Le nuage pourpre de Matthew P. Shiel

Le nuage pourpre de Matthew P. Shiel
(The purple cloud)

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone , Littérature => Fantasy, Horreur, SF et Fantastique

Critiqué par Eric Eliès, le 1 octobre 2016 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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Le premier roman post-apocalyptique, teinté de mysticisme chrétien

Ce roman, considéré comme le chef d’œuvre de Matthew Shiel, est très déroutant : il démarre péniblement, après une courte introduction inutile pour le présenter comme une sorte de témoignage spirite, par le récit fastidieux de la conquête du pôle nord et, après plusieurs rebondissements, s’achève en vaste apologue inspiré par le mythe chrétien d’Adam et Eve. En fait, à peine croit-on avoir cerné les intentions de l’auteur, en songeant en son for intérieur « Hmmm, tout ça pour ça ? Il aurait plutôt dû en faire une nouvelle que ce long roman ! », que le récit est réorienté d’une manière surprenante qui en accroit la portée et entretient l’intérêt du lecteur.

A la croisée de Jack London et de Jules Verne, Le nuage pourpre s’ouvre comme un roman d’aventures et d’exploration consacré à la conquête du pôle nord, qui est présenté à la fois comme le dernier espace vierge de la planète (que des prédicateurs religieux proclament être un territoire interdit) et l’enjeu d’une course au trésor, en raison de la prime promise par un milliardaire américain au premier homme qui atteindra le pôle. Le récit, présenté comme le journal d'Adam Jeffson, jeune médecin enrôlé dans l’équipe d’expédition grâce aux manigances de sa fiancée, est rédigé d’étrange manière, parfois même de façon un peu grotesque, mais, rétrospectivement, il est évident qu’il ne vise qu’à souligner l’hypocrisie et la cupidité des hommes de l’époque. Après avoir atteint le pôle, à la suite de nombreuses péripéties et d’évènements qui semblent être la manifestation d’une lutte entre les principes du Bien et du Mal, Adam constate que le reste de l’expédition, qui était demeurée en retrait, a été décimée par un mystérieux gaz pourpre, dont il perçoit l’odeur d’amande et de pêche… Adam entame alors un long périple solitaire sur ces terres désolées, en traîneau, à pied et en bateau, puis découvre avec effarement que la catastrophe a été planétaire. La mer est remplie de bateaux fantômes à la dérive charriant des cadavres, la Norvège et la Grande-Bretagne ne sont plus qu’un vaste charnier : la Terre a été balayée par un gigantesque nuage qui a anéanti presque toute vie, qu'elle soit animale ou humaine...

Le roman se transforme alors en récit post-apocalyptique dans des villes désertées ou remplies de cadavres, que la nature reconquiert progressivement. Les pérégrinations d’Adam (pour l’essentiel en train et en bateau) sur une planète débarrassée de toute présence humaine ont fortement impressionné les lecteurs de l’époque, notamment Lovecraft qui, dans son essai « Epouvante et surnaturel en littérature », en fait un commentaire très élogieux. Le ton du roman est étonnamment âpre car Shiel reconstruit, à travers les efforts d’Adam pour comprendre ce qui s’est passé, les semaines d’agonie de l’humanité fuyant devant la progression du nuage pourpre ; il insiste également sur le délabrement psychologique d’Adam, déchiré entre des sentiments contraires et qui, après avoir enterré ses proches, se mue en pilleur incendiaire, comme s'il voulait éradiquer du monde le souvenir de la présence humaine, dont il ne conserve aucune nostalgie. En grand artificier pyromane, il jouit du spectacle des explosions et des embrasements qu’il déclenche dans les grandes cités du monde (Londres, Paris, Bombay, Pékin, Constantinople, etc.) tandis que, dans le même temps, il se lance dans la construction, sur une île de Méditerranée, d’un vaste temple dédié à un Dieu dont il croit ressentir l'appel. Le récit n’est ici guère réaliste car on a du mal à concevoir qu’un homme seul puisse disposer d’autant de force, d’énergie et de connaissances techniques et scientifiques…

Le roman prend parfois une tournure métaphysique, avec des considérations manichéennes sur la lutte des principes du Bien et du Mal, dont Adam se sent être le jouet, mais il ne s’adonne pas à la spéculation gnostique (j’ai un moment cru que Shiel allait verser dans les mêmes élucubrations que son contemporain David Lindsay) et reste adossé aux mythes chrétiens. Le nuage pourpre est ainsi décrit comme une possible émanation du volcanisme, comme si Dieu avait de nouveau utilisé (comme au temps du Déluge) les forces de la nature, dont les manifestations se font de plus en plus violentes (tempêtes, tremblements de terre, tsunamis, etc.) tout au long du récit, pour détruire sa création… La dimension biblique s’accroît quand Adam rencontre miraculeusement une jeune femme dans les ruines fumantes de Constantinople, qu’il vient d’embraser. Mais Adam se montre récalcitrant : la grande originalité du roman est de montrer un homme, redevenu presque bestial, qui refuse de renouer avec l’humanité incarnée par cette jeune femme, et qui doit même refréner ses pulsions de meurtre envers l’intruse qui a pénétré dans son royaume grand comme la planète entière et menace de ressusciter l’humanité disparue ! En fait, le roman offre de nombreuses pistes de lecture et peut se lire comme une ode à la Terre (qui détruit par le déchaînement de forces telluriques l'humanité qui la parasite) ou comme une critique sociologique acerbe puisqu’Adam et la femme qui s’attache à ses pas (qu’il se refuse à appeler Eve) esquissent en creux, dans leurs rares discussions, une sorte de plaidoirie post-mortem pour juger, en bien et en mal, l’humanité défunte. A la jeune femme, qui plaide la cause de l’homme avec bonté et intelligence, Adam, qui de prime abord se montre brutal, fuyant et misogyne, oppose des arguments péremptoires condamnant le matérialisme forcené, l’avarice, les rapports de force et l’égoïsme des hommes, qui ont vicié la société humaine et justifient que l’humanité disparaisse à jamais avec eux…

L’évolution du sentiment amoureux, de sa naissance jusqu’à son épanouissement dans le cadre tragique et grandiose d’un monde dévasté, est très bien décrit par l’auteur et j’ai bien plus apprécié la seconde partie du roman que la première, qui n’est en fait qu’un long prologue, parfois un peu fastidieux parfois un peu délirant... Il faut faire faire l'effort de poursuivre sa lecture car c’est en définitive un roman étonnamment moderne, qui anticipe sur de nombreux thèmes actuels (notamment le rapport de forces instauré entre l’humanité et la Terre) et sur la mode du récit catastrophe évoquant la fin du monde (que JG Ballard poussera à son paroxysme) et a l'intelligence, avec une fin ouverte, de ne pas apporter toutes les réponses aux interrogations qu'il suscite...

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