Si près de l'aurore de Daniel Charneux

Si près de l'aurore de Daniel Charneux

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Kinbote, le 6 mars 2019 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 10 étoiles
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99 NUANCES DE JANE GREY

Le dernier roman de Daniel Charneux nous plonge en l’automne 1537 dans les environs de Londres pour la naissance, à une semaine d’intervalle, d’Edouard VI, fils d’Henri VIII, et de Jane Grey, sa cousine, qui, une dizaine d’années plus tard, vont se succéder pour des périodes brèves sur le trône d’Angleterre.

L’auteur prend soin d’inscrire cette biographie dans le cours de l’histoire d’Angleterre car il remonte jusqu’à un siècle plus tôt, à la naissance d’Elisabeth Woodville, la première ancêtre de Jane à avoir été reine (consort d’Angleterre), pour montrer que ce qui se joue sur la scène du temps présent a pris naissance bien avant.

L’histoire de Jane Grey est de celles qui requièrent pareilles errances, car cette vie s’imbrique étroitement à la chronique de son pays, aux remous qui l’agitaient en ce temps-là, particulièrement sur le terrain religieux.

Ce sont ces quinze années d’une jeune noble qui n’était pas prédestinée à régner et les événements qui vont contrarier sa vie que nous raconte ce remarquable roman.

« En ce temps-là, Dieu était partout et toujours. »

L’incipit du roman indique que le véritable souverain n’était pas de ce monde, celui, du moins, invoqué par les gouvernants de l’époque pour dicter leur conduite à leurs sujets. Ou, à tout le moins, des points de la religion instrumentés à l’envi pour diriger leurs affaires. Comme ce premier article de l’Act of Six Articles, le « sanglant fouet à six cordes » promulgué par Henri VIII après qu’il se fut proclamé chef suprême de l’Eglise d’Angleterre en faisant sécession avec Rome.

Ce premier article postule la transsubstantiation, c’est-à-dire la présence effective du Christ dans le pain et le vin lors de l’Eucharistie. C’est le dogme de la présence réelle. Pour avoir dénié cet article, plusieurs hauts personnages de l’état auront leur vie écourtée.

Dieu est partout et a fortiori dans la nature offerte comme un paradis avant l’heure. L’attention portée aux rythmes des saisons, aux fleurs, aux parfums et aux oiseaux (bouvreuil, crécerelle, pinson, faucon…) est à la source de quelques-unes des plus belles pages du roman.

La chronique minutieuse des faits historiques inclut des épisodes rapportant l’intérêt de Jane pour la culture et les intellectuels de son temps tout aussi bien que pour le plaisir tiré de la contemplation de la nature.

Opposé au temps compté, chronologique, de la ligne continue, irréversible, qui pressurise l’instant, le temps cyclique – celui des saisons – en se répétant, est celui qui procure le sentiment de la perpétuité, celui qui perdure dans le souvenir. Au XVIième siècle, l’environnement naturel n’était pas encore soumis aux diktats ni à la destruction humains, il se vivait dans l’insouciance, sans être l’objet d’un questionnement aigu, existentiel.

Face à cette pression des systèmes de gouvernement comme à l’emprise du destin, l’individu qui jouissait du privilège de ne pas travailler, se réfugie dans la sensation et le sentiment, ce qui dure, ce sur quoi on a prise et imprègne l’instant.

« L’été vient. L’orge blondit sous le soleil oppressant. Les paysans préparent la moisson. Petite et sucrée, chaude, rouge et parfumée, la fraise des bois qu’elle écrase entre ses dents. Puis la houle du lin, comme un lent ballet de bulles où danseraient aussi, épars, retroussant leur jupon rouge, les coquelicots. »

L’auteur du livre intègre l’homme et la femme et leurs histoires dans cette nature dont on n’a pas suffisamment pris la mesure (et qui aujourd’hui se rappelle instamment à nous) formée de mondes (minéral, végétal, animal…).

Charneux inscrit de même la vie de Jane dans un plus grand récit, celui de l’humanité, celui du monde, de façon à le relativiser, à le contextualiser, à lui offrir une ligne de fuite, une réinterprétation romanesque, littéraire, car au bout du conte, c’est la littérature qui rend au plus près la vie des individus ballottés par le cours du temps comme des fétus sur une onde.

Quand Guilford Dudley, l'époux de Jane, choisit de graver une pierre au nom de son épouse, il est noté que la pierre s’est formée soixante millions d’années plus tôt…

À l’issue du roman, l’auteur précise que l’histoire qui commença si longtemps avant Jane se prolongera bien longtemps après elle.

