Le Mur de Jean-Paul Sartre

Le Mur de Jean-Paul Sartre

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Jules, le 30 août 2003 (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 79 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 11 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (1 614ème position).
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Dur mais vaut la peine

« Le mur » est un recueil de cinq nouvelles publiées par Jean-Paul Sartre en 1939. L’auteur a, à ce moment là, trente cinq ans. Il n’avait donc pas encore écrit ses deux livres principaux traitants de la philosophie dite « existentialiste » qui ne sortiront qu’en 1943, pour « L’être et le néant » et 1946 pour « L’existentialisme est un humanisme »
La première nouvelle du livre est directement inspirée par la guerre d'Espagne qui vient de se terminer. Pablo Ibieta est républicain et se retrouve dans les prisons de Franco en même temps qu'un membre des Brigades Internationales, Tom, et un jeune espagnol, Juan, dont le frère est républicain actif mais pas lui.
Suite à un interrogatoire expéditif, ils se retrouvent condamnés à mort tous les trois. La dernière nuit commence pour eux et Pablo s'analyse, mais analyse aussi les deux autres. Le premier à suer la peur est le jeune Juan, mais l’Irlandais Tom le suivra assez vite. Pablo remarquera son pantalon mouillé, l'Irlandais s'étant laissé aller involontairement. Il y a également deux gardiens dans la cellule, mais le comble, pour Pablo, c’est la présence d’un médecin belge. En effet, celui-ci ne semble être là que pour observer les effets de la peur et de l'idée de la mort toute proche sur les trois condamnés. Son obsession sera donc de ne pas montrer ce qu'il ressent.
Il va surtout y parvenir par la réflexion suivante : « Dans l'état où j'étais, si l'on était venu m'annoncer que je pouvais rentrer tranquillement chez moi, qu'on me laissait la vie sauve, ça m'aurait laissé froid : quelques heures ou quelques années d’attente c’est tout pareil, quand on a perdu l’illusion d'être éternel. » C'est cela qui va l'aider à tenir : le sens de la vie lui semble dérisoire, ainsi que toute tentative d'actions ayant pour but de changer les choses. Notre temps est trop court… Je vous laisse découvrir la fin de cette nouvelle.
Dans la seconde nouvelle, Sartre nous confronte aux pensées d'un homme qui est devenu fou et que sa femme ne veut pas abandonner contre la volonté de ses parents. Le problème de cette femme c'est qu’elle aime profondément son mari et fait tout pour entrer dans son monde plutôt que de le fuir. Mais peut-on vraiment entrer dans la vie d’un fou ?. « Les normaux croient encore que je suis des leurs. Mais je ne pourrais pas rester une heure au milieu d'eux. J’ai besoin de vivre là-bas, de l’autre côté de ce mur. Mais là-bas, on ne veut pas de moi. »
Dans « Erostrate » Sartre nous donne la vision d’un autre type de dérangement : celui d'un homme qui se sent complètement coupé des autres humains. Il dit : « Je savais qu'ils étaient mes ennemis, mais eux ne le savaient pas. Ils s'aimaient entre eux, ils se serraient les coudes ; et moi, ils m'auraient bien donné un coup de main par-ci, par-là, parce qu’ils me croyaient leur semblable. Mais s’ils avaient pu deviner la plus infime partie de la vérité, ils m'auraient battu. » Notre héros envisage donc de tuer un certain nombre de personnes avant que de se donner la mort lui-même. Il cherche ses victimes potentielles en sillonnant les rues de son quartier. Passera-t-il à l'action ?
« Intimité » met en scène une jeune femme, Lulu, mariée à Henri qui est impuissant. Cette impuissance ne dérange pas tellement Lulu, qui se prend un amant de temps à autres. Non, ce qui la dérange le plus, c’est que son mari lui fait trop souvent des reproches quant à son éducation qui, selon lui, est nettement inférieure à la sienne. Lulu, poussée par une amie, finira par décider de quitter Henri, trop faible, trop mou, trop lâche. Elle envisage de partir s'installer à Nice avec son nouvel amant. Elle quitte le domicile et son amant la fait dormir la nuit avant leur départ dans un hôtel douteux. Il la quitte jusqu'au lendemain matin après lui avoir fait l'amour. Voici une des pensées qui la tient éveillée : « Pouah ! Je suis sûre qu’à présent il regarde le ciel et les étoiles, il allume une cigarette, il est dehors, il a dit qu'il aimait la teinte mauve du ciel de Paris. A petits pas, il rentre chez lui, à petits pas : il se sent poétique quand il vient de faire ça, il me l’a dit, et léger comme une vache qu'on vient de traire, il n’y pense plus – et moi je suis souillée. Ca ne m’étonne pas qu’il soit pur en ce moment, il a laissé son ordure ici, dans le noir, il y a un essuie-main qui en est rempli, et le drap est humide au milieu du lit, je ne peux pas étendre mes jambes parce que je sentirais le mouillé sous ma peau, quelle ordure, et lui il est tout sec, je l'ai entendu qui sifflotait sous ma fenêtre quand il est sorti… » Lulu partira-t-elle ? Mais là n'est peut-être pas la question essentielle, l’essentiel est ce qui se passe dans sa tête.
Dans « L’enfance d’un chef » nous ferons la connaissance d’un certain Lucien Fleurier. Petit, il hésitait quant à savoir s’il était une fille ou un garçon. Très vite son père, gros industriel dans sa région, lui fera bien comprendre qu'il n’a qu'un avenir devant, un seul : devenir un chef. Mais c'est quoi être un chef ? Pendant des années Lucien va se chercher et il passera de l'expérience surréaliste à la période freudienne, jusqu'au jour où il va rencontrer un jeune homme qui lui fera découvrir sa véritable voie de chef, son seul avenir : la haine des étrangers, des Juifs et son destin au sein de l'Action Française. Lucien Fleurier, après quelques hésitations, découvrira dans ce mouvement la seule façon de pouvoir justifier son existence. Lucien se sent « respectable » et se dit : « Bien avant ma naissance, sa place était marquée au soleil, à Férolles (l’usine de son père). Déjà – bien avant, même, le mariage de son père - on l'attendait ; s'il était venu au monde, c'était pour occuper cette place : « J’existe, pensa-t-il, parce que j’ai le droit d’exister. » Voilà sans doute une position tout à fait contraire à l'existentialisme et que Sartre ne peut accepter, tout comme l’appartenance à l' Action Française !.
Un ensemble de nouvelles bien pessimistes, mais aussi bien écrites et intéressantes. Tantôt « le mur » est vraiment de briques, comme pour les fusillés, tantôt il est psychologique comme dans les autres nouvelles. Mais il est indiscutable que murs il y a !…

