Comme un roman-fleuve de Daniel Charneux

Comme un roman-fleuve de Daniel Charneux

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Kinbote, le 21 août 2012 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 7 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (1 005ème position).
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Le promeneur de Liège

Tout coule, s’écoule dans la vie de François Lombard, la Meuse, les larmes des riverains inondés, l’écriture tout en méandres, qui retient entre les rivages de la phrase la substance du réel, et la musique : celle des mots, celle des Bob Shots ou de Debussy, celle métaphorique par excellence du temps...

En sept chapitres ayant chacun pour titre le nom d’un pont, François Lombard va revoir sur les six premiers mois de 2011 l'album de son passé, se remémorant quatre-vingts ans de sa vie et de celle de son épouse, circonscrits dans les huit kilomètres de son « grand tour », qu’il parcourt à pied comme un chemin de croix, inlassablement, pour, on peut le penser, au cours de ses réminiscences ne rien laisser passer au temps : grands et petits faits de l’histoire personnelle ou collective. Jusqu’à l’épisode crucial narré tout à la fin en un récit poignant.

Au long de ses promenades en bord de fleuve, Lombard s’arrête volontiers pour prendre un verre, goûter une spécialité locale, raviver à la mode proustienne une saveur ancienne, retrouver, avec par exemple un liégeois, mélange d’orangeade et de grenadine, « le goût sucré de la jeunesse ».

Pendant ce temps, la Meuse rend une après l’autre des fillettes tombées à l’eau, ainsi que fait le temps avec les souvenirs, qu’il s’agit plus souvent d’aller pêcher, de sauver de l’oubli. Ainsi, cette petite sœur vieillie, à peine reconnue quand elle réapparaît derrière les rayonnages d’une librairie... Des faits d’hier rappellent des réalités actuelles. Ainsi, les motifs des grèves de l’hiver 60-61 contre la loi unique paraissent aujourd’hui encore d’une brûlante actualité...

L’existence de François Lombard, un « ténor du barreau », apparaît comme une prison, au parcours balisé, avec un moment d’engagement au sens sartrien qui lui coûtera plus cher qu’il n’avait prévu : l’estime de l’être le plus aimé. Un peu à l’instar du marcheur d’Une semaine de vacance (Luc Pire, 2001) qui arpente la Creuse suivant un plan préétabli vers on ne sait quoi, ce promeneur de Liège va vers un dénouement, qui contrairement au premier roman de l’auteur, se dirige vers une révélation annoncée en un suspens habilement entretenu au fil des chapitres. Pour les lecteurs habituels de Charneux, ils relèveront des allusions aux autres romans de l’auteur et noteront que François Lombard était le personnage central d’une nouvelle, Ondine, de Vingt-quatre préludes (Luce Wilquin, 2004) qui illustre un court épisode du présent roman.

A partir du chapitre trois, François Lombard construit un ouvrage de bois dont on se demande, le nez sur l’objet en train de se fabriquer, ce que c’est. On pense à cet ami de l’épouse, le photographe David Kurek, qui photographiait au plus près des corps, des pores de la peau, en évitant le regard du modèle et qui, tout en travaillant la surface, cherchait paradoxalement la profondeur.

Le roman n’est pas qu’une éloquente variation sur le thème de l’eau (l'eau-reflet, l'eau-miroir aussi), les autres éléments sont convoqués, de manière subtile : le feu, l’air (l’aéronef Pigeon, le plongeur de Ianchelevici, les suicidés de la tour), et la terre (la Légia, cette eau souterraine qui donnera son nom à la Ville) ont aussi leurs déclinaisons verbales. Sans compter les mouvements ascendants et descendants qui rythment le lent déroulement du fleuve. Tentatives vaines mais louables de se libérer de l’attraction terrestre, de la fuite des années, de la fatalité. Sonia Gorski, l’épouse reste à demeure, confinée dans son chagrin, comme arrêtée le 8 juillet 1961, tandis que son homme, lui, ne cesse de se mouvoir, tournant en rond dans sa ville et dans sa vie, sans quitter de vue le fleuve, son élan vital... Permanence du cercle (shrapnells, boules de billard, billes à jouer), figurant le retour sur soi, la boucle du temps... Jeu entre l’auteur et son personnage qui écrit un récit semblable mais qui n’est pas, ne peut pas être exactement celui qu’on lit...