Depuis son entrée en littérature en 2001, Daniel Charneux raconte des vies, majuscules (Monroe, More, Ryokan) et minuscules : le Jean-Baptiste Taillandier, privé de désir, de "Trop lourd pour moi" ; François Lombard, l’arpenteur des rives de la Meuse à Liège de l’ample et beau roman "Comme un roman-fleuve", le Jean Aymar de "Recyclages" ou encore Jean-Pierre Jouve, le promeneur solitaire d’"Une semaine de vacance", son premier roman.

Pour rappel, "Une semaine de vacance" raconte le périple d’un tueur en série au cours d’une randonnée d’une vingtaine de kilomètres dans la Creuse. Le récit qui en est fait omet de mentionner les nombreux meurtres commis par Jean-Pierre Jouve comme si le fait même de raconter tuait (des vies, du temps, des lieux) et que le récit était la rançon à payer pour la récupération du réel, arpenté, mesuré au fil des pas et des souvenirs égrenés. Thème qu’on retrouve peu ou prou dans d’autres romans de Charneux qui agissent comme des lignes brisées ou infléchies par un fait marquant (c’est le kairos s’opposant au chronos), voire des trouées qui en interrompent la continuité et cherchent à masquer les blancs du texte, ces points indéfinis, sans fixation sur l’axe des ordonnées, sur lesquels le temps n’a pas prise et qui demeureront (c’est la leçon proustienne) des moments à retrouver indéfiniment, des lieux temporels à raccrocher par la mémoire. Comme si l’arrêt sur image du souvenir retenait le fil de l’histoire de s’étendre indéfiniment.

Dans "Si près l’aurore", c’est la ligne du temps qui est le lieu filé de nombreuses disparitions humaines. Chez Charneux, le temps, comme on l’a vu, est assassin et le récit témoigne des circonstances de ces diverses disparitions. Ici, comme dans la configuration des cent pièces moins une de "La Vie mode d’emploi" de Perec, une case de l’échiquier sur lequel se joue cette partie d’échecs sanglante reste vide, la part manquante qui donne du champ, qui permet le jeu des fragments, celle qui donne aux couleurs toutes leurs nuances.

Il est aussi à remarquer que les deux livres que Charneux a écrits sur des personnages féminins portent des prénoms semblables, construits sur la même racine. "Maman Jeanne", le récit inspiré de la vie d’une aïeule, et Si près de l’aurore, sur Jane Grey, mais aussi Norma Jean ("Norma roman"), une uchronie sur la vie de Marylin Monroe. Des femmes singulières dont la vie a été infléchie par un événement dramatique, une espèce de trou noir mémoriel, non acceptable aux yeux de l’époque, et caractéristique, hélas, de la condition féminine depuis toujours.

Quand l’auteur donne la parole à Jane Grey, c’est pour lui insuffler la conscience de son parcours, aussi bref fût-il. Captive, à quelques jours de sa fin, elle se remémore, s’évadant par la pensée vers les moments heureux de sa courte existence.

« De plus en plus souvent, à présent, elle se surprend à éprouver une conscience aiguë de son être, de sa présence au monde, comme si elle pressentait que sa fin était proche, qu’il était temps d’explorer le seul bien qui soit jamais, à l’homme non donné mais prêté : lui-même. »

Jane Grey vit une époque où même, si des ouvertures se profilaient vers une émancipation du sujet, l’individu restait, jusque dans sa vie personnelle, inféodé aux lois des puissants qui se servaient des croyances établies à des fins de pouvoir.

Cet ouvrage, en l’occurrence historique, narrant la vie d’un personnage ayant existé et marqué l’Histoire à plus d’un titre, démontre les facultés de Charneux (après avoir rendu compte de la destinée de Thomas More aux prises avec l’appétit de puissance d’Henry VIII) à relater aussi bien des faits glorieux, à décortiquer les arbres généalogiques, et leurs enjeux tout comme à rendre compte de faits intimes, mêlant l’Histoire et les récits de vie individuels, pour montrer que le parcours des grands de ce monde se confond par bien des aspects avec l’existence de leurs sujets. Charneux traque, en romancier et poète, ces instants sur lesquels, malgré de nombreux efforts pour les soumettre à leur volonté, les individus affichent leur pouvoir de résilience et leur faculté à être heureux. Et il signe un grand roman des Lettres francophones.

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