Les français de la décadence de André Lavacourt
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Passions tristes
« Haine, honte, mépris, douleur, mélancolie, horreur, aversion, dérision, désespoir, dédain, crainte, déception, pitié, appréhension, indignation, pudeur, envie, stupeur, colère, vengeance, blâme, cruauté, repentir, dépréciation de soi, jalousie… »
J’emprunte à un récent article de Michel Onfray cette liste de passions tristes qui, selon Spinoza, sont signes d’impuissance, de soumission, d’aliénation, d’incapacité de résister et ne conduisent qu’à la tyrannie ou la décrépitude. Chacune de ces passions tristes auxquelles on pourrait ajouter zoophilie pervertie, inceste, culpabilité (ou la haine retournée contre soi), cynisme, sarcasme, nécrophilie, médiocrité et surtout lâcheté trouve une illustration hallucinée dans ce roman atypique et inquiétant dans son propos mais classique dans sa forme.
« Les Français de la décadence » a été écrit dans les années 50, publié en avril 60 et vite oublié jusqu’à ce que Michel Déon, il y a deux ou trois ans, n’y fasse allusion dans son « Journal 1947-1983 » édité aux carnets de l’Herne. « La conspiration du silence et l’indifférence sont là pour sanctionner l’outrecuidance de certains livres" et Déon de conclure (en septembre 1960) : « On n’a pas écrit cela depuis « Voyage au bout de la nuit » et « Les deux étendards ». Bigre !!! Ces quelques lignes ne pouvaient qu’exciter ma curiosité, exacerbée tout à la fois par l’anonymat de l’auteur et le parcours du combattant pour trouver un exemplaire.
D’André Lavacourt, on sait très peu de chose. Il exerçait au Sahara une profession libérale (médecin, comme Céline ?) et n’aurait publié que ce seul livre. Il n’aurait jamais rencontré son éditeur avec lequel il communiquait par avocats interposés. Une photo retrouvée révèle un homme d’une quarantaine d’années, lunettes à fine monture métallique comme on en portait alors, léger sourire quelque peu contraint, comme sur une pièce d’identité, crâne dégarni qui amplifie l’espace frontal, un homme banal en somme.
Mais le livre publié en 1960, lui, n’est pas banal du tout. « Les Français de la décadence » est un roman de politique fiction qui commence le 26 août 1972 et s’achève le 26 août 1973. En 620 pages grand format et cent courts chapitres, Lavacourt décrit une France en pleine décrépitude, « entre terrorisme politique et délinquance juvénile » avec un régime politique qui va de crises ministérielles en combinaisons parlementaires. Nous sommes en septième république qui n’est que la continuation de la quatrième et pas du tout de la cinquième. Et ici réside un premier intérêt pour ce livre. En effet si l’auteur a fait oeuvre de pure imagination pour décrire le monde qu’il pressent, le lecteur, lui, sait ce qui s’est passé. Et on voit bien que Lavacourt, pour des raisons qui resteront toujours mystérieuses n’a jamais pris en compte le bouleversement politique qu’a été le « retour aux affaires » du général de Gaulle, deux ans avant la sortie de son livre. En fait les rôles sont renversés et l’auteur n’est plus sur ce point là le deus ex machina qu’est tout romancier alors que le lecteur, comptabilisant tout ce qui ne s’est pas produit (et ici, heureusement !) pourrait être tenté de refermer le livre. Il aurait grand tort comme le lecteur d’Orwell qui ferait de même parce qu’il ne retrouvait pas dés 1985 tout ce que l’écrivain anglais avait prédit dans « 1984 ». Si ce que Lavacourt écrit sur le régime politique français est quelque peu daté et n’est pas la partie la plus forte du livre, elle ne réduit en rien la force de l’ouvrage qui est beaucoup plus ambitieux qu’une simple relation politicienne.
Ce roman met en scène un nombre considérable de personnages qui représentent des catégories différentes de la société française et le rôle du romancier est de monter une mécanique dramatique d’êtres qui vont se croiser sans se voir, d’autres se rencontrer pour fomenter des mauvais coups, certains victimes expiatoires comme ces petits rentiers ruinés par des placements hasardeux et qui sombrent dans la folie, tous marqués par leur seul intérêt personnel et se précipitant vers des désastres qu’ils se refusent de voir. Mécanique dramatique où un verre d’hydromel va provoquer une effroyable catastrophe planétaire.