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Les éditions

  • Le Mur [Texte imprimé], [nouvelles] Jean-Paul Sartre
    de Sartre, Jean-Paul
    Gallimard / Collection Folio
    ISBN : 9782070368785 ; 7,50 € ; 07/04/1972 ; 245 p. ; Poche
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Le Mur

9 étoiles

Critique de Exarkun1979 (Montréal, Inscrit le 8 septembre 2008, 44 ans) - 6 novembre 2012

Le Mur c'est cinq excellentes nouvelles de Jean-Paul-Sartre. La première est sur un prisonnier de la guerre d'Espagne qui sera fusillé à l'aube. C'est aussi celle que j'ai préférée. J'ai aimé suivre tous les états d'âme du narrateur.

La seconde est l'histoire d'une femme qui décide de rester aux côtés de son amoureux qui perd peu à peu la boule. C'est bien de suivre toute la douleur de cette femme impuissante face à cette situation et qui reste solidaire malgré tout.

La troisième raconte l'histoire d'un homme qui met peu à peu une folie meurtrière s'installer dans ses pensées et qui décide de passer à l'acte.

La quatrième est sur une femme qui n'est pas heureuse avec son mari et qui tombe amoureuse d'une autre homme mais qui ne se décide pas à partir avec lui.

Dans la dernière, on suit un homme à partir de son enfance où il est jeune et innocent jusqu'à ce qu'il soit un jeune adulte et fasciste. C'est toute la transformation qui fait de lui l'homme qu'il sera à la fin.

J'ai aimé ces histoires parce que l'auteur développe entièrement la psychologie des personnages. C'est ma première expérience avec un auteur existentialiste et j'ai bien aimé.

Enfermement physique ou mental ? Les deux mon capitaine...

