Une immense sensation de calme de Laurine Roux

Une immense sensation de calme de Laurine Roux

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 27 juillet 2018 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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La concordance des vies.

Sans doute serait-il audacieux, voire indûment professoral, d’affirmer que ce beau premier roman de Laurine Roux propose instinctivement une lecture de la philosophie de Spinoza. Et pourtant, plus on avance dans ce texte, plus on présume, en même temps que l’existence progressivement assagie de la narratrice, ce dont il s’agit lorsque nous faisons l’expérience de l’éternité, c’est-à-dire lorsque nous sentons se dessiner une continuité et une souveraineté dans notre joie d’être au monde, ceci, bien sûr, après que nous avons corrigé un certain nombre de conduites insensées. En d’autres termes, des circonstances de lucidité, provoquées ou fortuites, nous invitent à nous délivrer de tout ce qui entrave la vie (essentiellement nos passions dont nous ne sommes pas la cause adéquate), et, ce faisant, nous commençons à comprendre que notre puissance d’agir, notre pouvoir de liaison avec la nature, sont d’autant plus fringants que nous avons conquis de haute lutte les raisons qui nous permettent d’identifier ce qui est le plus fondamental et le plus utile en vue d’une existence de béatitude partagée. On l’aura saisi entre les lignes : le salut individuel par l’amendement de la raison implique aussi la condition de possibilité d’une politique viable, durable également, où le lien humain, jadis artificiel et historiquement précaire, sera cette fois établi sous les auspices d’une dimension éternelle et profondément naturelle.

Très concrètement, dans la mesure où Laurine Roux situe son histoire dans une époque ravagée d’après-guerre, au cœur d’une nature en voie de reverdissement qui a davantage résisté aux canonnades que les humains, il va de soi que les opportunités ne manquent pas pour amorcer une réforme des égos et pour repenser, à la force du poignet et des idées, une vie sociale qui serait immunisée contre les erreurs d’autrefois. Au fond, l’enjeu est celui-ci et il n’est pas des moindres : comment tirer les leçons de l’Histoire tout en affrontant le vertige d’une vie nouvelle où l’omniprésence de la mort s’avère quelquefois insoutenable ? L’une des réponses de sagesse du roman sera à la fois d’une simplicité désarmante et d’une richesse infinie, et c’est en outre le point qui nous intéressera principalement tout au long de notre exposé : il ne faut plus penser la mort comme une cessation définitive de soi, mais, plutôt, il faut essayer de la concevoir à l’instar d’une participation de soi à un Soi beaucoup plus vaste. C’est pourquoi, évidemment, la mort sera souvent l’objet d’euphémismes dans cette variation littéraire de légende slave, tantôt verbalisée comme un « départ », tantôt comme un « Grand-Sommeil », tantôt encore comme un « passage », et spécifiquement passage d’une rive à l’autre des différentes manières que la nature à de se ponctuer, de se scander, de se mouvoir dans telle ou telle vitesse de créativité.

Ainsi la période dévastée qui succède aux « oiseaux de feu » et aux bombardements meurtriers nous apparaît comme une sorte d’occasion idéale pour recommencer à vivre avec plus d’épaisseur spirituelle et plus de conscience des beautés naturelles. Nous nous mettons à voir ce que naguère nous n’étions pas en mesure de voir, lorsque, suppose-t-on à juste droit, le temps des productivités exacerbées était nuisible au temps des contemplations qui adoucissent les usages. D’ailleurs, la guerre était peut-être devenue inévitable tant nous avions perdu l’adhérence aux vérités de toute éternité (une fleur qui pousse, une ombre qui grandit sous la frondaison d’un arbre, un nuage qui pérégrine enroulé dans un autre nuage, etc.). La violence de cette guerre, vraisemblablement mondiale, a déplacé les hommes sur une partie de l’échiquier humain que nous n’avions jusqu’alors imaginée qu’en théorie : l’état de nature, la loi du plus fort, « le temps du loup » eût dit Michael Haneke dans son film éponyme, bref, une réalité pas vraiment folichonne et qui exige une volonté d’en découdre avec ses penchants les plus régressifs si l’on veut espérer un retour avisé à la société.

Telles sont en résumé les coordonnées de vie des personnages du roman de Laurine Roux, vécues dans l’intrépide focalisation de sa narratrice, une femme qui n’a d’autre choix que d’être en situation, radicalement jetée dans un monde inhospitalier, énormément atteint à la surface mais encore palpitant derrière les apparences, une femme, du reste, parfois à cheval entre son présent de grave espérance d’une part, et, d’autre part, le passé belliqueux de la planète que les voix de quelques ancêtres lui ont raconté dans l’humilité des confessions. Ceci implique des emboîtements narratifs au demeurant habilement bâtis et qui nous évoquent des matriochkas de littérature (l’univers du roman étant celui d’une Russie digne du Andreï Zviaguintsev du Retour ou du Andreï Tarkovski de Stalker) : on oscille entre le mystère d’une guerre dont on ne sait à peu près rien sinon les conséquences atroces, et, par contraste, le présent d’une vie combative qui tisse des liens avec les hommes et la nature, cette dernière étant l’enveloppe protectrice de tout le livre, l’énergie immesurable et immanente qui s’oppose à la petite transcendance qui fixe l’humanité dans le sérieux des dogmes… et la tentation des interprétations littérales. En allant au plus simple, on pourrait dire que la nature, chez Laurine Roux, relève moins d’une divinité stationnaire que de l’empreinte bien plus vaste du divin. Or c’est exactement cette conception qui permet de repenser la mort comme une solution de continuation de soi à une cadence tout à fait autre.

