Dirlandaise

avatar 01/11/2007 @ 02:56:35
Un livre exceptionnellement riche tant du côté humain qu'historique.

J'ai deux cent pages de lues et je dois avouer que je le dévore. Il me passionne ! Que de belles valeurs familiales et quel honnêteté et franchise de la part de l'auteur.

Un document tout simplement extraordinaire. Le retour à la ville ancestrale de Bolechow est poignant. Et les photos très belles et émouvantes.

Je suis impatiente de connaître la vérité au sujet de Shmiel et de sa famille...

Jlc 01/11/2007 @ 09:39:24
Au point où tu en es, ce qui m'a le plus frappé et que, je crois, tu vas aimer comme moi c'est la qualité humaine des témoins que Mendelsohn va rencontrer. Qu'il s'agisse de l'extraordinaire Madame Begley avec son ironie décapante, de Meg et de ses secrets ou encore de Jack dont le souvenir fait littéralement vivre Ruchele, ils sont tous d'une dignité absolue. Mendelsohn comprend parfaitement quand il dit à je ne sais plus qui (peut-être quelqu'un qui hésite à remuer ce passé si atroce: "Je veux PRESERVER ce dont vous vous souvenez".
Et tu as raison, Dirlandaise, les photos dont je n'ai pas parlé, à tort, sont touchantes de simplicité et plus encore de vérité.

Dirlandaise

avatar 02/11/2007 @ 00:34:13
Jlc, j'en suis au voyage en Australie pour la rencontre avec Jack et Bob ainsi qu'avec la meilleure amie de Frydka, Meg.

Ce sont des témoins clés et Mendelsohn se rapproche de plus en plus de la vérité grâce à eux.

J'aime beaucoup le parallèle qu'il fait avec des versets de la Bible, en particulier l'histoire de Caïn et Abel qu'il associe à des rivalités ayant existés au sein de sa famille notamment le froid qui aurait subsisté entre Shmiel et ses frères. Mendelsohn entretient un doute quant à l'aide financière que les frères de Shmiel disent ne pas avoir été en mesure de lui fournir et qui lui aurait permit de sortir de cet enfer qu'était devenu Bolechow sous l'occupation allemande. Il se demande si ce ne serait pas la raison du mutisme de son grand-père pendant toutes ces années, au sujet de la mort de ce frère, le seul qui soit resté à Bolechow malgré le danger.

Il y a aussi le témoignage des Ukrainiens qui lui laisse une impression de trahison et de haine des Juifs bien dissimulée sous des dehors amicaux. Bref, il ne sait plus que et qui croire...

Passionnant !

Jlc 02/11/2007 @ 15:30:58
Dirlandaise, j’aime bien ton journal littéraire.
Tu n’es pas au bout de tes surprises.
Mais à mon avis il ne faut en dire trop pour laisser aux autres futurs lecteurs le bonheur de la découverte.
Pour ce qui est de l’attitude du grand-père, je rejoins ton point de vue que confirme la révélation des lettres qu’il gardait dans son portefeuille et qu’il n’a jamais évoquées.
Le parallèle avec Abel et Caïn est révélateur mais je reconnais encore une fois que toute cette exégèse de la Torah m’a souvent paru assez fastidieux, car trop long et parfois un peu abscons. Ce passage sur la relation des frères est toutefois un des plus clairs.

Saule

avatar 02/11/2007 @ 16:19:39
Je me réjouis de le lire, en attendant je parcoure le journal de Dirlandais en évitant les passages qui m'en apprendraient trop.

Dirlandaise

avatar 03/11/2007 @ 00:33:45
Jlc, loin de moi l'intention de gâcher le plaisir des futurs lecteurs mais comme le dit si judicieusement Saule, on est libre de lire ou de ne pas lire...

Bon, je vais quand même limiter mon enthousiasme et ne pas tout raconter.

J'ai terminé le passage du voyage en Australie et Daniel Mendelsohn et son frère Matt sont maintenant en route pour Israël afin de rencontrer l'amie de Lorka, Clara Heller.

Pour revenir un peu en arrière, il y a un passage qui m'a particulièrement touchée. Dans ce passage, Daniel Mendelsohn s'interroge sur les deux derniers jours de vie de l'aînée des filles Jaëger, Ruchele, âgée de seize ans suite à son arrestation lors de la première "Aktion" de 1941. Ce sont les pages 270 et 271. Il ne peut savoir exactement ce qui lui est arrivé alors il imagine et nous le raconte avec beaucoup de détails... C'est un passage foudroyant de tristesse et de misère humaine. Ces deux pages resteront longtemps gravées dans ma mémoire. Presque insoutenable à lire comme plusieurs scènes s'étant passées lors de cette première "Aktion" dirigée contre les Juifs de Bolechow.