8 étoiles

Critique de Lecassin (Saint Médard en Jalles, Inscrit le 2 mars 2012, 68 ans) - 12 octobre 2012

« Le Mur », unique recueil de nouvelles de Jean-Paul Sartre qui rencontra un vif succès – si l'on excepte la droite maurrassienne - à sa sortie en 1939, peu après « La Nausée ».
Au delà du titre commun au recueil et à la première nouvelle, Le Mur est le symbole commun à ces cinq textes ; symbole d'enfermement, qu'il soit physique ou mental : un condamné à mort, « Le Mur », une femme qui assiste à l'enfermement de son mari dans la folie, « la chambre », un homme qui cherche à sortir de sa condition par un acte gratuit, « Erostrate », une femme prisonnière de sa relation avec son mari, « intimité », un adolescent qui s'enferme lui même dans une idéologie monstrueuse, « L'enfance d'un chef ».
Des écrits qui divergent néanmoins par leurs préoccupations, d'ordre général pour « la chambre », « Erostate » et « intimité », écrits en 1936 et liée à l'actualité pour« Le Mur » et « L'enfance d'un chef », écrits en 1938.
Plus facile que « La Nausée », cinq textes qui constituent une excellente introduction à la pensée de Sartre…
Néanmoins, je me permets ici, modestement, de recommander à tous ceux qui ont apprécié la nouvelle « Le Mur », de poursuivre le thème de la guerre d'Espagne et l'emprisonnement par la lecture de l'excellent « Un testament espagnol », d'Arthur Koestler…

LE MUR LU EN 2008

6 étoiles

Critique de Sandrinette03 (, Inscrite le 21 septembre 2008, 49 ans) - 19 octobre 2008

J'ai été émue par 2 nouvelles dans cet ouvrage: la première et la dernière comme beaucoup je pense.... une lecture difficile car des impressions de vide et à la fois d'enfermement se mêlent. je voulais lire, me plonger dans ce livre qui m'attendait depuis des années dans une de mes bibliothèques

Enfermement

6 étoiles

Critique de Oxymore (Nantes, Inscrit le 25 mars 2005, 52 ans) - 30 octobre 2006

Je me souviens vaguement de la lecture du Mur; 5 nouvelles dont le thème central est l'enfermement physique, moral ou social. Dans la nouvelle éponyme notamment, on se trouve en compagnie d'un homme condamné après avoir été attrapé par les phalangistes. Avec philosophie, Sartre nous emmène au tréfonds de l'âme d'un homme qui se sait condamné à mort mais dont la vacuité de la vie le convainc du peu d'importance de cette peine.
Les autres nouvelles nous révèlent les sentiments d'un fou, d'un déséquilibré sexuel, d'un impuissant et d'un pédéraste; je ne me souviens que trop peu de ces dernières nouvelles mais l'ensemble est étouffant et contribue à étoffer l'idée de Sartre voulant que la vie nous enferme dans ces "murs" visibles ou mentaux. Une idée sans doute se formait déjà chez Sartre, celle de cet existentialisme qu'il écrivit plus tard.
Mon opinion d'ensemble est mitigée car je n'avais sans doute pas encore les clés pour aborder ce thème mais je le relirai certainement.

Des murs

9 étoiles

Critique de Mieke Maaike (Bruxelles, Inscrite le 26 juillet 2005, 51 ans) - 10 juin 2006

J'avais lu "Le Mur" une première fois vers 16 ou 17 ans. La première nouvelle m'avait profondément marquée. J'étais à l'âge de toutes les utopies, de tous les engagements et je me suis trouvée confrontée à cette dernière nuit d'un groupe de militants avant leur exécution. Cette confrontation avec la mort au nom d'idéaux me paraissait absurde, mais surtout très... romantique.

Je viens de relire ce livre, et c'est là qu'on se rend compte à quel point notre perception du monde évolue au cours de notre vie. Ce n'est plus le côté militant qui m'est apparu en relisant cette nouvelle. J'ai surtout ressenti une atmosphère nauséabonde: les réactions incontrôlées des corps, le confinement, le sens à donner aux dernières heures qu'il reste à vivre. Mourir aujourd'hui ou plus tard, quelle importance? Pourquoi vouloir changer le cours des choses puisque tous les humains qui nous entourent mourront un jour?

Les autres nouvelles parlent aussi de murs, d'autres murs. Celui qui sépare du reste du monde la chambre à coucher d'un homme atteind de folie et celui qui isole mentalement un psychopathe des autres humains.

J'ai moins aimé la nouvelle "Intimité". Je n'ai pas pu m'attacher au personnage de Lulu qui me semblait trop lunatique, trop superficielle. L'écriture est plus brouillonne, peut-être à l'image des pensées et sensations de Lulu.

