Bons baisers de Lénine de Yan Lianke

Bons baisers de Lénine de Yan Lianke
(Shou Huo)

Catégorie(s) : Littérature => Asiatique

Critiqué par Myrco, le 22 novembre 2012 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 75 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 5 étoiles (25 692ème position).
Visites : 5 167 

Entre farce et fable : le grand barnum chinois.

Années 1990. Un petit village perdu dans les montagnes du Henan. Là, vivent essentiellement des infirmes, sourds, muets, aveugles, boiteux et autres handicapés qui ont su s'organiser pour jouir d'une vie relativement tranquille rythmée par les travaux des champs sous l'autorité d'une sorte de chef de village, la doyenne Mao Zhi, ancienne combattante de la Révolution.
Un jour, à la "faveur" d'une catastrophe naturelle issue d'un dérèglement climatique-métaphore probable du dérèglement de la société chinoise-survient la visite du chef de district Liu Yingque qui s'est mis en tête le projet délirant de racheter aux russes la momie de Lénine pour en faire l'épicentre d'un parc aménagé à des fins d'exploitation touristique. A travers la réalisation de ce projet de développement qui doit ouvrir aux habitants de son district la voie du bonheur, Liu Yingque poursuit un rêve insensé d'ascension au sein de la hiérarchie politico-administrative doublé de celui d'un culte de la personnalité voué à... sa propre personne.
En découvrant les multiples talents qu'ont développés certains de ces villageois-souvent en compensation de leur handicap-germe dans son esprit une nouvelle idée folle: monter avec eux une troupe de cirque pour recueillir les fonds nécessaires à l'acquisition de la fameuse dépouille.
Il se heurtera à Mao Zhi qui elle, mène son propre combat. Jeune femme, pétrie des idéaux de la Révolution, nouvelle arrivante dans ce village alors totalement oublié et libre, indépendant de toute autorité administrative, elle avait oeuvré de bonne foi pour le relier à la grande aventure collectiviste pleine de promesses... ouvrant hélas la porte à tous les fléaux issus de la politique de Mao: famine, exactions commises au nom de la Révolution Cuturelle... Elle n'aura de cesse de racheter cette erreur en vouant le reste de sa vie à "déjointer" le village du reste de la communauté, à savoir lui rendre son indépendance d'antan. Et ce sera l'enjeu de négociations entre les deux principaux protagonistes de l'histoire, chacun mettant tout en oeuvre pour l'accomplissement de son projet.

Benaise -c'est le nom du village-cela renvoie aussi à la notion de joie (d'ailleurs en chinois, le livre s'intitule "La joie de vivre") ; "être benaise" signifierait "être content" , "s'en donner à coeur joie "en dialecte local, et c'est l'angle qu'a choisi l'auteur pour nous entraîner, de péripétie en péripétie dans ce récit abracadabrant qui tient à la fois de la farce et de la fable. Usant de l'outrance et de la démesure, du toujours plus avec jubilation, il stigmatise ainsi, plus librement sans doute qu'il n'aurait pu le faire autrement, ce nouveau visage de la Chine d'aujourd'hui où tout s'achète et tout se vend sans plus aucun respect pour rien.
Néanmoins, le roman ne joue pas que sur ce registre qui, je l'avoue, n'a pas toujours maintenu mon intérêt. Derrière la mascarade réapparaît souvent le sordide, cette sensibilité au côté sombre de la nature humaine qui semble constituer l'une des caractéristiques dominantes de Yan Lianke mais aussi parfois l'émotion et la tendresse (la si touchante scène irréaliste des chiens éclopés par exemple).
En outre, la trame principale est entrecoupée, c'est là une originalité de la construction, de "commentaires" de l'auteur qui viennent casser la linéarité du récit et peuvent entraver sa fluidité, voire au départ déconcerter le lecteur. Ces commentaires renvoient soit à des définitions de mots ou expressions souvent savoureuses supposées dialectales dont il semble qu'elles doivent beaucoup à l'inventivité de l'écrivain (saluons à ce sujet le travail remarquable de la traductrice Sylvie Gentil) , soit à des légendes et surtout à des épisodes souvent dramatiques qui s'inscrivent dans l'Histoire récente de la Chine et éclairent l'histoire du village et celle des principaux protagonistes, commentaires qui font de ce fait partie intégrante du corps du récit et ne sauraient être contournés.

Au travers de ce roman, Yan Lianke nous invite à une réflexion sur la valeur de l'argent, l'utilité de son accumulation passé un certain seuil, et plus profondément sur le bonheur et la liberté.

P. S: Contrairement à d'autres ouvrages de Yan Lianke et à ce qu'on peut lire parfois, ce livre n'a pas été censuré; néanmoins, suite à sa publication, l'auteur a dû démissionner de l'armée.