J'aime beaucoup le caractère de Daniel Mendelsohn. Il est tenace tout en étant très respectueux lors de ses rencontres avec les "survivants" de Bolechow. Il est aussi très sentimental et méticuleux dans sa recherche de la vérité sur le sort de la famille de Shmiel. J'aime aussi la façon dont il a réussi à amadouer Meg et s'en faire une alliée. Sûrement un homme très bon et très humain.

Jlc 03/11/2007 @ 13:28:41
Jlc, loin de moi l'intention de gâcher le plaisir des futurs lecteurs mais comme le dit si judicieusement Saule, on est libre de lire ou de ne pas lire...


Mais tout le monde n'a pas la sagesse légendaire de Saule.


Pour revenir un peu en arrière, il y a un passage qui m'a particulièrement touchée. Dans ce passage, Daniel Mendelsohn s'interroge sur les deux derniers jours de vie de l'aînée des filles Jaëger, Ruchele, âgée de seize ans suite à son arrestation lors de la première "Aktion" de 1941. Ce sont les pages 270 et 271. Il ne peut savoir exactement ce qui lui est arrivé alors il imagine et nous le raconte avec beaucoup de détails... C'est un passage foudroyant de tristesse et de misère humaine. Ces deux pages resteront longtemps gravées dans ma mémoire. Presque insoutenable à lire comme plusieurs scènes s'étant passées lors de cette première "Aktion" dirigée contre les Juifs de Bolechow.


Tout à fait d'accord avec toi. Ce passage m'a rappelé celui des Bienveillantes quand un vieillard refuse de creuser sa propre tombe et renverse les rôles en dominant, lui victime, son bourreau (pages 261 à 265). Ruchele, à 16 ans, ne pouvait en faire autant mais, elle aussi, je l'imagine forte après les horreurs et les souillures qu'elle vient d'endurer.


J'aime beaucoup le caractère de Daniel Mendelsohn. Il est tenace tout en étant très respectueux lors de ses rencontres avec les "survivants" de Bolechow. Il est aussi très sentimental et méticuleux dans sa recherche de la vérité sur le sort de la famille de Shmiel. J'aime aussi la façon dont il a réussi à amadouer Meg et s'en faire une alliée. Sûrement un homme très bon et très humain.


C'est vrai, c'est quelqu'un dont on aimerait être l'ami.

Dirlandaise

avatar 03/11/2007 @ 16:54:11
J'aimerais apporter une modification au sujet du voyage en Israël. Daniel Mendelsohn avait demandé à son frère Matt de l'accompagner mais celui-ci a refusé car sa femme venait tout juste d'accoucher. Alors, Daniel est parti avec une de ses anciennes enseignantes devenue son amie, Froma. Une femme plutôt remarquable de la façon dont il la décrit et plutôt autoritaire ce que Mendelsohn ne semble pas trop apprécier...

J'ai aussi dit que Ruchele était l'aînée de la famille de Shmiel mais c'est bien Lorka qui était l'aînée.

Le voyage en Israël est très intéressant, en particulier les révélations que va lui faire Malcia Reinharz au sujet de Frydka, une des filles de Shmiel Jäger. Mendelsohn y apprend beaucoup sur le caractère de Frydka, une femme libre et une battante en avance sur son époque et qui était amoureuse d'un non juif. Mais je n'en dit pas plus pour ne pas trop dévoiler l'histoire bien triste de Frydka mais aussi très romantique.

Un autre fait étonnant est la rencontre de Mendelsohn et de la fameuse Yona au musée mais là encore je me tais...

Il est aussi très intéressant de voir l'évolution de Mendelsohn sur l'idée qu'il se fait de la famille de Shmiel et de Smiel lui-même. Durant toute une partie de son enfance et de son adolescence, il les a considérés comme de véritables icônes mais au fur et à mesure de ses découvertes, il se rend compte que c'était des gens comme les autres avec des vies assez semblables à celles de leurs concitoyens.

Il est aussi très amusant de voir de quelle façon il découvre les mensonges de son raffiné grand-père qui lui racontait beaucoup d'histoires sur la famille mais avec une tendance à embellir la vérité... Et Mendelsohn, enfant innocent qu'il était à l'époque, croyait dur comme fer tout ce que ce grand-père adoré lui racontait !

