Comme seules savent aimer les femmes de Jean-Paul Chabrier
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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Après son superbe "Sud-Ouest" il y a une dizaine d'années, voici Chabrier qui récidive avec un beau titre : "Comme seules savent aimer les femmes".
On se dit : il doit en connaître un rayon, sur le sujet. Wouaou, ça va être un roman d'amour. Et nous qui adorons ça ! Et dire qu'on n'en trouve plus aujourd'hui... Il n'y a que des romans de coucheries, ce qui n'est pas la même chose, ce me semble. Mais s'agit-il bien de ça ?
Le héros, ou plutôt l'anti-héros (on songe beaucoup à Kafka), Kowalski, a, semble-t-il, été trépané. Il passe ses jours à l'hôpital à déambuler : depuis des semaines tout le monde lui répète qu'il doit sortir bientôt. En attendant, il continue d'errer avec la perfusion dans les couloirs de l'hôpital des Trois-Chemins. On croit savoir qu'il fut policier, inspecteur même, dans sa vie antérieure (et on croit à moment donné qu'on va s'embarquer vers un polar), mais il a presque tout oublié. Il attend. À vrai dire, le temps n'existe plus, à force de tourner en rond, de ressasser les questions existentielles. En même temps, il se dit qu'il n'y a rien à attendre. Ces phrases toutes faites ne veulent rien dire. Oui, à vivre là, dans cet hôpital gris, où tous les jours se ressemblent désespérément, le sens des mots se perd. La même vie que la veille, c'est aussi ce qui désespère les gens malheureux quand ils réalisent au réveil qu'il leur faut continuer à vivre sans en avoir la force. Kowalski se remémore son amour défunt, cette femme qui l'a quitté un jour en lui disant : "Je ne peux pas continuer", phrase qu'il n'a pas réussi à comprendre. Et là, tournicotant sans fin dans les couloirs, les ascenseurs, passant d'un étage à l'autre, il continue à vivre sans se rendre compte qu'il était vivant. Le passé est définitivement perdu : toute sa vie recommençait en s'égarant dans les mêmes impasses. Il n'avait pas su vivre. Comme le passé ne lui revient que par bribes, dont il n'est pas sûr (sont-ce des réminiscences ou bien des hallucinations ?) ou à l'occasion de rencontres dans les couloirs, comme ces policiers avec cette jeune femme menottée, Kowalski finit par vivre dans un monde d'ombres et de suppositions. Plus grave, il n'est pas du tout certain qu'il pouvait être encore Kowalski, s'il l'avait jamais été. Est-ce l'effet de la trépanation ? Le refoulement de son temps antérieur ? Il ne se souvient de rien. Et, plongé dans ces couloirs, dans ce hall d'accueil toujours vide où de temps en temps il croise une infirmière ou un autre membre du personnel, il comprend que personne ne lui viendra en aide, pas même pour lui demander s'il souffre. Il est seul. À moins que cette jeune femme, Nejma Djenine, qu'il a vue menottée et qu'il retrouve dans les sous-sols, ne le ramène à la vie en lui racontant son histoire.
Je n'en dirai pas plus. L'histoire racontée par Nejma Djenine est le plus beau passage du livre, elle clôture le roman, sans lui apporter une fin, au lecteur de remplir les lignes de points de suspension qui suivent. C'est une histoire shakespearienne, pleine de bruit et de fureur, d'abus de pouvoir, de violence, de viol, d'infanticide, très contemporaine, très émouvante et sans pathos. Belle clôture qui n'achève en rien les questions que se pose le lecteur, comme Kowalski : Pourquoi se demanderait-il ce qu'il avait fait de sa vie, puisqu'il n'en restait rien ? Comme Nejma, pourtant, nous nous interrogeons sur notre présence au monde : Son monde à elle lui suffit, et elle n'avait pas besoin de venir dans le nôtre, dit-elle à propos de son enfant.
"Comme seules savent aimer les femmes" est un roman parfaitement maîtrisé. L'auteur est en pleine possession de ses moyens, l'écriture d'une sobriété exemplaire. Il nous entraîne dans les méandres d'une conscience à la fois pleine de trous et torturée, une conscience d'aujourd'hui, qui a résonné en moi comme le hurlement dans l'obscurité, terriblement bref et intense comme la mort, qu'évoquait en 1959 Alejandra Pizarnik dans son magnifique "Journal" dont je poursuis lentement la lecture...
Les éditions
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Comme seules savent aimer les femmes [Texte imprimé] Jean-Paul Chabrier
de Chabrier, Jean-Paul
L'Escampette
ISBN : 9782356080257 ; 8,53 € ; 29/10/2010 ; 123 p. Broché
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