La modification de Michel Butor

La modification de Michel Butor

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Tophiv, le 8 décembre 2003 (Reignier (Fr), Inscrit le 13 juillet 2001, 48 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 6 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (14 476ème position).
Visites : 9 168  (depuis Novembre 2007)

Le plus beau voyage en train de la littérature

Léon Delmont, 45 ans, vit entre Henriette, sa femme à Paris et leurs quatre enfants et Cécile, 30 ans, sa maîtresse à Rome. Résolu à changer de vie, il prend le train pour Rome pensant annoncer à Cécile ce qu’elle espère depuis longtemps : il va quitter sa femme et l’emmener avec lui à Paris où il lui a trouvé un emploi. Pendant ce long trajet, il va se rappeler différents Paris-Rome et Rome-Paris en train, seul, avec Henriette au début de leur mariage, avec Cécile lors de leur rencontre deux ans plus tôt …

La modification est le troisième roman de Michel Butor, prix Renaudot, le plus connu et le plus emblématique des ouvrages du « nouveau roman », courant littéraire que Lucien et Kinbote m’ont donné l’envie de découvrir. Difficile d’écrire une critique sur un tel livre, difficile de trouver des mots assez justes, assez beaux pour vous donner l’envie de le découvrir ou de le redécouvrir, difficile d’en être digne.

Ce qui frappe évidemment le lecteur dès les premières lignes, c’est le mode narratif choisi par Butor :
« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite, vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.»
En remplaçant le vouvoiement par un simple « je » ou un impersonnel « il », on se rend bien compte du charme évident du choix novateur de Butor. L’identification est immédiate, aucune distance ne subsiste entre le lecteur et cette histoire, désormais votre histoire.

Par la suite, le rythme particulier de ce texte vous emportera. Des phrases à rallonge, usant à foison d’adjectifs, de participes présents et autre propositions relatives pour créer avec une précision extraordinaire une réelle vision de la situation. Une écriture formidable, au mot toujours juste, à l’image toujours exactement évocatrice du sentiment recherché chez le lecteur. C’est un livre qui se parcourt lentement, au rythme voulu par Butor, celui de ce voyage mélancolique.

Vous ferez vôtre les pensées de Léon qui ressasse et rejoue d’anciens voyages entre les deux villes, qui imagine les prochains. Passé, futur et présent se succèdent sans chronologie mais sans jamais demander d’effort au lecteur pour reconstituer un puzzle narratif. L’action est toujours située par une bribe de phrase renseignant le lecteur. Entre ces pensées, s’immiscent d’autres réflexions de Léon à propos du petit monde qui partage son compartiment. Il imagine et romance la vie de ces jeunes mariés, de ce vieux couple, ou de ce religieux à qui il finira tous par inventer un nom.

Tout se déroule d’ailleurs dans ce compartiment. A chaque début de chapitre, Léon retourne dans celui-ci et à chaque fin de chapitre, il en ressort, comme une des nombreuses reprises narratives d’éléments récurrents de la pensée de Léon.

Voilà, c’est pour tout cela que « la modification » est un monument. Butor nous y invite à explorer le sentiment amoureux, sa naissance, son usure, son aliénation et ses faiblesses. Cette modification insidieuse de la décision de Léon, si fermement arrêté, c’est l’utopie d’un changement de vie heureux, progressivement érodée par les doutes, l’espoir entrevu et qui s’évanouit. Butor nous parle aussi de la naissance de cette nécessité d’écrire pour survivre, de coucher sur le papier les douleurs qu’on ne peut supporter pour enfin les figer, les dissoudre, les diluer.

« Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre ; il n’est que cinq heures quatorze, et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s’impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette si belle décision que vous aviez enfin prise, c’est que vous en avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce pilori de vous même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome. »

Finalement, il ne se passe rien dans ce livre et pourtant, on ne s’ennuie pas une seconde. Chaque souvenir, espoir, observation nous décrit, nous apprend méticuleusement la vie.

