Plus haut que la mer de Francesca Melandri

Plus haut que la mer de Francesca Melandri

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Lucia-lilas, le 17 avril 2016 (Inscrite le 21 février 2016, 57 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 5 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (1 776ème position).
Visites : 4 754 

Tempête sous un crâne...

Italie. 1979. Les années de plomb. Paolo et Luisa se rendent tous deux au même endroit : la prison de l’Île.
Paolo va voir son fils et Luisa son mari. Elle, c’est la première fois qu’elle voit la mer et lui ne supporte pas qu’un lieu qui tient son fils enfermé soit si beau : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Etait-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? »
Il se souvient de son fils, enfant, sur la plage de Framura. Il avait trois ans. Aujourd’hui, ce fils est adulte et a tué des hommes pour des raisons politiques, pour faire la révolution. Peut-être, est-ce parce qu’un jour, son père, professeur de philosophie, lui a expliqué la plus belle phrase de Kant : « Deux choses remplissent mon cœur d’admiration et de vénération : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » Le fils a écouté le père. Plus tard, le père s’est demandé si ce qu’il avait enseigné à son fils avait un sens, s’il n’était pas, finalement, un peu responsable de tout cela.
Luisa a apporté à son mari des raviolis qu’elle a fabriqués avec ses enfants. Cinq enfants qu’elle élève seule. Lui aussi a tué, à deux reprises, et il l’a frappée, plusieurs fois, mais elle n’a rien dit. L’a-t-elle d’ailleurs jamais aimé, cet homme, cet inconnu ?
Pour le moment, elle prend plaisir à regarder la mer et Paolo le voit.
Or, la tempête qui se lève va les empêcher de rentrer : Nitti Pierfrancesco, agent carcéral, sera chargé de leur surveillance. Le directeur de la prison veut qu’ils soient conduits au Palais de Verre : « Où est le verre ? » demande Paolo, « Il n’y en a pas. Il manque beaucoup de choses ici, il n’y a que le mot. » répond Nitti. Il faudra s’en contenter.
Le fils de Paolo n’avait pas voulu se contenter des mots, il avait pris les armes. En vain : « le mot révolution avait beau être scandé, polycopié, écrit sur les murs de façon presque obsessionnelle, la chose non, la chose n’existait pas. Les gens n’avaient pas empoigné leurs fourches, les électeurs n’avaient pas cessé de voter, les citoyens ne mettaient pas le feu au Parlement. » Ainsi, résumait son père, « quand la chose correspond au mot, on fait de l’Histoire. Mais s’il n’y a que le mot, alors c’est de la folie. » Folie qui l’avait conduit en prison…
Nitti, quant à lui, ne sait pas utiliser les mots. Il se tait, ne dit pas à sa femme, Maria Caterina, l’institutrice de l’Île, ce qu’il vit au quotidien, ce qu’il voit. Alors, elle imagine. Le pire parfois. Son mari frappe-t-il ? Est-il frappé ? Qui est-il au fond cet homme qui rentre les vêtements maculés de sang et dont elle finit par avoir peur ?
Ce texte poétique met en présence des êtres qui souffrent et qui se taisent. Cette rencontre totalement improbable d’un professeur de philosophie, d’une agricultrice, d’un gardien de prison et d’une institutrice, rencontre pleine de non-dits, de silences, d’hésitations, de quiproquos parfois, va les faire réfléchir à ce qu’ils sont et à ce qu’au fond ils sont venus chercher sur cette île.
La tempête rugit autour d’eux, en eux aussi certainement, parce qu’ils ont senti que le moment était venu de savoir, de se dire la vérité, d’accepter de pleurer.
Les éléments sont déchaînés. Eux sont là comme des personnages tragiques enfermés dans leur douleur, leur mutisme. Et pourtant, ce huis-clos presque shakespearien, cette nuit de tempête, les conduira à s’ouvrir à l’autre, à créer des liens de tendresse qu’ils avaient oubliés, perdus peut-être, à comprendre et à retrouver une certaine forme de paix, celle qui fait tenir debout et avancer. De cette nuit étrange naîtra une lumière qui les réchauffera et les guidera de nouveau sur le chemin de l’existence.
Un très beau roman tendre et humain sur les longs tunnels que la vie nous fait parfois traverser et dont on ne connaît pas toujours la longueur jusqu’à ce que, tout à coup, on perçoive l’éclaircie. Alors, on sait qu’on est sauvé, on respire, l’air est encore un peu frais mais l’on va vite s’y habituer…

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la douleur

10 étoiles

Critique de Cyclo (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans) - 15 mars 2018

