Prise de territoire de Christoph Hein

Prise de territoire de Christoph Hein
( Landnahme)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Jlc, le 23 août 2007 (Inscrit le 6 décembre 2004, 80 ans)
La note : 9 étoiles
Visites : 4 668  (depuis Novembre 2007)

Polyphonie pour une identité

Christoph Hein est un très grand écrivain allemand. Né en 1944 en Silésie (aujourd’hui polonaise), il est le fils d’un pasteur et de ce fait ne pourra entrer dans un lycée de la République Démocratique Allemande (RDA) autrement dit l’Allemagne communiste d’après guerre. Après des études à Berlin, il revient et vit en RDA qui deviendra après 1989 l’Est de l’Allemagne réunifiée.

Dramaturge, romancier, il dit : « Je ne fais qu’écrire ce que je vois, ce que j’entends. Je n’invente pas d’histoires. » Ses romans sont riches de la vie dans l’autre Allemagne, celle qui fut enfermée dans un mur fait certes de parpaings et de ciment mais surtout de peurs, d’intimidations, de séparations, de déchirures. Son style est très réaliste, et cependant bien éloigné de ce réalisme socialiste qui sévît quelques décennies sous la férule des maîtres à dicter de Moscou. Hein décrit des faits d’une façon qu’il veut la plus neutre possible, permettant au lecteur de s’imprégner de l’atmosphère du monde qu’il raconte. Au point que chacun de ses romans peut être lu comme un reportage. Il n’y a aucune envolée, aucune belle phrase « bien léchée ». Il y a la vie avec ce qu’elle comporte de compromis, d’espoirs et de résignation, de combines, d’amours et de rejets, de volonté d’oubli, de désir d’anonymat, être comme les autres, ne pas se faire remarquer. Un des collégiens dit : « Les maîtres disaient ce qu’ils devaient dire et nous, nous devions leur donner aussi la réponse qu’ils souhaitaient pour que tout le monde ait la paix. » Cette fausse banalité de style n’interdit pas quelques scènes somptueusement écrites comme le carnaval, ce moment si important dans la vie et la culture allemande qui ouvre et clôture le livre, la balade en ballon où la liberté du vent contredit le socialisme policier du régime ou encore l’explication entre un élève et le directeur de l’école quand la réalité s’impose à la propagande.

Christoph Hein a écrit d’excellents romans dont un très grand livre « Willenbrock » et « Prise de territoire » est de la même veine. Que signifie ce titre un peu curieux ? Il raconte l’histoire d’un réfugié, Bernhard Haber, qui va récupérer son identité allemande, retrouver son appartenance culturelle et rendre légitime l’occupation de son nouveau territoire.

Bernhard Haber est un jeune réfugié de Silésie dont la famille arrive dans une petite ville d’Allemagne de l’Est à la fin des années quarante et son histoire nous est racontée en cinq témoignages complémentaires ou contradictoires. Ces témoins, et c’est une autre richesse de ce roman, parlent aussi d’eux-mêmes, de leurs parents, de ce qu’était la vie sous le régime communiste. A son arrivée à l’école, on reconnaît vite à son accent qu’il vient de Silésie, province allemande devenue polonaise et que sa famille a dû fuir. Dès ce premier contact, il n’est pas pour les autres collégiens un allemand mais un « polack ». Son père est un menuisier qui a perdu un bras dans un accident lorsqu’il était prisonnier dans un camp russe. « Le bras qu’il avait perdu rappelait à la population l’humiliation de la défaite et l’occupation par les alliés vainqueurs ». Les réfugiés « parlaient et vivaient autrement, ils avaient une autre histoire. D’une certaine façon ils venaient d’une Allemagne qui n’était pas la nôtre. Ils habitaient encore dans leur pays disparu. »
Bernhard ne va pas se laisser faire et vite en imposer par sa force physique et sa détermination. Mais il restera toujours en marge, enfermé dans son mutisme, sa différence, son isolement. Il n’est pas bon élève mais ceci n’a pas grande importance, ni pour lui, ni pour les enseignants car on sait bien qu’il sera au mieux menuisier comme son père. Une histoire écrite d’avance…
Il n’a qu’un ami, son chien mais il sera tué. L’atelier de son père, installé dans la grange abandonnée d’un paysan, est incendié. Monsieur Haber est persuadé qu’il s’agit d’un acte criminel (ce que la police confirmera plus tard) et il en rend responsable toute la ville, si méprisante à leur égard. Car ce mépris est assassin comme l’est tout racisme.
Bernhard grandit. Il commet de petits larcins et autres embrouilles avec un garçon de son âge qui est une des voix du roman, il a une petite amie, Marion, qui « rame » autant que lui en classe mais « pour elle c’est juste comme ça, rien de sérieux . » Dans ces années d’apprentissage, Bernhard est toujours aussi peu loquace, aussi peu sociable mais toujours aussi fort et il méprise tous les gens de la ville. C’est ce mépris qui le conduit à s’investir dans un groupe de choc du parti communiste qui harcèle les paysans encore indépendants (et notamment celui qui a dû, de force, abriter sa famille) pour rejoindre la coopérative. Cet acharnement politique est pour lui une douce vengeance.
Les années passent et laissent la place à un autre Bernhard, marchand forain en apparence mais en réalité passeur clandestin, car en opportuniste pragmatique qu’il est, il a compris que c’est par l’argent qu’il obtiendra ce qu’il cherche.
Et c’est le temps d’après le mur. Bernhard est installé, marié, il fait partie des notables. Mais un notable pas encore tout à fait comme les autres, un notable dont l’entreprise fait l’objet d’une tentative d’incendie et dont le père a été assassiné. Il a l’opportunité de savoir par qui, mais faut-il se mettre encore une fois la ville à dos ou refuser de savoir pour garder ce qu’il a conquis ? Lors du défilé du carnaval qui clôt le livre, son fils s’en prend à de nouveaux réfugiés, venant d’Asie.
L’histoire va-t-elle recommencer ?

Un magnifique roman écrit par un humaniste qui regarde vivre les autres et les décrit superbement, peut-être parce qu’il a pour eux une tendresse infinie. L’Histoire – la naissance de la RDA, les émeutes de juin 1953, les années d’avant le mur, l’écoute de radio Londres brouillée par « les orgues de Staline », le mur en 1961, sa chute 28 ans plus tard, la réunification sont vus et racontés par les différents personnages, simplement et jamais avec emphase.
S’il n’invente pas d’histoires, s’il ne fait qu’écrire ce qu’il voit, ce qu’il entend, comme il le prétend, Christoph Hein a le talent de magnifier et donner du sens à ce que les autres lui disent et ce talent est, incontestablement, celui d’un très grand artiste.

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Les éditions

  • Prise de territoire [Texte imprimé] Christoph Hein traduit de l'allemand par Nicole Bary
    de Hein, Christoph Bary, Nicole (Traducteur)
    Métailié / Bibliothèque allemande (Paris. 1993).
    ISBN : 9782864245926 ; 22,50 € ; 05/10/2006 ; 315 p. ; Broché
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