Toutefois c’est par l’intermédiaire d’Igor que notre héroïne va nettement progresser dans sa consolidation de l’espérance et dans son obligation vis-à-vis de la nature. De filiation hautement fantastique, né « [d’amours] clandestines » inhérentes aux histoires qui peuplent le folklore, en l’occurrence d’une « femme-poisson » et d’un paternel associé à une « créature des montagnes », Igor a coalisé dans son être « le fond du lac et l’éboulis », la rythmique rapide de l’eau et la rythmique lente du minéral. À la croisée de ces vitesses authentiques où la frénésie d’un torrent le dispute à la placidité de la montagne, Igor se détache comme une pure présence de la nature, un point de convergence de tous les rythmes possibles. À cet égard, une description liminaire qui le poursuit en train de gravir une falaise avec une facilité déconcertante nous a marqué, nous renvoyant assez étrangement, il est vrai, au comte Dracula caracolant sur la façade de son château. Ce trait de physiologie, qui est aussi une manière de présumer un trait de caractère, nous introduit d’emblée dans un récit qui a donné le « la » du merveilleux et de la féerie. Dès que la narratrice se trouve fascinée par le diapason existentiel de cet homme si particulier, ses mots, ses phrases, sa grammaire en fin de compte, tout cela va peu à peu abolir le sens classique de la mesure et de la représentation pour se fondre, pour se dissiper, pour se dissoudre dans l’énergie incommensurable de la nature, là où nous licencions la métrique, la statistique et les images stagnantes. Ce que la femme apprend, ici, ce n’est pas le stéréotype du masculin-instituteur, mais l’intuition d’un monde où la dualité, les contraires et les identités n’ont plus droit de cité. Le monde naturel d’Igor est dépourvu de toute fragmentation culturelle et de toute logique de la forme finie – c’est un monde où les contradictions sont noyées dans l’océan de feu des origines pérennes, fusionnées dans un univers illimité où tout s’initie à la forme vivante et où tout revient pour se ré-initier ensuite sous une autre forme, sous d’autres latitudes. Cette nature qui lorgne explicitement du côté de l’infini omni-générateur s’enracine dans la tradition présocratique et rencontre un écho substantiel, par exemple, dans la physique mystique de David Bohm : plusieurs fois, en effet, séduit par l’escorte d’Igor à travers les mots cristallisés de l’escortée, nous avons songé à ce que Bohm nomme joliment le « holomouvement », à savoir cette force primitive et inlassable, rebelle à toute espèce de mensuration, ce principe de vie qui donne généreusement tout le vivant spatio-temporalisé. Par conséquent Igor nous a semblé graduellement revêtir le costume éloquent du cicérone, ou, plus précisément, le si curieux vêtement du « Stalker » : il est par excellence celui qui va guider la narratrice dans la Zone de la vie holomouvementée, en-deçà de l’existence spatio-temporelle, à l’intérieur même du monde incessamment en train de naître, de jubiler inorganiquement, de se lancer à l’assaut de l’aventure organique. Autrement dit, avec Igor, nous découvrons la Nature derrière la nature, le jeu infini du hasard derrière les éléments perceptibles à l’œil nu et que nous arraisonnons tendanciellement un peu trop vite (dans la représentation ou dans le langage).

La fin du roman est très belle et nous ne voulons pas la dévoiler. Toujours est-il qu’elle justifie nos idées qui ne sont que des hypothèses, il est bon de le rappeler, parce qu’elle nous montre une femme totalement prête à mourir, convaincue que la mort n’est plus inscrite dans le registre d’un implacable terminus. Grâce à Igor, elle a appris à mourir, elle s’est amplifiée en philosophie pratique, et c’est toute sa perception des choses qui s’en trouve bouleversée. Elle a changé de « poste perceptif » eût dit Merleau-Ponty, et contrairement aux personnages du Baleine de Paul Gadenne, petits bourgeois qui regardent d’un œil à la fois hypnotisé et anéanti la putréfaction d’un cétacé, notre héroïne, elle, repère dans l’engloutissement d’un corps le prélude d’un nouveau voyage eurythmique, la promesse d’une excursion dansée au sein d’une réalité plus véridique, plus accueillante éventuellement (car il s’agirait du ventre originel du cosmos). Quelle épopée présagée ! Il y a dans cet épilogue, manifestement, des commémorations de La ballade de Narayama de Shohei Imamura, à ceci près que l’eau de mer pseudo-terminale, dans le livre de Laurine Roux, remplace la pierre japonaise, mais l’on sait que l’eau et la pierre ne diffèrent pas – ce sont deux vitesses différentes de la même matière en train de s’écouler (car « tout coule » tel qu’aimait à le lancer Héraclite à la face des zélateurs de l’ordre établi), donc, nous aussi, nous sommes pleinement participants à cette aventure du débit cosmique dès lors que nous perdons notre vitesse culturelle et que nous sommes sommés d’entrer dans une vitesse éminemment naturelle. Igor a été l’initiateur – elle sera l’héritière hardie de ce savoir ancestral.

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