Les quatre livres de Yan Lianke

Les quatre livres de Yan Lianke
(Sishu)

Catégorie(s) : Littérature => Asiatique

Critiqué par Myrco, le 18 juin 2013 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 74 ans)
La note : 9 étoiles
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Un grand,grand livre...

Composition ambitieuse, riche de références, alternant plusieurs récits, mêlant réalisme et transfiguration du réel, ce très beau roman revient sur une période marquante de l'Histoire de la Chine contemporaine, les fameuses années du Grand Bond en avant impulsé par Mao (1959-1961) et la Grande Famine qui s'ensuivit, responsable, selon les dernières estimations les plus crédibles , de près de quarante millions de morts.
Si d'autres sources attestent de la véracité de nombreux faits relatés, Yan Lianke fait ici pleinement oeuvre de littérature en nous livrant sa propre vision qui largement transcende la réalité, introduisant une double dimension mystique et mythique et lui conférant une portée universelle et métaphysique.

Au-delà d'une lecture littérale fluide et très accessible, sous l'apparence tantôt du témoignage, tantôt du conte ou de la fable, ce livre ne se donne pas d'emblée et nous interroge encore longtemps après qu'on l'ait refermé, sur le sens de certains choix et les intentions sous-jacentes de son auteur.

Celui-ci est censé avoir retrouvé quatre manuscrits, d'où le titre (référence aux 4 Evangiles et aux 4 "canons" du confucianisme, dixit la 4ème de couverture). Ils nous sont livrés sous forme de prétendus extraits suggérant l'idée d'une matière de base monumentale. En fait, la quasi intégralité du livre consiste en l'alternance de deux d'entre eux "L'Enfant du ciel" et "Le Vieux Lit".
Chacun raconte, à sa manière, cette période tragique de folie et d'absurdité, que Yan Lianke a choisi de nous faire vivre au sein du monde coercitif des camps de rééducation, atomisés en zones numérotées, disséminées tout au long des terres ingrates du Fleuve Jaune:
"les zones elles-mêmes étaient si distantes les unes des autres qu'ils ne se fréquentaient pas" (on pense à "L'archipel du goulag" de Soljenitsyne.)
Ici nous sommes dans la zone 99 réservée aux intellectuels considérés a priori comme susceptibles d'aller à l'encontre d'une idéologie dont la finalité est la création d'une société et d'un homme nouveaux où tout est basé sur le collectif. D'ailleurs les protagonistes sont dépouillés de leur nom individuel; ils constituent un collectif de "criminels" et ne sont jamais désignés autrement que par leur fonction initiale: l'Ecrivain, le Religieux, l'Erudit, Musique, etc... Bien évidemment, toute tentative d'évasion doit être punie de mort et chacun doit obéir aux dix commandements, dix interdits à la liberté d'action, d'expression et de pensée et les livres non autorisés doivent être brûlés.

C'est l'époque de la mise en oeuvre de la politique mégalomaniaque de Mao qui prétend alors se hisser au niveau des grandes puissances mondiales, tant dans la production d'acier que dans les rendements agricoles. Partout, on doit se priver du plus petit ustensile pour fondre un acier médiocre dans des fourneaux rudimentaires. On ne craint pas de contrarier les lois les plus élémentaires de la nature pour espérer obtenir des rendements aberrants, mais l'homme ne contrarie pas impunément la nature.
"Dieu était en colère contre les hommes car ils étaient insolents: il fit pousser le maïs comme les arbres mais il ne leur accorda pas d'épis"
"tous les arbres étaient allés dans les fourneaux (pour l'acier). L'univers était chauve"
"il y a eu des inondations, puis la sécheresse. Partout des cataclysmes se sont produits et personne n'a pu éviter la disette".

Cette famine atroce, source de souffrances physiques et psychologiques abominables donnera lieu aux comportements les plus extrêmes, là où la dignité humaine n'existe plus: prostitution, cannibalisme.

