Vie de monsieur Leguat de Nicolas Cavaillès

Vie de monsieur Leguat de Nicolas Cavaillès

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 6 septembre 2014 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Pour saluer la grande âme de François Leguat.

François Leguat est né en 1638, la même année que Louis XIV, le roi qui devait révoquer l’édit de Nantes en 1685 et endommager collatéralement toute une moitié protestante de la France. L’édit de Fontainebleau abroge ainsi les tolérances du passé, devenant cause d’un certain nombre d’exils et d’expatriations, parmi lesquels on recense le départ du huguenot François Leguat. Les énoncés de la postérité ont volontiers présenté Leguat comme un explorateur, un peu d’ailleurs comme s’il s’agissait d’une vocation, mais si la vie de ce tranquille bressan a été poussée dans le branle-bas, c’est moins par appétence du grand large que par nécessité de se mettre à distance des persécutions. « Milles raisons [peuvent] occasionner » un caractère de retraitant, et de toutes les raisons qu’on voudra bien énumérer, ce ne sont ni « un mariage » (qui viendra tardivement pour Leguat, à presque soixante-dix ans) ni « la tentation du voyage » qui le contraignent, mais bien « quelque révocation » (p. 7). Même si le terme n’est pas immédiatement connoté à la toute première page, on sait par avance que cette « révocation » n’appartient pas au genre d’un esprit qui se repent ou qui se réforme et qui subitement prendrait goût à la haute mer d’une odyssée ; on sait malheureusement qu’il s’agit de la Révocation en question, celle qui ne peut apparaître qu’en bout de liste, après une disjonction formellement incontournable (« ou quelque révocation »). De plus, au XVIIème siècle, les voyages sont périlleux et ne suscitent guère le dilettantisme du touriste moderne. On ne part qu’en dernière obligation et c’est précisément ce que fait François Leguat lorsqu’il est parvenu au moyen terme de sa longue vie.

Il fallait un livre merveilleux pour suivre le destin remarquable de François Leguat. Ce livre a été écrit par Nicolas Cavaillès. Porté par une concision terminologique rare qui confère à la meilleure élégance, ce texte, comme tous les grands textes, peut se lire à plusieurs niveaux. D’abord par son titre sobre, Vie de monsieur Leguat sous-entend un anonymat qui serait passé à la notoriété, ce « monsieur » ayant des accents de régionalisme ou de réputation locale, comme s’il tombait d’une rubrique nécrologique au fronton de laquelle serait rappelée une impressionnante liste de faits d’armes, autant de moments ou d’épisodes enfin révélés dans la mort. C’est ainsi que l’on peut entrer dans le texte de N. Cavaillès, en l’occurrence comme dans un avis de décès qui se serait joliment appesanti. Après tout François Leguat eut des parents et des alliés, et tel que nous le formulions tantôt, il eut même une femme de trente ans sa cadette qui s’appelait Catherine Uchard (cf. p. 57). Quant à ses compagnons, il en eut très exactement onze, à savoir les onze qui s’embarquèrent avec lui sur L’Hirondelle le 10 juillet 1690 (cf. p. 19), quittant le port d’Amsterdam avec le rêve d’une Concorde en ligne de mire, la promesse d’une île Éden, un nom d’insouciance qui dans la tête de Leguat parachève ses récriminations intimes contre une France divisée.
En deuxième lecture, on peut étudier les différences de gouvernement entre la France religieusement énervée et la Hollande solidaire, surtout connue sous le nom de Provinces-Unies à l’époque de Leguat. Ce contraste des gestions politiques nous fait découvrir un Leguat logiquement anticartésien, comme si l’exil lui faisait voir de nouvelles objections, de nouvelles manières de réfuter Descartes et son magistère. Cet homme Leguat n’a rien d’un conquérant de la nature – c’est un voyageur qui se laisse conquérir par le monde et son attitude de simplicité imprègne ses condisciples (cf. pp. 17-8). Il ne fait pas de son intelligence un rouage pour indexer la nature et l’asservir à la commodité d’un mécanisme. De jour en jour, ce n’est plus un Descartes qui habite l’âme de Leguat, c’est un Spinoza. Né qui plus est entre les deux œuvres majeures de Descartes (Discours de la méthode en 1637 et Méditations métaphysiques en 1641), Leguat entame un itinéraire d’arrachement significatif en participant au projet des utopistes hollandais : il s’affranchit d’une monarchie trop despotiquement éclairée, il abandonne le modèle cartésien, enfin il accepte de ne plus jamais revoir sa Bresse natale. En fait c’est peut-être davantage qu’un arrachement : c’est un déracinement parce que Leguat est constamment empêché dans sa modération, figure inversée de l’arbre sage qui ouvre le roman et dont on dit qu’il « [naît] et [meurt] au même endroit » (p. 7). Arbre déplacé, arbre replanté, arbre encore déménagé ou carambolé, François Leguat a ses racines en bandoulière, il a son rhizome qui va et qui vient, avec en guise de viatique son travail et sa foi.

