Les eaux étroites de Julien Gracq

Les eaux étroites de Julien Gracq

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Donatien, le 16 septembre 2010 (vilvorde, Inscrit le 14 août 2004, 81 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 959ème position).
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"La rêverie fascinée..."

Incipit

"Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que si le voyage seul - le voyage sans idée de retour - ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s'apparente au maniement de la baguette du sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée....."

Un homme âgé refait en pensée une promenade rituelle de son enfance. Il remonte, en barque, sur quelques kilomètres, un bras d'eau de la rivière Evre.
Julien Gracq nous invite à une exploration de sa mémoire. Ce trajet de promenade si souvent parcouru a fini par se trouver hors du temps, par s'imprimer en lui.
Les images, les odeurs, les impressions sont nommées au fil de cette rêverie, donc d'un rêve conduit par le rêveur.
Il en est de même pour nos souvenirs d'enfance. Ces lieux et parcours se détachent de l'histoire pour devenir comme l'écrit Julien Gacq : "pareil à ces fleurs japonaises qui se déplient et s'ouvrent dans l'eau".
L'évocation de ces impressions les ramènent à la surface du présent du rêveur au fur et à mesure de la "floraison" de cette fleur de notre passé.
Chacun, en fonction de sa sensibilité musicale ou littéraire fera appel à des souvenirs de lecture ou d'auditions musicales pour accompagner ces "apparitions".
Pour Julien Gracq, elles seront surtout littéraires. Rimbaud, Edgard Poe, Nerval, Gaston Bachelard et d'autres sont associés à ces renaissances.
La belle variété de sensations, de glissement (sur l'eau), de goût (la brûlure piquante et assoiffante de la limonade tiède), l'audition (la longue pelouse devant le château et le silence, plus ancien que lui, qui l'ennoblit), enrichit tout le texte.

François Bon, lors de ses ateliers d'écriture (voir "Tous les mots sont adultes chez Fayard), prend ce texte comme exemple idéal de description de lieux, d'utilisation de la narration itinérante ou "récit en mouvement", avec comme sujet le "lieu fixe dans la mémoire".
Quitter le présent, explorer sa mémoire en s'appuyant sur la récurrence d'un trajet qui finalement s'inscrit "hors" du temps.

Merveilleux exercice, accessible à chacun.
Qui n'a pas "sa" promenade", "ses" lieux" magiques au fond de sa mémoire sensible?
Du grand art.

A savourer, puis à expérimenter.
A+

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A la dérive

10 étoiles

Critique de Stavroguine (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans) - 8 septembre 2015

Combien de fois Julien Gracq a-t-il dû, pour s’en souvenir si bien, effectuer dans l’enfance cette promenade préférée ?

Pour nous encore une fois, il descend en pensée ce corridor inondé de l’Evre, « petit affluent inconnu de la Loire » et nous fait part, chemin faisant, des pensées nombreuses qui l’escortent. Si l’on remonte le cours d’eau comme le temps, à bord d’un « bachot centenaire — bancal, délabré, vermoulu, cloqué de goudron, et parfois dépourvu de gouvernail — », symbole, peut-être, de la mémoire d’un homme âgée, défaillante, lacunaire, colmatée çà et là par des inventions, des fictions, ce n’est pas de la façon ordonnée de Proust, qu’une madeleine, sitôt ingurgitée, replonge une fois pour toutes dans un univers cohérent, où l’on progresse toujours, malgré les nombreux bourgeonnements, selon un fil chronologique (Gracq regrettera d’ailleurs, dans En lisant, en écrivant, que Proust s’interdise le « lâchez-tout » pour préférer à sa place la précision du souvenir), mais plutôt par un cheminement anarchique et au cours duquel à chaque vision se liera une pensée, qui en appelle elle-même une autre jusqu’à former, ensemble, une sorte d’agrégat bigarré.