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De l’onirisme chez les enfants de Mao

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 68 ans) - 8 octobre 2017

Pas étonnant que Yan Lianke ait dû démissionner de l’armée (il a commencé sa carrière à vingt ans comme « écrivain de l’armée ») ! Si certains de ses romans sont, parait-il, appréciés en Chine et par les Chinois (et donc les autorités) d’autres – et comme par hasard les deux premiers lus « Le rêve du village des Ding » et « Bons baisers de Lénine » - ne cachent rien de la violence terrible des autorités, d’un pouvoir communiste omnipotent vis-à-vis du peuple, et notamment de sa partie la plus démunie et fragile ; les paysans.
Yan Lianke le fait dans « Bons baisers de Lénine » aussi bien de manière explicite que de manière allégorique, sur le mode fable. C’est que le biais qu’il a choisi pour nous narrer cette histoire est complètement grotesque, d’un grotesque assumé comme d’ailleurs le pouvoir chinois, capable de laisser crever un Prix Nobel de la Paix en prisonnier politique, assume son côté grotesque et dangereux.
Qu’on imagine : l’histoire est en fait celle d’un cadre local, Liu Yingque, chef de district dans la région du Henan, ambitieux comme un politique sait l’être et qui conçoit l’idée génialement foutraque de racheter la dépouille de Lénine pour l’installer dans son district et susciter ainsi un élan touristique qui générera un flot de revenus sur le district (et chez les obligés de Liu Yingque après qu’il se soit servi bien entendu). Dans le genre ; pourquoi ne pas avoir proposé de faire venir tous les ours polaires du Groenland sur la côte du Pas de Calais pour relancer le tourisme ?! Bon, mais c’est de la dépouille de Lénine dont il est question.
Bien sûr, Liu Yingque ne table pas sur le fait que les Russes cèdent Lénine pour rien. Il faut de l’argent. Beaucoup d’argent. Qu’à cela ne tienne, Liu Yingque (et donc son papa, Yan Lianke) n’est pas avare en absurdité. Il existe dans son district un village « spécial », Benaise, où depuis des lustres les infirmes et les éclopés se regroupent ( manchots, aveugles, sourds, paralytiques, muets, amputés, …), vivent là et s’organisent entre eux. Pas avare en absurdité et en grotesque, Liu Yingque conçoit donc l’idée que chacun de ces infirmes ayant dû compenser son handicap pour survivre en développant une ou des facultés pas ordinaires, ceci peut constituer en tant que tel autant de numéros de cirque qu’il suffit de faire tourner, d’abord aux environs, puis dans la Chine délicieusement inhumaine.
Nous sommes dans un roman et donc ça marche. C’est le succès. L’argent rentre à flots et les artistes sont copieusement exploités – c’est d’ailleurs, à mon sens, là que la charge de Yan Lianke sur la perversité et l’inhumanité du régime est la plus violente.
Benaise a toujours vécu un peu à part du monde réel – je dirais, du monde réellement déshumanisé qu’est le paradis communiste à la chinoise dans les campagnes ! – et est dirigée, de manière consensuelle plus qu’officielle, par Mao Zhi, ancienne combattante de l’armée populaire, rangée des cadres. Mao Zhi perçoit bien la perversité du dessein – et surtout de sa mise en œuvre – de liu Yingque et tente d’abord de s’y opposer, puis d’accompagner le projet en tentant d’en limiter la casse et de faire en sorte que les « Benaisiens » en tirent quand même profit. Version chinoise du pot de fer contre le pot de terre. Et là aussi, grosse charge contre l’omnipotence de l’Administration et du Parti.
On le constate, la fable part sur des postulats hallucinés et l’onirisme, d’ordinaire plutôt sud américain, n’est pas loin. En outre, à l’instar d’un Andrea Camilleri qui truffe ses romans de « sicilianismes » qui posent quelques soucis à ses traducteurs, Yan Lianke invente ce qui serait un idiome des Benaisiens et se sert des notes de fin de chapitre (notes qui constituent parfois des chapitres entiers !) explicitant ces termes spécifiques pour faire avancer l’histoire, donner des explications sur les tenants et aboutissants d’un fait particulier, gloser. Le traducteur a dû s’amuser !
Tout ceci fait de « Bons baisers de Lénine » un roman foisonnant, qu’un Gabriel Garcia Marquez ne renierait pas dans la forme, intéressant dans ce que Yan Lianke nous dit des manières et des vices d’une Chine post – maoïste, capitaliste mais communiste, schizophrénique et sans scrupules.
Oui, vraiment, que cet ouvrage n’ait pas été apprécié parait logique !

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