Décidément, comme tu le dis avec beaucoup de justesse Jlc, ce doit être très agréable et enrichissant d'être l'ami (e) d'un homme tel que Mendelsohn que j'admire de plus en plus.

Jlc 03/11/2007 @ 19:39:48

Il est aussi très intéressant de voir l'évolution de Mendelsohn sur l'idée qu'il se fait de la famille de Shmiel et de Smiel lui-même. Durant toute une partie de son enfance et de son adolescence, il les a considérés comme de véritables icônes mais au fur et à mesure de ses découvertes, il se rend compte que c'était des gens comme les autres avec des vies assez semblables à celles de leurs concitoyens.


Ce point que tu mentionnes est pour moi fondamental. Daniel ne recherche plus des morts mais des vivants. La façon dont ils avaient disparu était le motif initial de cette quête et elle devient presque secondaire, dépassée par l'enquête sur leur mode de vie. Et ça il le découvre par le témoignage de ses interlocuteurs rescapés. Et ce qui est très fort dans ce livre c'est qu'on le découvre avec lui, petit à petit; ce qui n'exclut ni les coups de théatre, ni les erreurs et les retours en arrière.

Il est aussi très amusant de voir de quelle façon il découvre les mensonges de son raffiné grand-père qui lui racontait beaucoup d'histoires sur la famille mais avec une tendance à embellir la vérité... Et Mendelsohn, enfant innocent qu'il était à l'époque, croyait dur comme fer tout ce que ce grand-père adoré lui racontait !


Là, nous sommes dans le fabuleux. Peu importe les histoires que le grand-père a raconté, peu importe qu'elles soient vraies ou fausses ou embellies. Ces histoires ont été un enchantement mais aussi une formation pour cet enfant et s'il est aujourd'hui ce que nous savons c'est beaucoup à ce grand-père qu'il le doit.
J'aimerais que dans vingt ou trente ans nos petits garçons aient de nous (ma femme et moi) une telle image. Celà voudrait simplement dire que nous sommes encore un peu vivants.

Bonne suite de lecture

Dirlandaise

avatar 04/11/2007 @ 16:27:59
J'achève ma lecture, il me reste une centaine de pages à lire.

Encore de belles rencontres et des témoignages intéressants qui révèlent encore des choses étonnantes sur Frydka Jäger.

Un petit passage à la page 519 que j'ai bien aimé. Daniel Mendelsohn décrit la façon dont son grand-père racontait ses histoires. Je le reproduis ici, ne vous en faites pas ce n'est pas long mais assez significatif :

"Au bout d'un moment, j'ai dit, Oui, c'était comme ça que mon grand-père nous racontait des histoires. La longue préparation, tout l'arrière-plan, toutes ces boîtes chinoises, et puis, soudain, la descente rapide et habile vers le final, la ligne d'arrivée où les liens entre les détails découverts tout du long, les faits apparemment sans intérêts et les anecdotes subsidiaires sur lesquels il s'était attardé au début, devenaient brusquement évidents."

Il y aussi le fabuleux voyage d'Adam Kulberg alors qu'il a fui Bolechow lors de l'arrivée imminente des troupes allemandes et qui vaudrait à lui seul qu'on en écrive un livre entier juste sur ce voyage et qui serait passionnant. Le trajet parcouru par ce jeune homme de vingt-et-un ans en compagnie de son ami Ignacy à l'époque est tout simplement incroyable. Les deux jeunes hommes avaient tout simplement décidé de partir en Israël à pied !

J'ai aussi eu la curiosité de rechercher des photos de Daniel Mendelsohn sur le net et j'y ai vu un beau visage dont le regard est resté exactement le même que celui de la photo du petit garçon de la page 13 au tout début du livre et qui ressemble d'une façon étonnante à son grand-père.

Merci Jlc pour tes commentaires très enrichissants. ;-)

Dirlandaise

avatar 04/11/2007 @ 16:52:21
Saule, je viens de réaliser que je n'ai pas relié ce post à la très belle critique de Jlc.

Je ne sais pas si ce serait possible pour toi de le faire ?

Merci ! ;-)

Saule

avatar 04/11/2007 @ 19:32:40
C'est fait !

Dirlandaise

avatar 06/11/2007 @ 02:35:52
Saule, c'est vraiment curieux.

Quand je vais sur la page de la critique de Jlc, ce post n'y apparaît pas dans les discussions reliées au livre. Est-ce normal ?

Saule

avatar 06/11/2007 @ 23:13:52
Indeed, ce n'était pas normal, j'ai corrigé.