Une troisième lecture pourra examiner Leguat à l’instar d’un homme-arbre. La symbolique de l’arbre est régulièrement convoquée dans le texte. « La sagesse de l’arbre », en tant que premiers mots, jette sur l’existence de François Leguat l’ombre d’une bienveillante frondaison. Par conséquent, bien qu’il soit contemporain du siècle de « la plus brève espérance de vie » (p. 10), notre voyageur malgré lui est aussi robuste qu’un chêne, ce qui le distingue des autres hommes puisqu’il ne tarde guère à être perçu comme un individu « isolé par son âge » (p. 22). Auprès d’un équipage juvénile dont il a été désigné responsable en raison de sa vieillesse, Leguat, sur L’Hirondelle, est une source positivement contagieuse et même arborescente : « […] on cherche un endroit où l’on puisse encore vivre simplement, en paix, un endroit où agir comme un ruisseau s’écoule, où aimer Dieu et la nature comme un arbre frémit » (p. 18). Plus tard, lorsque les tensions viendront, lorsque les hommes ne pourront plus persévérer dans le discernement, Leguat imitera l’arbre ; il recouvrira ainsi les hommes de sa propre frondaison, leur prodiguant l’embrassade qui paraît l’escorter depuis sa naissance (cf. p. 39). En d’autres termes, il essaiera de leur apprendre que la nature est un contentement possible. En vain cependant. Très haut principe de connaissance, allégorie du savoir et du maintien, l’arbre induit une philosophie exigeante. Et puisque nous avons suggéré que Leguat était passé de Descartes à Spinoza, on pourrait tenter une synthèse de cette vie expatriée, disant que tout du long, au début comme à la fin de sa vie, Leguat n’aura fait que chercher « la cause adéquate de ses actions ». Nonagénaire et fatigué, réduit à un « tronc d’arbre empli de chair morte » (p. 61), silhouette cacochyme d’un Londres canaille, Leguat aura même certainement cherché la cause adéquate de sa mort.

Aussi nous en arrivons au quatrième et dernier thème, du moins selon notre interprétation. Au fond, il n’est pas une page de ce livre qui ne relève de la finitude. Au cours de ses voyages maritimes impromptus qui trouvent leur terme le 28 juin 1698, soit quasiment huit après l’embarquement d’Amsterdam, Leguat assiste à la disparition de beaucoup de ses acolytes. Pendant que les autres meurent, qui de mort violente, qui de démence, qui par la guigne, François Leguat s’affirme en miracle de vigueur. Son âme est solide et son corps est d’airain. Il passe outre les tempêtes et les maladies (cf. pp. 34 et 41). Ce spinoziste tacite accomplit vraiment l’expérience du sentiment d’éternité, sachant peut-être mieux que tout le monde que Dieu et la Nature, chez Spinoza, c’est du pareil au même, et que la tâche de l’homme en cette vie consiste à se saisir comme un rapport au monde entier. Dans ces conditions, l’homme qui réfléchit ne se pose pas comme un sujet cartésien qui choisit au préalable de faire retraite hors du monde (« Je pense, donc je suis »), mais tout au contraire il se définit comme étant d’emblée un mode de la pensée de Dieu. Une telle position spirituelle implique une appréhension de la mort moins angoissante parce qu’elle est susceptible de « [faciliter] le départ » (p. 13). On note ainsi que le souci du départ est mentionné précocement dans le roman, et revenant sans relâche à travers des péripéties que le lecteur prendra plaisir à connaître, ce souci de l’ultime Passage amorce un retour déterminant lorsque sont remis sur la table les « devoirs de la préparation à la mort » (p. 64). Revenu de mille morts, François Leguat, les quarante dernières années de son existence, racontera par l’un ou l’autre biais (la parole ou l’écrit) les étapes de ses itinérances, les événements de ses souvenirs, comme pour mieux repérer dans ce magasin du passé quelques leçons complémentaires en vue du trépas. On le verra en outre de façon évidente lorsqu’il racontera à sa femme « l’histoire du tigre » (cf. pp. 58-62), entendue en Indonésie, allégorie du félin épuisé qui se couche et qui invite dans sa carcasse finissante une mort qu’il n’est plus temps de congédier. À presque cent ans, François Leguat a bien le droit de s’absenter aussi, et il le fait d’abord en relatant cette histoire, c’est-à-dire que c’est sa voix qui part en premier, « une voix sèche, maigre et tranchante » (p. 58), en somme le bruit d’un vieillard qui commence à ressembler à ce qu’il est : une âme forte qui s’exprime dans un corps dont elle n’a plus besoin.

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