Il est des nôtres de Laurent Graff

Il est des nôtres de Laurent Graff

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Lucien, le 9 avril 2002 (Inscrit le 13 mars 2001, 68 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (22 898ème position).
Visites : 4 133  (depuis Novembre 2007)

La vie, une équation sans inconnu...

«Tu la voyais pas comme ça, ta vie, tapioca potage et salsifis ; tu la voyais pas j'sais bien, moi aussi j’en ai rêvé des rêves, tant pis ; tu la voyais grande et c’est une toute petite vie.» En lisant ce petit récit de Laurent Graff, que j’avais découvert voici quelques mois grâce aux «Jours heureux» & toujours dans la belle collection du Dilettante & me trottaient dans la tête les paroles de cette vieille chanson de Souchon : «Le Bagad de Lann Bihoué». « Tu la voyais pas comme ça, frérot, doucement ta vie t’a mis K.O. », « Tu la voyais pas comme ça ta vie, pas d’attaché-case quand t'étais p'tit ».
Avec son titre qui sonne comme une chanson à boire bien de chez nous, c'est pourtant plutôt à une gaudriole bien arrosée qu'il semble inviter le lecteur, ce petit récit dédié «à tous les Jean»… Jean, comme le principal acteur de ces scènes de la vie quotidienne, de ces scènes de la vie privée, de cette «comédie sociale» dont nous sommes tous les tout petits héros. Jean, le prénom banal par excellence. A tous les Jean, oui, à tous les gens qui découvrent en parcourant ces pages, avec la larme à l’Ïil et des frissons dans le dos, ce «miroir qui se promène le long d'une grande route» - le roman selon Stendhal -, ou plutôt, ici, ce miroir qui se promène le long d'une petite route, la si petite route de notre vie, cette petite route qu’on appelle la… routine. Ici, point de petit chemin qui sent la noisette, non. Point de célébration du quotidien. Dénigrement ? Peut-être, parfois. Dérision ou autodérision, sans doute. Désespoir ? Trop fatigant, ou alors par fantasme. Sursaut d'orgueil ? Révolte ? Suicide ? Pire : acceptation. La banalité et l’effet miroir jusque dans le pronom choisi pour la narration. Nous savons que le romancier qui connaît son boulot a le choix entre les très personnels «je» (adéquation totale du héros et du narrateur, intimité, monologue lancinant, empathie garantie du lecteur, «longtemps je me suis couché de bonne heure»…), «il» (se marie parfaitement avec un passé simple millésimé, un bouquet de verbes d’actions, juste ce qu'il faut de descriptions, empathie également garantie, sans oublier le suspense, «Il courut jusqu’à la grande porte fermée»…), voire le «vous» atypique, mais peut-être doué d'un coefficient maximum d’empathie, celui de la «Modification» ou, peut-être plus encore, celui de «la Chute» : «Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre»… Point de tout cela ici : notre Jean est désigné par l'impersonnel «on». Sa personnalité s'en trouve ainsi gommée en même temps qu'il accède à une sorte d'universelle banalité : rappelons que ce petit mot souvent décrié car confondu avec le «nous» vient du latin «homo», «l’homme». Oui, c'est l'homme moyen avec ses rêves de bonheur et sa banalité quotidienne que représente cet «on» ; ce sont les gens de tous les jours, que nous croisons dans la rue, au bureau, à table ou dans le miroir de notre salle de bains que représente ce «Jean». Ce Jean qui nous est dévoilé (Rimbaud : «Alors, je levai un à un les voiles.») à travers une série de «plans», de chapitres courts, d’instantanés de la vie dont chacun est lié à une boisson (d'où le titre) : «Le café du matin au comptoir», «La bouteille d’eau minérale au bureau», «Le quart de vin à la cantine», «L’apéritif avant de manger»… Dévoilé, dénudé, comme dans ces simenoniens romans de l'homme nu. Certes, on peut d'abord s'illusionner, croire que l'on s’est trompé de livre, que l'on parcourt le troisième remake de «La première gorgée de bière».. Et puis, on comprend qu’ici, point de plaisirs minuscules. Point de happy ends hollywoodiens. Point d’épiphanies banales. Le vin est tiré, il faut le boire : «On n’inspire plus qu’un désir : aux plus jeunes, celui de ne pas ressembler à ça plus tard.» ; «Il règne autour des hauts tabourets de bar une atmosphère d'état de siège permanent, la dictature du quotidien.» ; «On réfléchit au menu à moindre risque, «vache folle» ou «poulet aux hormones», on évalue. De toute façon, ce sera mauvais.» ; «Le mari de retour est allé embrasser sa femme dans la cuisine, un bisou plus qu’un baiser, à la commissure des lèvres, tout juste consenti, amorce déjà du terrible bisou sur la joue qui sera de règle dans quelques années.» Pourtant «on n’envisageait pas la vie sous ces traits.» «On s'imaginait pouvoir échapper à la règle.» «Et aujourd'hui, assis dans son fauteuil, on contemple sa vie comme un immense hachis purulent où suintent la lassitude et l’acrimonie».
La vie, «une équation sans inconnu». Malgré les trois fantasmes que s'inventera Jean : celui d’Achille, celui d'Ambroise, celui d'Arsène.
Et le dernier chapitre reprendra mot à mot le premier, car la vie continue.

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Mortellement vrai!

8 étoiles

Critique de Niddle (Le Raincy, Inscrit le 13 janvier 2004, 44 ans) - 14 janvier 2004

L'auteur nous décrit, avec une exactitude à faire grincer des dents, les scènes de notre quotidien monotone. Du café du matin jusqu'au déjeuner à la cantine de son lieu de travail le midi, en passant par les vacances en familles et le câlin du soir, tout y passe! Un portrait assez noirâtre de vie contemporainesillustré par des savoureux détails chirurgicaux, en bref une jolie réussite. Dommage qu'il soit si court! De voir notre existence narrée de la sorte peut avoir, quelques fois, des vertues thérapeutiques! Les petits récits de la vie quotidienne sont complétés par trois nouvelles, à la fin du livre. Une lecture très gréable, rien à redire; un moment fort sympathique.

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