Je choisis à dessein ce titre, que j'emprunte à Marguerite Duras, pour dire tout le bien que je pense de ce très beau roman. Inutile de le résumer ou de le raconter, d'autres l'ont fait. J'insisterai plutôt sur la profonde humanité de l'auteur d'abord, qui s'abstient de juger, et qui s'est fortement documentée pour écrire sur les prisons et sur une époque pas si lointaine, mais tout de même.
Et surtout sur l'humanité des personnages, Paolo et Luisa, les deux visiteurs, et PierFrancesco le "maton". Les deux visiteurs sont dans la douleur d'être, étant donné les drames que les emprisonnés (le mari pour Luisa, un mari qui s'était avéré violent et qui la battait, le fils pour Paolo, devenu "révolutionnaire d'une cause perdue" et assassin, ce qui a fait mourir sa mère de chagrin) leur ont fait vivre. Ce jour-là, ils sont les deux seuls visiteurs de ce quartier de haute sécurité et un accident de transport associé à une tempête les contraint à rester sur l'île-prison une nuit, qu'ils vont passer en compagnie de PierFrancesco, puisque le directeur lui a intimé l'ordre de ne pas les perdre de vue, de crainte d'une tentative d'évasion.
C'est la rencontre de ces trois-là, tous trois perclus de douleur, car PierFrancesco, malgré l'amour de sa femme, est devenu quasiment mutique, tant il sent la violence monter en lui. Oui, un gardien aussi est enfermé, et avoir à s'occuper de détenus qui peuvent se révéler très violents, rend sa vie difficile...
Je dois avouer, pour avoir fréquenté les prisons moi-même comme visiteur et lecteur, que la description ici me paraît extrêmement juste, que l'auteur a su éviter le pathos, aussi bien que le happy end.
Franchement, ça donne envie de lire d'autres livres de l'auteur ! En tout cas le seul autre à avoir été traduit en français, "Eva dort".
Magnifique...

Les visiteurs d'une prison en pleine mer ...

8 étoiles

Critique de Pucksimberg (Toulon, Inscrit le 14 août 2011, 44 ans) - 7 juillet 2017

Paolo et Luisa ne se connaissent pas encore, pourtant un point commun fort les rapproche. Tous deux ont un proche en prison, qui se trouve sur une île. Ils feront la traversée ensemble et devront partager plus de temps que prévu ensemble à cause d'un accident. Paolo se rend dans cette prison de haute sécurité pour rencontrer son fils, Luisa quant à elle vient retrouver son époux. Et puis il y a aussi Pierfrancesco, cet agent avec lequel les deux personnages principaux seront en contact.

Ce roman nous introduit dans l'univers carcéral, pas vraiment dans les cellules. C'est plutôt toutes les autres personnes en lien avec les prisonniers qui sont au centre de ce roman : les visiteurs, les agents de sécurité, le gardien ... Francesca Melandri a rencontré de nombreuses personnes afin de bâtir ce roman. Elle s'est suffisamment documentée pour écrire ce texte qui n'a pas l'allure d'un reportage, mais qui permet de retranscrire une atmosphère fidèle à la réalité. Tout se déroule en 1979, période de terrorisme en Italie. En toile de fond c'est un contexte tendu qui est dépeint.

Le roman se lit très facilement. Le lecteur passe d'un personnage à l'autre, ce qui permet de se familiariser avec chaque protagoniste. De nombreux retours en arrière permettent de comprendre qui sont ces personnages, tout en subtilité. Le chapitre qui porte sur les mots est très intéressant et plus littéraire, et pose de bonnes questions.

Ce roman italien est réussi. On ne s'y ennuie pas une seule seconde. Le roman ne bascule absolument pas dans le misérabilisme. Ce texte est empreint d'une grande humanité. Une belle lecture.

Une île !

8 étoiles

Critique de Monocle (tournai, Inscrit le 19 février 2010, 64 ans) - 5 juin 2017

1979, les années noires. L'Italie est en sang, Les brigades rouges, Aldo Moro est dans toutes les mémoires... . L'état répond par la force et les prisons se remplissent.
Ce jour là de cette année sanglante, un homme et une femme font la traversée pour se rendre sur l'île qui héberge la prison de haute sécurité où sont incarcérés le mari de Luisa et le fils de Paolo. Tous deux ne se connaissent pas, ne se sont jamais vus et devraient à l'issue de la visite qu'ils rendent à leur proche ne plus jamais se revoir.
Le hasard en décidera autrement !

Et pourtant... malgré toute cette souffrance, ils vont rire. Tous les deux, à gorge déployée, en faisant du bruit. Ils vont rire comme deux vieux époux qui ont élevé ensemble leurs enfants et vu leurs petits-enfants devenir grands. Ils vont rire comme s'ils étaient sûrs de se réveiller le lendemain dans le lit où ils avaient dormi enlacés pendant cinquante ans. Ils vont rire comme un homme et une femme qui se regardent dans les yeux et voient défiler les années, les mois, les jours, les heures qu'ils ont partagés.

Un livre surprenant tout en nuances.

ambivalence et complexité des sentiments

9 étoiles

Critique de Miss Tigrette (, Inscrite le 18 novembre 2010, 80 ans) - 15 juin 2016

J'ai particulièrement apprécié dans ce livre la finesse dans l'étude des sentiments.
En ce qui concerne Paolo, dont le fils a commis des attentats terroristes, l'auteur, sans aucun pathos, exprime avec force et sobriété l'ambivalence profonde des sentiments du père à l'égard de son fils : un rejet des actes de celui-ci, et une forte culpabilité (il porte sur lui la photo d'une fillette à l'enterrement de son père assassiné) et cependant un amour inconditionnel.
Luisa, elle, rend visite régulièrement à son mari, criminel de droit commun, dont elle-même a subi la violence, sans se poser de questions. Tout au plus s'avoue-t-elle un vague sentiment de soulagement face à l'absence de son mari. Ce qui ne l'empêche pas de lui mitonner de délicieux raviolis.
L'auteur nous a épargné la "happy end", et la fin est elle aussi très nuancée.
Enfin, entre ces deux-là et le gardien chargé de les "surveiller"" jusqu'à leur départ, se crée une certaine forme de complicité inattendue, par-delà leur position sociale respective, pour atteindre l'humanité de chacun.

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