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Pardon d’avoir fait un peu long mais j’avais vraiment envie de vous convaincre :-)

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Voyageur rêveur

8 étoiles

Critique de Tim (Limas, Inscrit le 3 août 2011, 29 ans) - 4 août 2011

Butor efface dans La modification tous les codes d’un personnage, d’un type, ce qui est inhérent au Nouveau-Roman. Il fait ainsi, en employant la deuxième personne du pluriel, un livre à réinventer. Bien plus qu’une narration créée de toute pièce, vous vous l’appropriez. Nous devenons chacun ce Léon. Il faut ainsi s’habituer aux nombreuses analepses, aux réflexions abondantes. Bien plus qu’une interrogation sur l’écriture, sur la création du livre, c’est un questionnement profond sur la place de l’homme et son devoir. L’observation des passagers vous montrera une facette psychologique évidente de votre entourage, on remonte toujours inévitablement à soi. C’est aussi le plaisir de cette lecture, lier votre vie personnelle à celle non moins exceptionnelle du héros. Au travers de ce voyage, vous faites partie des bagages, et il vous délivre ainsi symboliquement votre trajet retour Rome-Paris mais aussi le feu vert de votre émancipation.
Idée brillante, d’user de ce trajet pour à la fois dénoncer un monde en peine, mais aussi un futur toujours incertain. Le flux d’une vie passive, donnée à voir, ne vous laissera donc certainement pas indifférent.

Pas facile, facile...

6 étoiles

Critique de Yeaker (Blace (69), Inscrit le 10 mars 2010, 50 ans) - 14 janvier 2011

Butor est un grand écrivain mais "le nouveau roman" ne correspond pas aux critères modernes. Aujourd'hui c'est le sujet qui prime sur la qualité littéraire. Ici on s'ennuie volontairement sur la banquette d'un compartiment avec ce Léon. Le plaisir est dans l'écriture.
Bien que ce livre soit le plus célèbre de Butor, je préfère de très loin "l'emploi du temps".

Des kilomètres de phrases dépourvues de la moindre émotion …

4 étoiles

Critique de Ori (Kraainem, Inscrit le 27 décembre 2004, 88 ans) - 23 août 2010

Je désirais faire la connaissance de l’un des illustres représentants du ‘nouveau roman’ et je ne regrette pas cette expérience instructive, encore qu’elle restera unique !

Un cadre supérieur parisien, coutumier des voyages d’affaires en Italie, marié et père de 4 enfants, prend le train pour se rendre à Rome afin d’y rejoindre sa maîtresse en surprise.

Sans épargner à son lecteur des phrases de souvent plus de trente lignes, Michel Butor nous décrira ce voyage en train avec une exceptionnelle méticulosité : défilement des paysages, observation des voyageurs partageant son compartiment, retours en arrière relativement soit à sa vie de famille, soit à de précédents voyages sur cette même ligne, lesquels s’étaient effectués en compagnie alternativement de sa femme ou de sa maîtresse, réflexions sur sa vie et sur la nouvelle direction qu’il entend lui assigner, fantasmes et rêves éveillés, le tout émaillé d’un descriptif minutieux et fort savant de tout ce qu’un étranger devrait visiter à Rome.

Une lecture à la limite du supportable dès lors que l’écriture se déplie très longuement et dissèque froidement, à la manière du scalpel, situations et sentiments.

Un roman subtil et qui marque, il est vrai, tout en n’étant pas à mon goût !

La déroute de Delmont

8 étoiles

Critique de FightingIntellectual (Montréal, Inscrit le 12 mars 2004, 41 ans) - 22 mai 2006

Comme souvent, lorsque je me frotte à une des pièces marquantes de la littérature du XXe siècle, je ne sais pas trop par ou commencer. Le Nouveau-Roman, l'avant-garde française, m'a plusieurs fois rendu pantois devant la complexité de son corpus, mais cette fois-ci, c'est par sa simplicité que Michel Butor vient à se montrer original.