Par conte, la dernière nouvelle "L'enfance d'un chef" est excellente et préfigure les ouvrages ultérieurs de Sartre. Il nous présente tout le cheminement existentiel d'un homme, destiné à devenir chef, depuis sa tendre enfance jusqu'à l'âge adulte, ponctué des premières expériences et des rencontres marquantes de sa vie. Depuis les doutes: "Qu'est-ce que je suis, moi?", "Ca y est, ca y est! J'en étais sûr: je n'existe pas." "l'existence est une illusion; puisque je sais que je n'existe pas, je n'ai qu'à me boucher les oreilles, à ne plus penser à rien, et je vais m'anéantir."; jusqu'à la conviction d'occuper la place qui lui était depuis toujours destinée: "Déjà - bien avant, même, le mariage de son père - on l'attendait; s'il était venu au monde, c'était pour occuper cette place: 'j'existe parce que j'ai le droit d'exister'".

Un livre à relire régulièrement au cours de sa vie. Pour mesurer son propre cheminement existentiel.


Emmuré dans l'existence

8 étoiles

Critique de Neithan (, Inscrit le 19 juin 2005, 36 ans) - 30 juillet 2005

Je ressentis également une sorte de "nausée" à la lecture de ce livre le Mur... En effet, l'atmosphère est oppressante et étouffante tout le long de ces 5 nouvelles, qui mettent chacune en scène des personnages marginaux et qui paraissent déséquilibrés... Un condamné à mort, un fou, un déséquilibré mental, un impuissant...

L'existence parait alors "emmurée", sans issue, d'où cette atmosphère inquiétante, mais il s'agit bien d'un emprisonnement constructif, représentatif de l'existentialisme...

Sartre, avec des mots percutants, sonde notre esprit et ce qu'il y a de plus terrible dedans... C'est lorsque l'on se trouve devant un mur qu'en réalité nous sommes le plus libres, car n'est-ce pas à ce moment-là que nous pouvons faire des choix, afin de nous extraire de cette impasse? C'est la possibilité de faire des choix qui fait que selon Sartre je suis libre, que je vis, que j"existe".

Le tout est pessimiste et bien noir, et met déjà en place l'existentialisme avant même que ne soit paru L'Etre et le Néant et L'existentialisme est un humanisme...

Egarements

7 étoiles

Critique de Béatrice (Paris, Inscrite le 7 décembre 2002, - ans) - 26 juin 2004

"L'enfance d'un chef" : le portrait d'un jeune bourgeois choyé, fils unique, futur héritier. Il se pose des questions, il se cherche, il cherche une raison d'être, il vit l'angoisse de ne pas être à la hauteur, il multiplie les faux diagnostics de ses états d'âme, clin d'œil à Freud : "J'ai commencé par le complexe d'Oedipe, après ça je suis devenu sadico-anal et maintenant, c'est le bouquet, je suis pédéraste; où est-ce que je vais m'arrêter ?"
Un ami lui dit "c'est le Désarroi".
" Désarroi... pensait-il; à quoi est-ce que ca va m'engager ? Il ne savait pas bien si on lui avait découvert une dignité ou une maladie nouvelle".
"Eh bien, c'est simple, tu es un déraciné", lui dit un autre ami.
Comment "se détourner d'une stérile et dangereuse contemplation de soi-même" ? Désormais, ses camarades sont "des jeunes gens bruyants et musclés" qui tyrannisent les juifs.
Un portrait psychologique où finesse et sarcasme ne sont pas antinomique, mais complémentaires.

Une autre nouvelle réussie: "Le mur", dont le héros est confronté à l'imminence de la mort. Sartre trouve les mots pour sonder les égarements et les prises de conscience.
En revanche, les trois autres nouvelles, je les trouve pas suffisamment abouties. "La chambre" manque d'équilibre : peut-être l’ensemble aurait gagné en cohérence s’il était limité à un seul point de vue, celui de l’épouse du malade. "Erostrate" me semble banale; quant à "Intimité", j’ai rien compris à ce mélange incongru : confidences érotiques et vaudeville.

Cette analogie étrange...

9 étoiles

Critique de Anasthasie (Minsk, Inscrite le 5 mai 2004, 39 ans) - 5 mai 2004

Dans la philosophie du dzhen-bouddhisme une pratique s'exerce: le maitre initié peut bastonner son élève, ainsi ayant pour le but de lui faire connaitre le moment de lucidité. Sans être disciple du dzhen mais après avoir lu “ Le Mur” à l'âge de quinze, j'ai ressenti l'effet pareil.