La phrase est « épaisse, profonde mais pas lourde », souvent de la longueur d'un paragraphe, à l’instar de celle recherchée par Lombard pour son récit de vie afin, comme on peut le penser à la lecture du dossier de presse, de faire pendant à l’écriture « transparente » d’un Simenon que la critique ne manquera pas, pour aller vite, de mentionner à propos d’un roman sur un notable de province qui franchit des ponts de Liège...

Par le dispositif romanesque, par la composition musicale, Charneux vise ici l’objectif recherché par Flaubert, le roman parfait dans lequel toutes les vies (la sienne et celle de ses lecteurs) se reconnaîtraient. Au bout du compte, ce livre n’est pas « le petit roman banal, d’un homme et d’une femme, d’un homme et d’une ville, d’un homme et d’un fleuve» tel que le voit Lombard une fois son récit achevé mais un roman souple et sinueux, ample et beau comme un fleuve...

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On bè roman di Lîdge

9 étoiles

Critique de Catinus (Liège, Inscrit le 28 février 2003, 72 ans) - 10 février 2013

Ce dernier roman de Daniel Charneux est d’abord une invitation à des promenades dans cette cité, dite « ardente « qu’est Liège (Lîdge pour les intimes). A commencer par les ponts, qui constituent la respiration du roman, ceux-là même qui sont suspendus au dessus de la Meuse, de celui de Fragnée à L’Atlas. Puis, les quais, les rues, les parcs, les bistrots, les ruelles, les odeurs, les sons … les gens. Bref, tout ce qui fait que Liège est Lîdge. Et Daniel Charneux va même dans des détails … croustillants, comme une, ou si pas LA bonne manière de manger des frites-mayo, de boire un « liégeois « (orangeade + grenadine) ; ou encore l’évocation du mémorable match des la saison footballistique 1960-1961, cette mythique rencontre au sommet Standard versus F.C. Liège.
De belles lignes, de belles pages liégeoises, qui gageons-le, rentreront pour certaines dans des anthologies, pas maintenant mais plus tard, quand nous serons bien vieux, à la chandelle, dévidant et filant …
Mais, en filigrane à cette déclaration d’amour à la ville, à sa ville, vient se greffer une histoire d’amour. Il vous faudra peut-être attendre, deviner quel secret se cache entre François et Sonia. On soupçonne quelque tragédie et, effectivement, elle est de taille. Seconde invitation donc.

Un roman à classer parmi « Pédigrée « de Georges Simenon
« Un gamin d’Outremeuse « de Jean Jour, certains romans de René Henoumont, …

Extraits :

- Rêve que tu rêves, petit, ça vaut mieux que de croire que tu vis.

- (…) l’essentielle différence entre hommes et femmes : elles nous comprennent si bien, songeait François, et nous ne les connaissons jamais ; nous passons notre vie à dessiner une carte d’un pays dont les frontières sans cesse reculent.

- Et puis chacun, en somme, était le handicapé d’un autre : moins beau, moins fort, moins rapide, moins souple, moins intelligent … cela n’empêchait pas la plupart des humains d’accéder au bonheur.