Dirlandaise

avatar 07/11/2007 @ 01:25:49
Merci Saule pour la correction.

Je viens tout juste de terminer le livre et j'en suis encore bouleversée et très émue. Les cent dernières pages sont déterminantes en ce qu'elles révèlent comment Daniel Mendelsohn a enfin pu obtenir les précisions qu'il a tant recherchées sur la fin de son oncle Shmiel et de sa famille. Je n'en dirai pas plus sur les détails mais ces dernières pages sont absolument palpitantes et aussi très émouvantes.

Daniel Mendelsohn a mis cinq années à écrire ce livre et je dois dire qu'à mes yeux, il constitue un véritable chef d'oeuvre. Un livre écrit avec son coeur qu'il a sans aucun doute immense.

Une lecture inoubliable. ;-)

Jlc 07/11/2007 @ 22:37:10
Dirlandaise, as-tu remarqué ce passage où, de mémoire, un des survivants dit à Mendelsohn étonné: "De toutes façons, je ne pardonnerai jamais aux Français." Que viennent donc faire dans cette affaire de juifs d'Europe centrale ces français lui demande l'auteur. "L'affaire Dreyfus" lui répond l'autre.

Comme quoi, un siècle plus tard cette misérable affaire pèse encore pour les conséquences indirectes qu'elle a eu sur la marche du vingtième siècle.

Dirlandaise

avatar 08/11/2007 @ 01:57:31
Oui en effet, il s'agit de M. Grossbard et l'extrait est situé pages 324 et 325. Le voici :

"Maintenant, les Allemands ont été vraiment méchants avec ma famille, vous savez. J'ai hoché la tête. La femme tuée, l'enfant tué.
Mais dans ma famille, a-t-il poursuivi, ceux à qui l'on n'a jamais pu pardonnner, ce sont les Français.
Il s'est calé sur sa chaise et a hoché la tête, tout en mâchant lentement un pierogi.
Les Français ? ai-je répété, incapable de faire le lien. J'ai regardé de l'autre côté de la table Matt qui sourait. M. Grossbard, au cours de son errance après l'holocauste, avait-il été maltraité par des Français ? Était-il délirant? En gardant un visage neutre et poli, j'ai demandé de nouveau, Vous n'avez jamais pardonné aux Français ?
M. Grossbard s'est penché vers moi encore une fois, en agitant l'index.
Oui, a-t-il dit, aux Français.
Il s'est interrompu pour donner de l'importance à ce qu'il allait dire et il a dit :
Vous savez, mon père ne s'est jamais remis de l'affaire Dreyfus."

En consultant Wikipédia sur l'affaire Dreyfus, j'ai noté cet extrait :

"L'affaire a également un impact international sur le mouvement sioniste au travers d'un de ses pères fondateurs : Théodore Herzl et de par l'émoi que ses manifestations antisémites vont provoquer au sein des communautés juives d'Europe centrale et occidentale."

Merci Jlc d'avoir soulevé ce point très intéressant du point de vue historique. ;-)

Francesco
27/01/2009 @ 18:10:51
Tout à fait d'accord avec vous le livre de Daniel Mendelsohn est oeuvre magistrale par ses recherches dans le passé tragique de son oncle , sa tante et leurs 4 filles.
Un véritable pélérinage pour comprendre et savoir la vérité sur leur extermination par les nazis : ses nombreux voyages en Pologne , Ukraine ,
Australie et Israël pour interroger les témoins de l'époque.
Aussi de très belles pages de référence à la Bible et des photos pleines d'émotion de sa famille.
Vraiment un travail énorme où l'auteur a mis toute son érudition , son émotion , son intelligence.

Dirlandaise

avatar 27/01/2009 @ 22:35:38
Oui un très beau livre n'est-ce-pas Francesco ? On ne peut que l'aimer et l'auteur est si touchant. ;-)

Paofaia
avatar 18/10/2013 @ 02:53:22
Longtemps après cette discussion...

Les Disparus,de Daniel Mendelsohn, est, pour moi, un des livres les plus éblouissant d'intelligence, de sensibilité et d'érudition que j'ai lu ces dernières années
Mais, je crois que pour mieux comprendre la démarche de l'auteur, qui est une quête identitaire, il convient de lire la préface de L'étreinte fugitive, premier volet d'une sorte tryptique dont j'attends toujours le troisième chapitre. Car si Les Disparus a été traduit en premier en français, ce n'est pas le cas aux Etats-Unis, et ce n'est pas la volonté de l'auteur.
Voici donc la préface ( novembre 2008) qui explique mieux que moi, je ne coupe rien.

