », qui le démembre avec la force d'un rite chamanique ou d'une orgie dionysiaque, pour « kidnapper » sa propre « mort », et ainsi lui laisser suffisamment de temps encore pour œuvrer.
Très vite, le poète se sent gagné par le désir et l'urgence de rendre hommage à tous ceux, vivants ou morts, qui subissent ou ont subi l'injustice. Ainsi de cet « accidenté sur la route Nationale #1 » ou de toutes ces « victimes de la violence policière », et même « les cadavres retrouvés à Saline en novembre 2018 », pour qui le poète élève des hymnes funèbres qui permettent aux âmes des défunts, et à toutes celles que ces pertes ont blessées et meurtries, peut-être à jamais, de trouver un peu de paix. Le poète partage même une partie de leur voyage :

« on survole nos divinités en chute libre afin de nous écraser contre la terre de l'infini »

Psychopompe, le poète guide les âmes jusque dans le royaume des morts et leur promet qu'une partie d'eux-mêmes continuera à exister dans notre monde, et ce même jusque dans nos « os » dont elle forme le « calcium » ainsi que dans nos cellules où retentit le « cri de l'ADN ».
Mais ce temps sacré du deuil ne détourne pas pour autant le poète de son désir d'agir dans le monde. Très vite, il redevient ce « rebelle » sensible à cette misère insupportable qui contraint les femmes, parfois très (trop) jeunes, et même les jeunes garçons, à subir la loi de « ceux qui ne s'endettent jamais d'amour », « car le sexe garde toujours la monnaie ». Chronique d'une île gangrenée par la misère, la délinquance, la violence, la prostitution et où la nuit elle-même est contrainte de venir en « M-16 ». Chronique d'une île livrée à un pouvoir despotique et corrompu qui affame son peuple et qui réprime sa révolte faisant que « le désastre s'inscrit au cours/ de la liberté des coups de feu ».
Mais loin de se résigner, le poète s'associent « à ceux et celles qui épousent la délinquance artistique. » En temps de paix comme en temps de guerre, la poésie a en effet le devoir de défier tout pouvoir en place, quitte à passer pour cette sublime délinquante dont « les métaphores s'appuient/à la gâchette des mots ». Chantre lui-même du slam et du rap, Ar Guens ne renie rien de ses influences musicales et notamment celle du rap dit conscient. Outre que ses poèmes sont tout entier portés par la musicalité propre à ceux qui font danser et hurler les mots, on ressent trace de l'impact de quelques grands noms du Hip/Hop et du Rap, tous unis par le souci de dénoncer le déclassement social, les abus du pouvoir politique, la logique capitaliste qui régit le
« star-system » et qui parvient à corrompre souvent mêmes les plus indociles, et le reniement de cet « esprit de délinquance » qui naît toujours d'un refus d'appartenir à un monde qui aliène et dépossède les êtres d'eux-mêmes.
Le monde, nous dit aussi Ar Guens, sue et pue à force de s'agiter sur la scène de son spectacle obscène et artificiel : Jésus lui-même, en qui le poète continue à avoir foi et qu'il « descend de sa croix/pour aller boire du saké », est convié à un talk-show ; car à l'heure de la marchandisation des arts et du sacré, même les dieux se travestissent et font le choix de se corrompre pour séduire et divertir.

Julien Miavril

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