Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle de Pierre Hadot

Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle de Pierre Hadot

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 18 mai 2017 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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La voie royale pour entrer dans la philosophie des stoïciens.

Ce livre de Pierre Hadot constitue sans aucun doute le meilleur point d’entrée dans la pensée de Marc Aurèle. Non seulement il ne fait pas l’économie d’une lecture exhaustive des écrits de l’empereur-philosophe, mais il s’appuie aussi sur une mise en perspective très précise de l’école stoïcienne à laquelle Marc Aurèle est resté fidèle tout au long de sa vie. On découvre de la sorte que la philosophie stoïcienne n’a pas vocation à s’appesantir dans la rédaction d’interminables traités, de même qu’elle n’exige pas de ses représentants qu’ils s’acharnent à inventer des concepts à chaque nouvelle génération. En effet, la philosophie de cette époque est moins l’affaire d’une profession d’intellectuel que la mise en pratique d’une attitude résolument et authentiquement philosophique, entretenant et prolongeant les modes de vie de plusieurs prédécesseurs illustres parmi lesquels se trouvent Épictète, Chrysippe, Cléanthe, etc. Ce que l’on attend du stoïcien, ce n’est donc pas un exercice de virtuosité cérébrale ni une leçon théorique prononcée du haut d’une chaire – ce que l’on attend plutôt de lui, c’est un exemple facile à suivre et à comprendre, une attitude cohérente qui engage aussi bien une relation privilégiée avec les hommes qu’un échange fondamental avec la nature tout entière. Ce que nous enseigne le stoïcisme à cet égard, c’est que le sujet humain s’épanouit lorsqu’il se figure comme un moment essentiel et modeste dans la trame de tout ce qui arrive. Essentiel, d’une part, dans la mesure où tout individu est partie prenante d’une Raison Universelle et qu’il doit pouvoir y participer à proportion de sa bonne volonté toujours susceptible de bonification. Modeste, d’autre part, sachant que la force de la nature pourrait m’emporter du jour au lendemain, d’où le conseil canonique du stoïcisme qui nous encourage vivement à nous soumettre à la nécessité.
Dans des périodes aussi troublées que celles que Marc Aurèle a connues, il serait facile de faire du stoïcisme une espèce de petite vulgate fataliste, un genre de capitulation déguisée en vertu où l’on se consolerait en se persuadant que rien n’était possible sinon la soumission passive au destin. Toutefois une telle réduction du stoïcisme serait incorrecte. Certes le monde est souvent ingrat, les catastrophes y sont nombreuses et les autres nous considèrent volontiers comme de dangereux adversaires, néanmoins, au lieu de m’affliger des violentes secousses de la nature et des défauts de mes semblables, c’est à moi et moi seul de m’efforcer de changer ma perception des choses en effectuant un travail de longue haleine sur moi-même. En reformulant le propos, on obtient que les malheurs dont je me désole ne sont peut-être pas aussi insurmontables que je le croyais en première instance, et que la source du problème, en réalité, provient davantage de la façon dont je me représente les événements. En cessant de vouloir que les choses arrivent avec la géométrie égoïste de mes désirs, je peux facilement les recevoir telles qu’elles sont, sans les charger du poids de mes revendications personnelles qui les déforment et me les font voir avec un œil aveuglé. Partant de là, ce qui hier encore me troublait et contre quoi je me sentais impuissant, je peux désormais l’accueillir avec sagesse et délibérer sur la meilleure action que je puisse accomplir à son encontre.

