Tango de Satan de László Krasznahorkai

Tango de Satan de László Krasznahorkai
(Satantango)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Myrco, le 1 février 2017 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 74 ans)
La note : 9 étoiles
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Une fable désespérée sur la condition humaine

Premier roman de Krasznahorkai, publié en 1985, "Tango de Satan" a fait l'objet d'un film fleuve éponyme réalisé par son compatriote Béla Tarr en 1994.

Nous sommes dans une ferme collective abandonnée, à moitié en ruines, au cœur de la plaine hongroise comme isolés au milieu de nulle part car c'est l'automne et la boue, conséquence d'une pluie incessante, rend les chemins impraticables. Une quinzaine de personnes vivent encore là, enfin... végètent: hommes seuls, quelques couples, une mère et ses quatre enfants. Ils n'ont pas suivi les autres lors du démantèlement de la ferme, ne sachant où aller. Oisifs, ils passent leur temps à boire et s'épier les uns les autres, trouvent encore quelque argent en vendant le bétail restant, les uns prêts à le détourner à leur seul profit.
Dans ce climat délétère, un signe insolite annonce un évènement imminent. Une rumeur se répand qui porte la nouvelle du retour d'Irimias - un ancien technicien jouissant d'une certaine aura - et de son compère Petrina, donnés pour morts il y a plus d'un an, un duo plutôt trouble, comme on le verra par la suite.

Si l'intrigue se réduit finalement à assez peu de choses, ce qui importe ici, c'est la vision de la condition humaine plutôt noire, pessimiste et désespérée qu'elle véhicule.

Il y a d'abord le cadre, l'atmosphère (remarquablement recréés par l'auteur), la boue, les odeurs, cette moisissure et pourriture envahissantes qui engloutissent et corrompent toutes choses: vision d'un monde en décomposition, au bord de l'anéantissement permanent.
Dans cet univers évolue un échantillon d'humanité elle-même corrompue, déliquescente, mesquine. Ce sont des êtres sans perspectives, incapables d'avoir sur leur destin une quelconque mainmise. S'ils sont animés parfois de l'espoir de sortir de leur misérable situation, ce ne sont que velléités et ils ne seront capables que de s'en remettre à l'intervention extérieure présumée salvatrice d'un Irimias providentiel. C'est une humanité impuissante, engluée, empêtrée comme dans une gigantesque toile d'araignée dont elle ne peut se libérer, que nous dépeint Krasznahorkai.
Pour autant, cette humanité souffrante n'attire aucune compassion. La fameuse scène du tango lors de la nuit d'attente à l'auberge, nous livre le tableau de déchéance d'une assemblée vautrée dans l'ivresse et la concupiscence. Mais plus encore, la petite Estike, incarnation a priori de l'enfance abandonnée, malmenée, de l'innocence bafouée, salie, révélera la perversité cruelle des faibles qui l'habite elle aussi ( voir la scène très dure avec le chat, un des moments forts du livre).

L'un des thèmes majeurs, récurrents est celui du rapport au temps, qui vient renforcer le sentiment d'impuissance.
A propos des horloges qui ne marquent pas la même heure dans les locaux de la police: " ce n'est pas le temps qu'elle(s) mesure(nt) mais l'éternité de la servitude et face à elle nous ne sommes qu'une brindille face à la pluie totalement impuissants."
Plus que tout autre personnage, celui du docteur incarne cette conscience aiguë du caractère destructeur du temps, personnage qui noie son angoisse dans l'alcool et paradoxalement, met en oeuvre toute une stratégie pour " préserver sa mémoire de la destruction qui sévissait tout autour de lui ". L'homme ne sait quelle est sa place dans cet ordre absurde " cet ordre satanique qui se décompose et se recompose éternellement " à l'image de l'évolution géologique que retrace le texte lu par ce même docteur.
Si Futaki s'interroge sur le pourquoi de sa présence sur terre, le pourquoi de la mort, et se dit que " ce monde chaotique devait bien détenir un sens " il ne trouve nulle réponse, pas plus qu'Irimias et Petrina ne pourront trancher sur l'hypothèse de l'existence d'un au-delà (chapitre Ascension? Hallucination?).
In fine, il n'y a pas de salut.
On le voit, c'est bien la dimension métaphysique qui est au cœur de ce roman.

Certains y ont vu une satire du régime communiste. J'avoue ne savoir qu'en penser compte tenu du fait que le livre a été écrit avant l'effondrement du système. Il est vrai que l'on trouve, en particulier dans le chapitre "Nous ressuscitons", consacré à la convocation d'Irimias et Petrina dans les locaux de la police avec laquelle ils collaborent plus ou moins, la description d'un univers bureaucratique étouffant, inefficace, kafkaïen. L'auteur use d'une ironie amère pour évoquer un système qui oppresse l'individu, fait peser sur les citoyens " l'ombre du soupçon " et introduit l'idée d'une liberté précaire, toujours menacée. Par ailleurs, par la bouche d'Irimias, il stigmatise le peuple, les paysans "esclaves" résignés, figés, attentistes, se contentant de peu, et prêts à suivre, se laisser manipuler et gruger par les beaux discours.

Compte tenu de la réputation difficile de Krasznahorkai, je dois dire que j'ai un peu abordé cette lecture avec circonspection mais finalement j'ai trouvé cet ouvrage tout à fait accessible. Krasznahorkai excelle à créer des atmosphères dans lesquelles le lecteur cherche parfois ses repères avant que les choses ne s'éclairent. Il n'est pas rare qu'il décrive, maintienne un certain flou, avant de définir ce dont on parle. Cela engendre un mystère , un intérêt pouvant obliger le lecteur à revenir un peu en arrière.
Dans ce texte, tout est signe et fait sens. L'auteur multiplie les images suggestives voire métaphoriques: par exemple ces araignées qui tissent insidieusement leurs toiles sans cesse recommencées à l'auberge. Se mêle à des dialogues triviaux, une prose descriptive somptueuse, puissante, qui emporte le lecteur dans son flot. Le recours à un humour de dérision allège de temps en temps le propos, notamment dans la description du couple et du rapport Irimias/Petrina (exemple: le premier disant à l'autre " Occupe toi de tes oreilles. Tu vas marcher dessus ").

Enfin, on ne peut tenter de rendre compte de ce livre sans en évoquer la structure. Le roman se déroule pour sa plus grande partie en un espace temps restreint, souvent simultané, chaque chapitre mettant le focus sur un ou plusieurs personnages qui deviennent tour à tour les personnages secondaires du chapitre suivant.
La numérotation inversée des chapitres de la seconde partie, la fin inattendue (et qui m'a laissée assez perplexe), la référence au tango (pas en avant, pas en arrière) convergent pour illustrer cette vision d'une condition humaine qui tourne en rond, sans jamais trouver une quelconque issue, à l'image de ces huit de l'infini que décrivent les mouches autour de la lampe de l'auberge.

En conclusion: une œuvre marquante à la symbolique forte, dont la profondeur et l'écriture talentueuse annonçait déjà, il y a maintenant plus de trente ans, un de ces très grands écrivains dont l'œuvre devrait lui survivre.

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