Les taiseux de Jean-Louis Ezine

Les taiseux de Jean-Louis Ezine

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Paofaia, le 14 mai 2010 (Moorea, Inscrite le 14 mai 2010, - ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (3 723ème position).
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Recherche d'identité

Écrivain, journaliste et chroniqueur radio, Jean-Louis Ezine est né en 1948 à Cabourg. Critique littéraire au Nouvel Observateur, il est membre de la tribune littéraire du Masque et la plume sur France Inter et tient une chronique quotidienne sur France Culture. Il a publié un roman en 2003, Un ténébreux (Seuil), ainsi que plusieurs livres d’entretiens avec des écrivains. Les Taiseux est son premier livre aux Éditions Gallimard.




Extrait:

« Je ne me suis pas toujours appelé du nom que je porte, et c’est comme si j’avais vécu une autre fois. C’est comme si j’avais été un autre. Mais de cet autre, je n’ai aucun souvenir. Rien qui puisse se dire tel, plutôt les ombres floues des réminiscences où s’évanouissent, aux limites de la mémoire, les ultimes rayons d’un monde éteint. J’étais trop jeune pour les souvenirs, quand j’ai cessé d’être lui. Et cependant il a toujours occupé ma pensée, toute ma pensée. Il ne m’arrive rien d’important, ou de misérable, ou de triste ou d’heureux que je n’aie le sentiment étrange de recevoir par délégation. Nous sommes pourtant très différents, lui et moi. Pour commencer, lui avait un père, tandis que moi, je n’ai eu que le manque. Tout, depuis toujours, a gravité autour de ce trou noir.
Je me heurte tous les jours au fantôme de celui que je fus quand je portais un autre nom.



Jean -Louis Ezine, je l’entends régulièrement au Masque et la Plume. Ezine de Pontault- Combault et du Pays d’Auge, Ezine le cycliste, Ezine qui très souvent n’a pas lu le livre dont on parle. Ou l’a lu, mais parle de tout à fait autre chose.. Beaucoup d’humour, un petit côté j’men foutiste qui n’a rien pour me déplaire, et un grand amour de la littérature.
Je ne l’écouterais plus de la même façon, Jean Louis Ezine.

Lors de la fameuse tempête de 99, Jean Louis Ezine a foncé sur sa maison de Pontault-Combault voir si les arbres de son enfance avaient résisté. Ce sont les seuls témoins restants .Avec la tombe de sa mère, qui est allée se noyer bien calmement après des années d’internement et d’électrochocs.
Ezine, il s’appelle, le nom d’un homme qu’il hait et auquel il n’a jamais adressé la parole . Ce monsieur Ezine, il buvait et cognait sec, et mère et fils se cachaient dans le chenil pour lui échapper.
Et pourtant.. Il avait un père, Jean- Louis, un père qui l’a aimé , enfin, d’après les éléments que lui fournit sa mère progressivement, un mot, une photo, un ticket de bus.


Extrait:
"Je t’ai tout donné. Elle m’a donné toutes les traces. Elle n’a rien gardé pour elle. Pourtant les mots me manquent. Pourquoi perd-on la mémoire de ce qui vous attache au monde? Pourquoi meurt-on à la mémoire? Je suis né d’une ombre. D’une ombre qui me photographie et me capture dan son incognito. Qui me suit partout comme mon ombre et ne me lâche jamais."



Et ce livre va être le récit d’une quête du père -et de ses origines réelles et non fantasmées comme elles l’ont été toute sa jeunesse jusqu’à ce que enfin- et une seule fois- il réussisse à croiser son père très peu de temps avant sa mort accidentelle.

Parce que…


"Chacun de ces papillons est la mémoire de l’espèce. A lui seul la mémoire infaillible de l’espèce entière. Et l’espèce, c’est l’unité c’est la durée, c’est l’harmonie. Pourquoi n’en va-t-il pas ainsi pour les hommes? Pourquoi l’homme est-il un animal qui ne sait plus du tout qui il est quand il ne sait pas-d’où il vient? Alors que le plus démuni des papillons ,ne se sachant pas papillon, est à lui seul la mémoire de son espèce tout entière, et donc la sienne tout singulièrement?
J’enjolive, j’extrapole, c’était l’idée. Aujourd’hui, je connais la réponse: à la différence du bombyx du mûrier, qui n’a pas eu l’idée de soumettre à concours l’agrégation de ver à soie, l’homme a besoin d’un miroir. Pour savoir ce qu’il fabrique sur terre, il a besoin de se regarder être. Un besoin vital du miroir. Le miroir est sacré. Il nous vient par les pères. Moi, mon miroir, on me l’avait cassé. Ou caché. Mais j’en avais l’ombre au front."


La terrible honte du bâtard, ce besoin de reconnaissance continu:

Extraits:

Ce qu’il lui faut, au bâtard, c’est une légitimité. Il n’a pas été reconnu d’un seul. Aussi veut-il l’être par tous.C’est humain. Ce n’est jamais qu’un dédommagement, une indemnité symbolique, pas une réparation: il n’y a pas d’alternative au néant. C’est juste un fantasme, une façon de compenser. Quant au néant dont je traite ici, il n’a aucune saveur métaphysique . C’est simplement la certitude que rien ni personne ne eut vous apporter ce qui vous manque, et donc ne peut vous tirer de là.

... Maman aurait voulu que je fasse poète.