Ce serait une bêtise d'affirmer que quelqu'un de nous n'ait jamais éprouvé la peur, n’ait jamais ressenti des tentations érotiques, n’ait jamais eu des pensées considérées comme “interdites”, c’est-à-dire qu’il n’ait pas existé. Dans cette relation le style de Sartre est admirable: il donne la possibilité de sentir tout ce qui se passe comme si tu participes à l’action. Puis on peut paraitre qu’il te montre un miroir magique reflétant l’âme et te dit: n’ais pas peur, regarde et fais la connaissance, c’est toi-même. Il dénigre les pensées qui ne sont pas trop décentes, parallèlement ça prouve son talent de montrer les choses à facettes: un mec qui caresse un garçon, ça fait naitre du dégout et de l’excitation à la fois, l’histoire sur un marin qui fait l’amour avec un canard et ensuite en fait la soupe pour l’équipage est dégoutante mais en même temps fait sourire, surtout si l’on s’imagine cet équipage au diner.

Est-ce par hasard que Lucien Fleurier, qui a prouvé son existence par la haine envers les Juifs, à la fin même de la nouvelle “L’Enfance d’un chef” dit qu’il veut laisser pousser une moustache?
Tout le siècle passé Sartre et ces compagnons de lutte cuisaient le vaccin contre le nazisme. Et comment vont les affaires avec ce vaccin aujourd’hui? Le Pen, président des Erostrats et des Luciens Fleuriers, a passé à l’un tour des élections. Mais il a perdu avec éclat un autre. Est-ce le mérite de Sartre? Peut-être. Mais il est sûr que cet écrivain n’était pas chrétien, ainsi il pouvait facilement décrire un criminel sans le plaindre. N’est-il pas le seul écrivain qui a su décrire si bien la bouillie qui cuit dans la tête des gens rêvant de trouver la gloire par destructions?

Tôt ou tard, chacun de nous voit une question se poser devant lui: pourquoi est-ce que je vis? Comme je le vois, il est impossible de réfléchir sur ce sujet sans s’imaginer deux catégories: l’infini et le temporaire, et le sens de vie ne se trouve-t-il pas juste en frontière de ces deux notions?
Un critique a appelé ces nouvelles “une expression littéraire de névrose”. Il est difficile de ne pas apprécier sa position. Le mot ‘névrose’ définit une maladie psychique, l’état entre une tête bien ordonnée et la folie, le malade est en frontière, mais il ne deviendra jamais fou. Sartre crée cinq situations de frontière, des états extrêmes, des individus qui Existent, et la lucidité apparait comme une catégorie frontalière, celle de névrose.

La nausée est devenue une espèce de ‘brand’ sartrien. Mais en parlant de la ‘noirceur’ de cet écrivain, est-il juste de la considérer seulement comme nauséabonde? Au moment difficile l’homme ne voie pas d’issues, la situation peut lui paraitre désespérée. Mais en même temps inconsciemment il cherche les moyens pour changer la situation. Il est intéressent que Sartre lui-même a dit à propos de ses nouvelles : ” Personne ne veut regarder en face l’Existence.” Les cinq nouvelles, ce sont “cinq petites déroutes devant l’Existence, toutes ces fuites sont arrêtées par un mur; fuir l’Existence, c’est encore exister.” Bien que le mot ‘mur’ soit concret, j’ose de lui trouver l’antonyme, soit contextuel – le mot ‘porte’. Une porte que cherche un homme regardant l’Existence face à face. Ainsi peut-être ça a une allure de paradoxe, mais c’est surtout en cas de dépression qu’il vaut lire ces nouvelles.

Le XX siècle est marqué comme celui de la crise des valeurs éternelles, l’abolition des ‘general truths’, le XX siècle était malade de l’existentialisme. Les raisons sont compréhensibles: la révolution, deux guerres mondiales, l’explosion atomique…bref " quand on a perdu l’illusion d’être éternel". D’accord, il y a les raisons, mais où est le remède? Les oeuvres de Sartre semblent bien l’être: elles posent l’homme devant un mur et l’obligent a chercher l’issue.
En parlant des valeurs, regardons ce que Sartre a fait avec le culte de mère. Lucien Fleurier pense de sa mère qu’il voyait se laver au bidet: ”elle était cette grosse masse rose, ce corps volumineux qui affalait sur la faïence du bidet.” Sartre n’était pas chrétien, mais il ne faut pas penser que ce dégoût de la femme-mère soit le sien: Lucien est antihéros, et ces paroles lui appartiennent. En constatant la maladie de la destruction des valeurs traditionnelles, Sartre ne s’est pas trompé: Madonna d’aujourd’hui danse strip-tease, s’embrasse avec les filles et chante: “ I’ve got you under my skin”…

Merci Lucien...