Comme la Meuse, à Liège …

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 67 ans) - 9 février 2013

Roman-fleuve ? En cela qu’il tourne autour, qu’il est accompagné des ponts, de la Meuse à Liège. Pas de par l’acceptation classique du terme « roman-fleuve ». Ce « roman-fleuve » là est constitué de 155 pages qui se dévorent très vite. C’est un roman de mémoire, mémoire d’une ville, mémoire d’une vie, mémoire surtout d’un acte, pas manqué l’acte mais suffisamment énorme pour bouleverser le cours du reste de la vie de François Lombard une fois commis.
Ca a un peu l’aspect d’un Modiano, dans cette relation de la mémoire, sauf qu’avec François Lombard elle n’est pas perdue la mémoire. Il n’est pas à la recherche de quelque chose, quelqu’un qu’il aurait oublié. Il est simplement en revisite d’une vie qui a oublié de couler depuis qu’un acte, l’acte de François Lombard, a été commis. Mais de même qu’un barrage n’arrêterait pas totalement, pas à jamais, le cours de la Meuse, la vie de François Lombard ne s’est pas vraiment arrêtée. Même si lui peut le penser …
Nous déambulons avec lui, au fil des ponts de Liège sur la Meuse pour en arriver in fine à la révélation de l’acte. Qui date. La révélation de l’attitude catatonique de Sonia, la femme de François. Il faut bien qu’à un moment les choses soient dites … Daniel Charneux ne nous le dira qu’à la fin. Il nous dira ses espoirs aussi, même si l’on doute qu’ils puissent se réaliser. Mais l’homme est ainsi que, même au pire de son existence, il lui est possible de faire jaillir la petite flamme de l’espoir. Peut-être d’ailleurs que c’est lorsque le « briquet à allumer la flamme de l’espoir » ne s’allume plus que l’homme prend le parti de disparaître ?
François Lombard n’en est pas là. Il ne songe pas à disparaître. Mais peut-être avait-il déjà disparu ?
Tout au long du roman, Daniel Charneux joue avec le temps, entremêlant les époques de la vie de François, comme s’il avait peur d’en arriver à la révélation fatidique : l’acte. Pas un acte fondateur, destructeur plutôt. Mais il faut bien y venir et on le devine, un peu. On le pressent et au final il est aussi terrible qu’on pouvait l’imaginer. Pour autant, il n’a encore soufflé totalement la petite flamme du « briquet à allumer la flamme de l’espoir ». Tant d’années après ! C‘est endurant un homme …

Liège au XXème siècle

9 étoiles

Critique de Ddh (Mouscron, Inscrit le 16 octobre 2005, 82 ans) - 15 décembre 2012

La Meuse à Liège, c’est le personnage principal. La Meuse et les quartiers qui la bordent, la Meuse qui aide François à tapisser sa mémoire d’images qui le hantent : Sonia, Sophia.
François, brillant avocat, plonge dans un come-back à la découverte de la Meuse, du Liège depuis les années cinquante et à la recherche de Sonia, sa passion qui s’est émiettée. Ce roman ne peut que faire le bonheur d’un lecteur liégeois tant les lieux sont décrits avec une précision incomparable, mais même de tout un chacun qui n’aurait arpenté les quais qu’accidentellement et qui se souvient de la vie quotidienne au vingtième siècle.
Il y a une belle adéquation entre le fleuve puissant, paisible, imposant et le style même de l’auteur dont les phrases qu’il construit sont amples, bien balancées, avec des accents poétiques. Cela ne souffre pas à l’intérêt du récit car des éléments romanesques s’enchaînent et ravivent l’attention du lecteur.

Faut-il qu'il m'en souvienne ?

10 étoiles

Critique de Persée (La Louvière, Inscrit le 29 juin 2001, 73 ans) - 2 décembre 2012

L'homme porte son fardeau dans une errance liégeoise en bord de Meuse, de pont en pont. Sa croix, qu'il porte avec sa femme, une virtuose dont le piano s'est tu, n'est un secret pour personne, hormis pour le lecteur qui peu à peu le devinera.

Il avait voulu ne faire qu'un avec elle, mais on ne peut jamais que lancer un pont d'une rive à l'autre, pour enjamber le fleuve. Et le fleuve érode, sépare, emporte, charriant quelquefois d'effroyables toxines : les aléas de la vie, la souffrance, le drame.

Daniel Charneux nous emmène avec d'infinies précautions jusqu'à la mise à nu. Il déballe lentement la douleur jusqu'à l'indicible, comme on enlève la gaze qui protège les plaies d'un grand brûlé. De longues phrases passent comme l'eau du fleuve, ridées en surface de faits divers, irrisées de souvenirs, évoquant autant de madeleines qui ravivent le parfum de ces vieux albums où nos propres photos jaunissent (sans parler d'un catleya en clin d'oeil au maître du genre).

Pourtant, ces scintillements n'abolissent jamais les zones troubles où le fleuve fait son lit, que la lumière n'atteint pas. Une sorte de basse continue crée une ambiance sépia à la Carl Luiz Zafon, qui porte l'intensité dramatique lentement, posément, jusqu'à l'incandescence : on dirait du Malher.