Ce principe de détachement n’est cependant pas un manuel d’indifférence et de froideur, car le cas échéant je ne me soucierais pas d’agir et je me replierais sur moi-même en attendant que d’autres agissent à ma place. Il s’agit précisément d’un modèle d’impassibilité sympathique qui devrait m’aider à continuer à agir en toute circonstance sans avoir à m’effondrer ou à me plaindre d’un quelconque désaveu de la vie. C’est tout le sens d’une « citadelle intérieure » évoquée par Pierre Hadot : tant que mes représentations des événements ne sont pas dégradées par des jugements parasites, je peux être comme ce rocher sur lequel viennent s’abattre les vagues, et quelle que soit la force de la vague, je me la représenterai toujours comme ce qu’elle est (une vague) et non comme ce qu’elle n’est pas (une vague plus monstrueuse que les autres et qui risque de me vaincre). À ce titre, le stoïcisme propose un allègement des représentations humaines, et plus exactement encore une remise à niveau des qualités que nous attribuons d’ordinaire aux choses. On serait presque tenté d’affirmer que le stoïcisme se livre à une épuration du langage, invoquant un monde sans qualités superflues, un univers quasiment a-prédicatif, en l’occurrence un monde où un mot équivaudrait à une chose et ne serait jamais encombré par d’autres mots, fût-ce pour cristalliser (et certainement pas pour aggraver ou susciter une émotion négative). Ainsi la mort cesserait d’être une chose terrible parce qu’elle désignerait un processus naturel, un simple changement de rythme du vivant par rapport à la grande Raison Universelle dans laquelle nous sommes tous inscrits. Non pas qu’il faille s’interdire de pleurer, car notre citadelle intérieure est munie de portes et de fenêtres qui nous fournissent un panorama de l’extérieur, néanmoins il ne faudrait pas se laisser aller à une quantité perturbante de deuil, car ce serait là superposer à la nécessité naturelle des nécessités accessoires d’ordre culturel. En tant que tel, le stoïcisme, en épurant le langage, épure aussi toutes nos pratiques culturelles et nous enjoint à regarder le monde avec un naturel sincère.

Force est de constater à la lecture de Marc Aurèle que cet homme d’exception n’a pas failli à la tâche exigeante de cette philosophie. Il a su admirablement donner son assentiment au cours des choses, et, ce faisant, il a su discipliner ses désirs et ses actions. Il ne fut pourtant pas un reclus ou un ermite, un stéréotype de l’homme cérébral, car, évidemment, le stoïcisme implique une ascèse qui se traduit par une spiritualité pratique, c’est-à-dire une réflexion qui doit m’emmener à me demander tout à la fois comment penser au diapason de la nature et comment agir du mieux que possible dans mon existence, au milieu des choses et des êtres. C’est pourquoi il n’est pas question de s’imaginer que le stoïcisme se dissimule la plupart du temps dans l’exercice de la pensée afin de mieux s’affranchir de la difficulté d’agir. L’un implique l’autre, et qui s’exerce en esprit s’exerce forcément dans les actes qui s’ensuivent. Ceci explique certainement plusieurs déconvenues de Marc Aurèle, qui avoue s’irriter avec facilité, voyant que les principes du stoïcisme qu’il appliquait avec une rare probité n’avaient guère d’effet sur ses contemporains. Fallait-il pour autant rejeter le troupeau des hommes sur le bas-côté, les laisser mourir dans le désert de leurs opinions ? Fallait-il abandonner le mandat d’empereur, reculer devant les guerres et larmoyer à tout rompre devant la succession des échecs et des pertes sentimentales ? Marc Aurèle n’en fit rien. Jusqu’au bout, il demeura dans ses principes et il sut aimer les hommes qui n’en avaient point. C’est là que se perçoit avec la plus grande netteté cette impassibilité sympathique que nous citions tantôt. Soudé à la Raison Universelle, ancré dans la vitesse franche de la nature, Marc Aurèle fut chaque fois en cadence, omniprésent au monde et à lui-même. Il ne fut pas perturbé outre mesure par le fantasme de la permanence et de la postérité ; il n’eut pas l’ambition de durer car il savait en son for intérieur que les choses s’écoulent sans relâche, que tout se transforme et finit par rejoindre l’éternité fluente du devenir, que la nature (phusis) est toujours emphusesis (croissance, jaillissement), infinité de vitesses d’écoulement où nous ne sommes jamais une seconde plus tard ce que nous étions une seconde plus tôt.
De ce point de vue, peu importe que ce soit un Dieu (une providence nécessaire) ou un hasard (des atomes anarchiquement disposés) qui gouverne le monde. Si les stoïciens postulaient la nécessité, ils avaient également eu l’humilité de comprendre que leur système pouvait ne pas être le bon, et que ce soit donc une divinité souveraine ou un assemblage chaotique d’atomes qui préside à la destinée du monde, ce qui compte avant tout est d’avoir la volonté de travailler sur soi en dépit de toutes les configurations potentielles de l’univers.

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