Le livre s'ouvre sur "L'Enfant du ciel" récit supposé d'un auteur anonyme qui emprunte le ton et les formules de la Bible, cette langue si particulière et répétitive qui imprime au roman sa dimension poétique, grandiose et universelle, trait d'union entre civilisation confucéenne orientale et celle judéo-chrétienne occidentale. Les premières pages écrites dans une très belle prose résonnent comme une réécriture de la Genèse, nouvelle création d'un monde.
C'est là à mon sens la véritable trouvaille de l'auteur qui confère à cette oeuvre son originalité et sa force que ce personnage de l'Enfant à qui les autorités ont confié la direction du camp et la réalisation des objectifs en son sein. Figure dominante, surgie de nulle part, référence explicite au Christ, il fait le lien entre idéologie et religion et apporte un éclairage sur le comportement d'intellectuels censés être l'élite pensante de la nation et qui se laisseront infantiliser par le système de manipulation dont il use. Peut-être l'une des clés de compréhension est-elle que dans un monde sans Dieu, l'homme a besoin de se créer de nouvelles idoles, ainsi en est-il du dirigeant suprême dont l'Enfant est le bras d'autant plus efficace qu'il peut inspirer l'empathie voire l'amour. Car l'Enfant est à la fois innocence et ignorance (image convenue de l'enfance). Il applique les ordres sans état d'âme, il n'a pas la conscience du mal, preuve en est la scène d'exécution au théâtre destinée à asservir par la peur; il sera bien le seul à croire à l'illusion.
L'Enfant est bon: il manipule par la récompense (les petites fleurs rouges échangées contre les étoiles avec au bout la liberté peut-être de pouvoir retourner dans ses foyers) et le chantage à sa propre mort car lui-même, manipulé par les autorités ne rêve que de gloire et de mourir en héros. Et le plus souvent la sanction qu'il applique ne sera pas trop sévère.

L'autre récit important est celui de l'Ecrivain, "Le Vieux Lit", l'Ecrivain qui est d'ailleurs arrivé là de manière assez cocasse. Lui est chargé d'écrire un mémorandum "Des criminels" (3ème livre) par lequel il doit dénoncer les "crimes" de ses petits camarades pour preuve de sa bonne volonté à se réformer et en échange de récompenses. C'est un récit plus réaliste qui nous montre bien les mécanismes de soumission, la lâcheté, les comportements extrêmes auxquels les individus peuvent se trouver confrontés pour survivre.
C'est aussi au coeur de ce récit que l'on trouve sous forme de transcription métaphorique le morceau de bravoure du roman, chapitre intitulé "Le travail aux champs", dans lequel l'Ecrivain s'impose de nourrir le blé avec son propre sang, qui porte à sa quintessence cette souffrance auto-imposée au nom de l'espoir de liberté, de la soumission ou de l'amour de l'Enfant?

Seul l'Erudit, le rebelle tentera de garder sa dignité jusqu'au bout et de préserver celle des autres, même s'il choisira de faire semblant quelquefois pour l'amour de Musique.
L'oeuvre s'achève d'ailleurs sur le 4ème livre, l'introduction de l'essai philosophique qu'il laissera inachevé, intitulé "Le nouveau mythe de Sisyphe", une dizaine de pages directement inspirées de Camus.
YAN Lianke donne du mythe une version prolongée, revisitée, à l'orientale. Dans un contexte où la souffrance et l'absurdité atteignent leur paroxysme, il imagine que les dieux mécontents de voir finalement Sisyphe s'adapter ayant trouvé dans "la lutte elle-même vers les sommets (de quoi) remplir son coeur d'homme" lui infligent une peine plus lourde encore en inversant désormais le processus par l'effet de "pente magique". Mais une nouvelle fois, il parviendra à s'adapter, à retrouver sa raison d'être. Mais le Sisyphe oriental a plus d'un tour dans son sac, cette fois, il ne se dévoilera pas.
Le roman s'achève ainsi par un message de confiance en l'homme opprimé. La dernière phrase: "Il (Sisyphe ) est paisible et satisfait, il est naturel et content fait écho à la dernière phrase de Camus "il faut imaginer Sisyphe heureux".

Une oeuvre importante à laquelle je reprocherai juste quelque lourdeur dans le procédé de la surenchère permanente (attribution des récompenses, demandes inflationnistes des autorités), le même procédé utilisé dans "Bons baisers de Lénine" qui crée parfois un sentiment de lassitude vers le tiers du livre tant il peut devenir fastidieux mais je ne saurais trop recommander au lecteur un peu de patience pour franchir cette étape.

Rappelons enfin que l'auteur qui a suivi le même parcours que Mo Yan a par contre beaucoup souffert de la censure. Résidant toujours à Pékin, il revendique aujourd'hui l'indépendance de sa création en publiant hors de la Chine continentale. C'est le cas des "Quatre Livres" édités à Hong-Kong en 2010.

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