« Mon esprit est ainsi fait, écrit Gracq, qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontres, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination (j’aime bien ce « coagulent ») autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. »

C’est en effet, semble-t-il, le seul objet du livre de faire cohabiter les paysages de Loire et les fragments que chacun d’eux évoque dans l’esprit d’un vieil homme cultivé. Et qu’y trouve-t-on ? Si l’on disait, plus haut, que Gracq faisait fi de la chronologie, peut-être n’est-ce pas tout à fait vrai puisque la progression au fil de l’eau (premier élément séquentiel) semble coïncider avec les découvertes, dans le domaine de la culture, faites à différents âges. Ainsi, quand le récit débute, sont évoqués les « fleuves fabuleux de l’ancienne Afrique », lesquels n’auraient, dans une imagination enfantine, « ni source ni embouchure » ; et puis, très vite, vient la limonade du Grand Meaulnes ; plus loin, l’appel du cor de Hagen se fait entendre dans un demi-jour de sous-bois « réduit à sa signification purement menaçante : mauvaise halte, pareille à celle qu’évoque pour moi en un tout autre lieu le nom malfamé du bois de Fausses Reposes — rendez-vous de traîtrise ». L’auteur jusque-là ne l’est pas encore, le deviendra plus tard ; il n’est encore que le lecteur, l’auditeur restituant inchangées ses perceptions d’antan. Par la suite, en évoquant Poe, il deviendra critique, critique de la critique, et c’est vers une éternité que tend le récit au moment de se clore quand enfin on accoste.

Gracq nous confie encore avant de nous quitter qu’il déclinera les rendez-vous que lui donnerait encore l’Evre (« L’interdit qui m’arrête au moment de m’embarquer de nouveau sur l’étroite rivière immobile ne procède pas de la crainte de désenchanter un souvenir. Bien plutôt il tient à l’impuissance où l’on est, sinon de ranimer un rêve, du moins de retrouver dans l’état de veille à la fois sa lumière sans noyau et son rythme, qui ne cesse de changer »). Quant à nous qui aimons ses rêves, nous nous y promènerons encore pour goûter mieux, le temps d’une veillée, à l’acuité de la pensée et au style envoûtant de Gracq.

Un style d'exception

10 étoiles

Critique de Bosch (, Inscrit le 14 octobre 2011, 31 ans) - 14 octobre 2011

Les eaux étroites, voilà un livre bien court, certes aucune intrigue.
Mais voilà la littérature, ce que beaucoup d'auteurs peut-être oublient aujourd'hui, c'est avant tout un style, faire passer des émotions à travers des descriptions. Le mot réussir serait bien péjoratif de la puissance stylistique de Julien Gracq. Par des descriptions immortelles, il nous fait découvrir, nous invite dans ses perceptions, dans lui comme le fait Fellini dans 8 et demi dans un genre bien différent.
Son style est d'une pureté envoûtante, la nostalgie monte à la lecture de ses lignes que l'on peut considérer de romantique car magnifie la nature.
Voilà une œuvre sans superflu, qui ne parle de rien de plus que les impressions agréables d'un auteur ayant un style divin

3 étoiles!

6 étoiles

Critique de Js75 (, Inscrit le 14 septembre 2009, 41 ans) - 10 novembre 2010

Les eaux étroites est une nouvelle écrite par Julien Gracq. Pas d'intrigue à proprement parler ici mais plutôt une évocation de souvenirs d'enfance. Le style de l'auteur, d'un très bon niveau (Julien Gracq est l'un des plus grands stylistes du vingtième siècle), est foisonnant (vocabulaire riche, complexe), descriptif (longues phrases de descriptions de la nature idéalisée, magnifiée) .Un livre honorable, poétique, nostalgique (cela me fait penser au poète Bonnefoy thématiquement et stylistiquement parlant), hermétique, introspectif. Un exercice de style inégal, un peu déroutant (un sentiment d'inachevé assaille le lecteur en fin de lecture).

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