C'est en replaçant le mot origine, dans original que Butor vient à révolutionner la petite histoire de la littérature française. Bouclant la boucle amorcée par Marcel Proust, La Modification est un point d'orgue sur l'emploi de la subjectivité en littérature. C'est par une double omniscience de l'instance narrative que Butor fait glisser un roman à vocation réaliste dans l'époque où une nouvelle mythologie vient à triompher de la pensée rationnelle.

Vous êtes Delmont, mais le narrateur vous connaît, qui est le narrateur, pourquoi raconte-t-il votre histoire? Est-ce que l'artiste aurait des comptes à rendre à la littérature? Est-ce que cette maîtresse impossible vous aurait emmené dans un chemin qui vous forcerait à tout remettre en doute?

Un roman aux significations inépuisables, difficile d'approche, mais gratifiant.

Bien loin du train-train quotidien.

10 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 68 ans) - 10 décembre 2003

Oui, un bien beau voyage... Merci à Tophiv de nous rappeler que les "nouveaux romans" aussi racontent des histoires, des foules d'histoires, et qu'ils peuvent être savourés, dégustés comme les romans plus classiques. Qu'ils sont, eux aussi, des "invitations au voyage" : "lire, vivre où mènent les mots". Même, surtout s'ils nous mènent d'abord à nous-mêmes, miroirs encore, miroirs toujours.

Voyage dans l'espace, voyage dans le temps : une journée dans la vie de Léon Delmont, une ligne droite tendue entre Paris et Rome. Entre deux capitales, entre deux panthéons. Entre deux femmes. Entre deux vies. Une journée où Léon Delmont revoit toute sa vie, la réécrit (lui qui est le représentant pour la France d'une firme italienne de... machines à écrire), la raconte d'abord dans sa tête avant de la coucher sur le papier, sur les pages de ce livre qui l'aura accompagné durant tout le voyage, qu'il jettera au fond de sa poche à l'arrivée à Rome. Ce livre qu'il lui reste à écrire. Ce livre que nous venons de lire.

Butor hésitait entre la peinture et la musique, alors il a choisi la littérature. Mais son livre est d'un peintre et d'un musicien.
D'un peintre, ces fameuses descriptions qui lassent les impatients, ces natures mortes, ces tableaux héraldiques jamais gratuits qui révèlent un personnage, le résument, l'éclairent : deux pépins de pomme abîmés sur un tapis de fer chauffant, une théière à demi pleine de thé froid, les tresses des nuages dans un ciel "de plus en plus sombrement rose", autant de cartes d'un tarot que le lecteur est chargé de déchiffrer pour entrevoir l'avenir des personnages, leur destin, leur "aventure".
D'un musicien, ces phrases paragraphes qui tournent, qui serpentent, qui s'évasent en spirales sonores à partir de centres, ou de foyers, mots thèmes qui reviennent en boucle pour engendrer variations et fugues, cascades, berceuses. Envoûtements. Incantations.
Bercé par le roulis des rails, Léo Delmont s'endort. Bercé par le roulement des phrases, le lecteur s'assoupit, plonge, pénètre les rêves du personnage, EST le personnage, comme en cette histoire zen où l'on ne sait plus si l'on est un homme rêvant qu'il est un papillon ou un papillon rêvant qu'il est un homme.

La littérature dans ce qu’elle a de plus futile et de plus utile, de plus fugace et de plus éternel, la littérature jouet qu’on démonte pour savoir ce qu’il a dans le ventre et livre sacré qui nous révèle les vérités les plus profondes. Ecrire pour jouer avec les mots, écrire pour sauver l’humanité. Entre les deux rives, surplombant l’abîme, court depuis 1958 la passerelle tendue par Michel Butor pour nous inviter à traverser...

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