La France de Lavacourt est un pays miné par le laisser aller, démocratie apparente qui cache « une dictature à deux dictateurs : les syndicats et l’administration », qui se demande quotidiennement « Demain, c’est la grève de quoi ? » Un pays qui abandonne avec soulagement Madagascar (lire l’Algérie) et son uranium (lire le pétrole saharien) après la chute d’Ambositra (lire Dien bien Phu). Une France qui a peur des autres et certains qui jouent de ces peurs : « Dans dix ans, il y aura dans le monde deux sortes d’hommes : ceux qui sauront de l’arabe et ceux qui n’en sauront pas. » Une France où les affaires de moeurs remplissent les rapports de police compromettant les hommes politiques. Une France qui étouffe sous ses splendeurs passées comme ce Marly disparu pour ne plus que suinter de misère et de tristesse dégradantes. Un pays où travailler serait moins rentable que de vivre des allocations de famille nombreuse, allocations qui ne seraient que « la juste compensation que l’Etat doit apporter à l’effort fait pour lui » !!! Et Lavacourt d’illustrer son propos avec les aventures de la famille Pichegru où le sordide le dispute à l’ignoble. Une France où on « veut remettre au travail ceux qui, sans doute par ironie, s’intitulent des travailleurs » mais où il est si facile de « poser malade » pour aider sa femme à la saison des confitures. « La France s’est enlisée dans la médiocrité. C’est une nation de petites gens » qui préfèrent « au plaisir d’avoir celui de l’interdire aux autres ». Une France de remugle, d’odeurs fétides, de troubles intestinaux, de résidus dégoûtants et de pourrissoirs. Le livre essaie de répondre à la question d’Anatole France : « Peut-on s’accommoder d’un monde inacceptable ? »
Et pourtant cette France là « dans un monde en feu restait paradoxalement le pays d’un bonheur de vivre qui voulait ignorer l’époque » Mais pour combien de temps quand les « passions tristes » se déchaînent ? Peut-on défendre une nation quand « des crétins ont cru qu’on pouvait remplacer un homme par une idée » et que ces hommes sont épuisés et incapables de distinguer l’essentiel. Lâcheté, paresse, terreur seraient les seules réponses à la question d’Anatole France.
Lavacourt brode sur ce sombre théâtre une histoire policière qui se transforme en piège politique. La France est décrite comme un pays perclus de contradictions qui ne veut pas se défendre devant une menace d’invasion des Russes. Même les Américains qui les jugent « trop lâches pour combattre, trop incertains pour décider » vont renoncer tant « c’est le malheur de l’Occident d’avoir à défendre une nation âgée et faible et de devoir soutenir un peuple effondré ». Ce qui, en parallèle ne les empêche pas de fournir des armes aux Malgaches!!! La victoire russe est inéluctable et l’auteur pousse la provocation jusqu’à imaginer les communistes, dont les Pichegru, allant au devant des vainqueurs : « Hommage d’une nation honteusement battue mais qu’enflammait pourtant le grand vent des victoires. Les autres vont se battre pendant qu’ils s’occuperont du marché noir ». Puis ce sera le même exode qu’en 40 avec ses trahisons, ses fuites ailleurs pour ceux qui le peuvent encore et, dans un déchaînement horrible et sordide, la fin d’un peuple.
Ce livre puissant, totalement contestable, injuste, méchant, détestable, effrayant, atroce, parfois insoutenable se révèle être un vrai roman politique dont la lecture est certes une épreuve mais aussi un moment fort de littérature. Déon parle d’un livre écrit par un possédé et il a raison. Mais comment ne pas constater combien les thèmes abordés taraudent toujours certains, soixante ans plus tard ? Ce roman est celui du syndic de faillite de la société française qui s’est trompé totalement sur les détails mais touche pourtant juste, là où ça fait mal, l’essentiel. Il exprime un inconscient collectif bien plus fort que toutes les modes et le zapping culturel d’aujourd’hui. Ecrit avec une force inouïe mais parfaitement maîtrisée, ce roman est construit autour de longs dialogues qui veulent respecter les différentes façons de parler car pour lui « la grossièreté (va) de pair avec celle des sentiments ».
Un roman sans aucune espérance, à l’opposé des passions joyeuses de Spinoza qui se termine par un chapitre totalement surprenant et ces mots définitifs :
Ainsi soit-il
« Les Français de la décadence » appartient à cette petite catégorie de roman difficile à étoiler tant ils sortent de nos normes habituelles. Mon appréciation est bien sûr uniquement littéraire et ne saurait en aucun cas passer pour une approbation des idées développées.
Les éditions
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Les français de la decadence
de Lavacourt, André
Gallimard / Blanche
ISBN : 9782070237746 ; EUR 8,95 ; 25/05/1960 ; 620 p. Broché
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