C‘est peut être raté, quoiqu'il n‘ait pas dit son dernier mot,ce Jean Louis Ezine,fils de Robert Demaine et de Jeannine Bunel, mais j’ai trouvé que ce magnifique récit autobiographique était celui d’un excellent écrivain.
Avec cet éternel goût de la digression, qui le fait partir au fil des pages dans des histoires de traverse ,comme on s’engage dans les chemins normands. Comme celle de Lothar Unbekannt ,


"géant impétueux aux yeux pâles et larmoyants..qui disparut à Auberville un jour de grande lessive derrière un train de draps long comme un hangar, qu’une jeune femme alla le long de ce convoi frappait à l’aide d’une cuiller en bois."

Unbekannt et disparu..Forcément, cela lui parle à Ezine!



"Là s’arrête sa légende, quand bien même sa biographie se continuerait par des marches inconnaissables ,dans l’hypothèse où il aurait sauvé sa tête et fait retour au pays. Les archives concernant les combattants de la Première Guerre mondiale ont été détruites lors de la Seconde. Une guerre efface l’autre, malgré tout. Plus rien ne serait retrouvé de ce qui fut. Cependant, quel ressort soudain détendu dans l’âme de Robert le Maudit, son fils caché, lancera celui-ci dans la poussière allemande qu’il va mordre en vainqueur mortifié et le projettera tel un furieux ,en 1945, par les duchés de Souabe et de Bavière, jusque dans les montagnes d’Autriche, sans jamais demander son chemin ni laisser le moindre indice sous les chevilles de son blindé? De quel crime réclame-t-il vengeance? De la malédiction de vivre, lui qui avait demandé une corde à sa mère?
L’étrange aveuglement dans lequel chacun se tient ici-bas, vis-à vis de l’héritage qui le fait être ce qu’il est, n’est sans doute que la légitime conséquence de l’obligation d’avoir à vivre à son compte, malgré tout. Mais nous sommes les fantômes d’inconnus qui n’en ont pas fini avec la hantise. Ils déposent en nous un monde que nous feignons de gouverner en propriétaires, quand nous ne l’ignorons pas, et qui nous anime par de complexes procédures, aussi sûrement que le fil actionne la marionnette."



Nous y revoilà.. Et le voilà aussitôt reparti pour une autre histoire, qui n‘a bien sûr rien d’innocent. Toutes parlent d’identité, et c’est très émouvant et beau.

Alors, un extrait de la dernière ici:



"Christian von Wolff, qui a créé tout le langage philosophique allemand, a dit que l’existence était complémentaire de la possibilité, une doctrine qui, me semble-t-il, remet l’existence à sa place. Qu’est-ce qu’une crise d’identité? C’est l’irruption d’un possible inattendu dans une existence laquelle elle offre un complément. Je n’ai pas mon pareil, dans ce genre de crise.
En réalité, j’ai mon pareil, bien sûr. J’ai mon double. Il aurait été à l’aise dans cette fête ,si seulement il avait vécu, celui que j’étais quand je portais un autre nom. E loin en loin, toutefois, il se réveille de son sommeil de mort. Chaque fois c’est vers moi qu’il se tourne. Il n’a que moi. Il sort de son étui un violoncelle et il joue pour moi seul, bien maladroitement, parce que son sommeil de mort lui a laissé les doigts gours, un lied de Schubert, toujours le même; Il torture alors cette mélodie, déjà déchirante quand elle est bien jouée, que Schubert a composée d’après ce fameux poème, Der Doppelgänger,où Heine s’imagine marcher à côté de son double. Le violoncelle de mon pareil a la sonorité profonde des forêts du Schleswig-Holstein, mais je ne l’écoute pas jouer. Je regarde les petits nuages de colophane qui s’élèvent au dessus des cordes dans les aigus, ça m’évite de penser à tout ce chagrin massacré"

A lire en écoutant Schubert.

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10 étoiles

Critique de Frunny (PARIS, Inscrit le 28 décembre 2009, 58 ans) - 23 septembre 2013

Jean-Louis Ezine, né en 1948 à Cabourg (Calvados), est un écrivain, journaliste et chroniqueur-radio français.
Récit autobiographique publié en 2009 (Gallimard), Les Taiseux a reçu le prix Maurice-Genevoix en 2010 et le prix Octave-Mirbeau en 2011.

"Je ne me suis pas toujours appelé du nom que je porte; et c'est comme si j'avais vécu une autre fois. Comme si j'avais été un autre".
Elevé par un beau-père taciturne, porté sur l'alcool et capable de violence et une mère soumise, le jeune Bunel (nom de sa mère) se referme et rêve sa vie.
Un court séjour chez sa grand-mère fera éclater la vérité et révèlera au grand jour le secret. Le père du loupiot s'appelle Robert Demaine et séjourne sur la corniche à Houlgate.
Une rencontre mille fois vécue qui n'aura pas la saveur attendue.

Incroyable roman autobiographique autour de la recherche du père, des racines.
" Ce qu'il faut au bâtard, c'est une légitimité".
L'auteur reconstitue pièce après pièce un long et complexe puzzle. Sa mère lui apportera quelques unes des clés le mettre sur les rails de la vérité.
Un amour éphémère dans les désordres de la guerre.
Un père à la vie amoureuse donjuanesque.
Une oeuvre admirable, sensible et intelligente.
Un grand roman !

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