Chacun porte sa croix. Mais certaines sont si lourdes qu'il faut un sacré souffle au moment de la rajuster sur l'épaule. Et il en faut, du souffle, pour tenir la distance sur un sujet pareil. Eh bien, DC nous prouve qu'il n'en manque pas. Pour écrire un tel livre-miroir, il faut avoir vécu. Il faut que l'eau ait passé sous les ponts. Disons-le franchement - avec un grain de jalousie tout de même - le chant vient de la plus haute branche.

Glissons sur l'onde

8 étoiles

Critique de Bluewitch (Charleroi, Inscrite le 20 février 2001, 44 ans) - 26 novembre 2012

Comme au rythme des "Je me souviens" de Georges Perec, François Lombard égrène les instants de sa vie, issus de la mémoire collective et de celle, plus privée et secrète, de sa saga familiale intime. Le long de la Meuse, au croisement des ponts de Liège dont les noms se feront titres de chapitres dans ce roman, il vit dans un flux et reflux de rapprochement-éloignement avec sa femme Sonia, la muette prostrée dans un fauteuil crapaud rose de leur grande maison du quai Marcellis. Des notes prises dans le carnet Moleskine aux pages ivoire. Pour raconter et tenter de traverser l’ultime pont, celui qui le sépare de son épouse depuis le grand drame qui a coupé leur vie en deux.

La marche comme élément de survie, les regards posés sur l’évolution d’une ville, sur ses recoins fanés. François Lombard amène avec lui cette relation intime et familière avec l’eau de la Meuse et du ciel, avec le grondement progressif de l’industrie et de la pauvreté. Une ville vivante et vive, une eau sombre et pourtant pleine d’espoirs.

Sur le chemin, de nombreuses références à un passé de guerre, à un passé d’évolutions technologiques, à un passé d’égarements politiques et sociétaux qui résonnent avec tant de proximité à nos oreilles, à un passé de culture et de transitions.

Daniel Charneux offre ici un roman clair, assumé, respirant la force d’un regard sur la ville et la vie sans pour autant se perdre dans un espace contemplatif où les mots n’auraient qu’à se suivre sans se rencontrer vraiment. Faisant allusion à ses précédents romans ou recueils ("Une semaine de vacances", "Recyclages", "Nuage et eau", "Norma, Roman", "Vingt-quatre préludes" ou "Maman Jeanne"…), il donne à ce livre comme un ton de fin de cycle, de conclusion, que ce soit par le parcours du personnage central que par celui de l’auteur.

Par des phrases longues mais jamais trop, s’interrompant toujours au moment de reprendre le souffle, ce roman plein de tendresse, de douleurs et de dignité, laisse place à une histoire parmi d’autres, qui ne sera jamais comme les autres.

Un roman ardent

9 étoiles

Critique de Nothingman (Marche-en- Famenne, Inscrit le 21 août 2002, 44 ans) - 15 octobre 2012

Avec ce roman fleuve, Daniel Charneux signe un roman ardent, tout comme Liège, cette cité également ardente qui lui sert de décor. On suit la progression de François Lombard, ancien avocat, qui erre dans la ville, le long de cette Meuse si calme, et à la fois si cruelle quand elle reprend des vies. Nous errons avec lui de pont en pont, au gré des chapitres, qui, eux aussi, sont autant de ponts entre le narrateur et son passé, les souvenirs de sa ville. Liège revit sous ses pas, au fil de ses pensées. On y mange les célèbres lacquemants qui collent aux doigts, du massepain cuit de chez Massin. Liège revit aussi son passé sous les yeux de ce promeneur un rien désabusé : la grande crue de 1926, les grèves de l’hiver 1960-61, les rêves envolés de la cité de Droixhe,…
Mais Liège, c’est aussi et souvent une histoire d’amour. Pour François, c’est Sonia, jeune pianiste virtuose pleine de grâce. Ces rues, ces lieux bénis, ils les ont fréquentés ensemble, laissant çà et là des poussières d’histoire. Leur histoire qui ne fut pas qu’un long fleuve tranquille.
Cette histoire que Daniel Charneux livre via des phrases amples, qui semblent s’écouler tel un fleuve, telle cette Meuse si calme et... à la fois si cruelle

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