9 étoiles

Critique de Jules (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 79 ans) - 3 septembre 2003

...pour cette excellente critique éclair. En effet, je crois que ces nouvelles devraient plutôt être lues à l'adolescence, époque fréquemment tournée vers des pensées plus sombres que gaies, ou alors assez bien plus tard. On pourrait aussi me dire qu'il est inutile de pousser encore plus un certain côté "négatif" chez l'adolescent et ce n'est pas faux. Alors, "Le Mur" deviendrait un livre réservé à l'adulte qui ferait plus la part des choses. Mais la critique de Lucien me donne envie d'insister sur plusieurs points. Et parmi ceux-ci il y a également l'explication de ma préférence pour Camus par rapport à Sartre. Un moment, Fleurier se retrouve seul dans la campagne, des arbres et des champs à perte de vue. Le silence ,n'est troublé que par l'un ou l'autre insecte ou oiseau. Que ressent-il ?... Une terrible peur, un gigantesque vide !... Là ou un héros de Camus se serait refait une santé psychologique... L'amour de la nature traverse toute l'oeuvre de Camus, comme sa vie, alors que Sartre est un homme des villes, de Paris, surtout, et ses héros sont comme lui. Jeune, il est bien certain que les villes m'attiraient bien plus que la nature, elles nous donnent plus la sensation d'exister et de "faire". Cette vision évolue. Lucien parle dans sa critique du regard dégoûté vers les autres, il a raison. Mais, dans "Intimité", si sa description d'après l'amour marque un dégoût de l'autre, elle n'en marque pas moins, à mes yeux, un dégoût général du corps dans certaines de ses fonctions. Chez Sartre, il me paraît que le corps est souvent quelque chose d'assez abstrait, si pas parfois "sale". Cela me dérange un peu. Enfin, dans la nouvelle qui s'intitule "Le Mur" Pablo Ibbieta s'en sort essentiellement parce qu'il découvre soudain la vanité des activités humaines, l'inutilité de la vie, le côté vain de la volonté de vouloir faire des choses comme de tenter de les changer. Mourir aujourd'hui ou après-demain, quelle différence ?... Camus, lui, même s'il souligne les côtés absurdes que peut avoir la vie humaine, continue à dire qu'il faut avoir le courage de la poursuivre et, tant qu'à faire, être un homme "bien" plutôt qu'un autre. Dans "La Peste" Rieux se bat jusqu'au bout ! Camus aime la vie, aime la nature, aime l'homme, Sisyphe n'abandonne jamais ! Si je crois que Camus aurait été capable de résister comme "Pablo", ce n'aurait pas été parce qu'il lui aurait été égal de mourir un peu plus vite ou un peu plus tard, mais bien parce que résister à la barbarie et à l'esclavage était pour lui une nécessité, une action qui grandit l'homme qui le fait, mais aussi, à travers lui, tous les hommes. C'est donc presque un devoir, pas une renonciation à la vie. Je ne dois pas en rajouter beaucoup encore pour faire comprendre ce que je préfère chez Camus, même si, jeune, je mettais les deux écrivains sur le même piedestal et qu'à quinze ou seize ans, mon plus grand rêve était de rencontrer ces deux hommes au "Deux Magots" et Brel n'importe où et de pouvoir parler deux minutes avec eux. Brel j'ai pu le faire et très longuement, Camus est mort avant que je n'ailles aux "Deux Magots" et Sartre a commencé à m'intéresser moins et puis, je n'allais toujours pas aux "Deux Magots" régulièrement avant sa mort.

La nausée

8 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 68 ans) - 2 septembre 2003

Quand je cherche à me remémorer les impressions ressenties à la lecture des nouvelles du "mur", c'est le mot "nausée" qui me vient spontanément à l'esprit. Peinture sans concession d'une humanité sans fard qui se heurte brutalement aux murailles du réel. Murs, oui. Enfermement comme dans "Huis clos" et, comme dans cette pièce, plus que jamais aussi, "l'Enfer, c'est les Autres". Regard dégoûté que l'on porte sur autrui. Bassesse. Ce recueil est dur mais il vaut la peine de le lire, comme dit Jules. Oui, comme un remède souverain contre les illusions. Mais peut-être pas à tous les âges. Peut-être vaut-il mieux rester capable de rêver...

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