Corps et biens de Robert Desnos

Corps et biens de Robert Desnos

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 10 avril 2012 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 9 étoiles
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Un recueil un peu hétéroclite mais riche de grands poèmes oniriques et marins

Ce recueil de Robert Desnos comporte 12 sections extrêmement diverses, dans la forme et dans le fond, qui sont disposées dans l'ordre chronologique de leur rédaction. Comme l'écriture s'étend sur une vaste période, de 1919 (Le fard des Argonautes) à 1929 (5 sections qui sont chacune composées d'un unique grand poème), il est impératif de lire intégralement le recueil pour apprécier pleinement l'écriture de Robert Desnos, qui évolue fortement entre 1923 et 1926 et, pour moi, se bonifie.

Les deux grands poèmes de 1919 (Le fard des Argonautes ; L'ode à Coco) sont écrits en alexandrins rimés mais leur inspiration classique est comme pervertie par une volonté subtile de parodie (préciosité excessive des adjectifs, héros et symboles desacralisés voire caricaturés, etc.). Dans Le fard des Argonautes, Desnos décrit ainsi Médée et la Toison d'or :

Un demi-siècle avant une vieille sorcière
Avait égorgé là son bouc bi-centenaire
En restait la toison pouilleuse et déchirée

Les sections qui suivent (Rrose Sélavy, L'Aumonyme et Langage cuit) sont excessivement riches en jeux de mots (contrepèteries, homonymies, assonances, allitérations, utilisation de la valeur sonore des lettres, contresens systématiques, etc.) et on a le sentiment que Desnos se livre à des gammes ou des exercices de style pour "tester", peut-être épuiser, toutes les possibilités formelles du langage. Certains sont mieux sentis que d'autres, comme le montrent deux exemples extraits des 150 aphorismes et proverbes de Rrose Sélavy :

71/ Rrose Sélavy au seuil des cieux porte le deuil des dieux

84/ Nul ne connaîtrait la magie des boules sans la bougie des mâles

Malgré quelques étrangetés aux échos poétiques, de nombreux poèmes m'ont paru, à la lecture, un peu vains et sans grand intérêt. Pour l'anecdote, j'y ai retrouvé un poème (intitulé "Un jour qu'il faisait nuit") que j'avais dû apprendre à l'école primaire et qui m'avait laissé une fausse image de Desnos, que j'ai longtemps assimilé à un poète fantaisiste et léger. Néanmoins, dans "Langage cuit", quelques pièces (notamment Coeur en bouche) montrent que Desnos est en train de s'affranchir de sa fascination pour le jeu de mots et est sur le point de trouver sa voix/voie.

Les deux sections qui suivent (A la mystérieuse et Les ténèbres), écrites en 1926, marquent une rupture dans le recueil. Desnos écrit enfin ses poèmes sans se soucier de jeux de mots et commence à brasser les thèmes (l'amour, la mort, la mer, la nuit, le rêve) qui donnent un écho onirique et mystérieux à sa poésie, qui s'enrichit de résonances multiples et s'élève vers une vraie grandeur. Ainsi, ce sont les sections finales (les poèmes écrits en 1929) que j'ai le plus appréciées. Desnos, comme s'il s'était émancipé de certains excès dadas ou surréalistes, revient à l'alexandrin et aux vers rimés, avec une grande volonté de perfection formelle mais il échappe à un plat classicisme grâce à ses images poétiques (certaines récurrentes telle la main dont les doigts écartés forment les rayons du soleil ou d'une étoile) et à l'atmosphère onirique de ses poèmes, qui sont comme des rêves tout à la fois hallucinés et extrêmement précis. J'ai beaucoup aimé, également, l'obsession de la mer (à la fois étrange, merveilleuse et vaguement inquiétante) qui hante ces poèmes de Robert Desnos. Par exemple, "De silex et de feu", l'avant-dernier poème du recueil, commence comme une sorte d'anti-bateau ivre, évoquant un bateau à l'ancre qui se délabre et pourrit et moisit et perd sa cargaison à la mer (comme un écho au titre du recueil !) tandis que l'équipage est mis en quarantaine. Le ton de ces poèmes n'est pas celui de la fantaisie mais celui de l'onirisme magique sous les ombres de la mort, de l'inaccessibilité de l'amour dont la présence se pressent dans les plis du rêve...
Le recueil se conclut d'ailleurs par ce quatrain :

Buvons joyeusement ! chantons jusqu'à l'ivresse !
Nos mains ensanglantées aux tessons des bouteilles
Demain ne pourront plus étreindre nos maîtresses.
Les verrous sont poussés au pays des merveilles

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