Au lecteur français

Le premier de mes livres à avoir été traduit et publié en France n’est pas, en réalité, le premier que j’ai écrit. D’ordinaire, ce genre de détail bibliographique n’intéresse pas grand monde, mais il m’est apparu important de le préciser ici, dans la mesure où ce livre-là, Les disparus, est le deuxième panneau d’une entreprise que je me suis toujours représentée comme un tryptique; le premier panneau étant le livre que vous avez entre les mains, L’Etreinte fugitive, initialement publié aux E.U. sous le titre The Elusive Embrace.

A première vue, les lecteurs familiers des Disparus pourraient être tentés de penser que le sujet de ce « nouveau » livre, qui est une méditation approfondie sur la nature, et le sens de ce qu’il y a de plus intime dans la vie de chacun ( les hommes et les femmes,les pères et les fils, la sexualité), n’a pas grand-chose à voir avec le sujet de mon « précédent » livre ( l’histoire familiale, la culture juive, les évènements de la Seconde Guerre mondiale). Mais, comme je l’ai souvent dit- et certains d’entre vous m’ont peut être entendu le dire dans ce français que je parle avec ferveur, à défaut de le parler bien- je n’ai jamais conçu Les Disparus comme « un livre sur la Shoah ». Pour moi, c’est un livre qui parle de la relation angoissée, mais enrichissante, que le présent noue avec le passé, que le moi noue avec la famille et ses traditions, une relation que le moi a, en réalité, avec une tradition culturelle beaucoup plus vaste- sujets qui intéressent tout un chacun, ai-je tendance à penser. Cela n’a guère de sens, néanmoins, de réfléchir à ces relations cruciales- ne parlons pas des responsabilités intellectuelles, psychologiques et éthiques que cela implique- sans s’être auparavant penché sur le moi, qui est au centre de ces relations, qui est le sujet de cette réflexion. Cet examen est, précisément, le fil rouge de l’Etreinte fugitive.

De fait, dès que vous commencerez à lire ce livre, vous verrez que, si les questions qui le sous-tendent sont d’un ordre très intime ( qui suis-je? Quelle est mon identité? Qu’est-ce que l’identité, au bout du compte? Est-elle faite d’une seule pièce ou de plusieurs- suis-je une chose seulement, ou davantage? Le « coeur » de mon identité est-il non mélangé , indépendant du monde extérieur, ou est-il tributaire des relations que j’ai avec les autres- auquel cas, lesquelles sont les plus déterminantes pour établir « qui je suis »: celles que j’ai avec mes parents? Mes enfants? Les gens avec qui j’ai des relations sexuelles? Ceux dont je suis amoureux?)- si ces questions sont d’un ordre très intime, elles présagent tout simplement celles qui devaient nourrir le livre suivant ( qui sont les gens de ma famille? Qui sont vraiment mes parents et mes frères et sœurs? Quelle est ma relation à leur histoire? Quelle est ma relation au passé, de manière générale, et à l’Histoire elle-même? Et, de même que les questions si intimes qui sont en filigrane dans L’Etreinte fugitive ont rendu possibles les questions plus larges présentes dans Les Disparus, de même les grands voyages que j’ai décrits dans ce dernier livre, par delà les océans et les continents, n’auraient jamais eu lieu si je n’avais auparavant accompli ces trajets plus réduits dont parle mon premier livre: les promenades quotidiennes que je faisais quand j’habitais un certain quartier de New York, le train que je prenais, et que je prends chaque semaine encore aujourd’hui , pour aller de Manhattan à une capitale de province qui est à une heure de là.

Ce livre est donc ,en fait, le point de départ d’un voyage dont la destination - ou plutôt l’une des destinations- figure dans Les Disparus. Et ceux d’entre vous qui ont fait ce voyage-là avec moi vont découvrir que quelques-uns des personnages de L’Etreinte leur sont familiers ( moi-même, mon frère Matt, mon père et ma mère, mon amie Froma et, bien sûr, mon grand-père et ses frères et sœurs.), ainsi que certains paysages ( le terrain glissant, parfois dévasté, de l’histoire de ma famille) et d’autres détails encore ( le très vieux livre dans les mains d’un passager d’à côté, un texte biblique ou peut être grec ou latin).

Je viens de dire que la fin des Disparus représente seulement l’une de mes destinations: souvenez -vous que ce voyage a toujours été conçu comme un tryptique, il a toujours comporté trois volets. Le premier ( le panneau de gauche, en quelque sorte), celui dont le focus est le plus resserré, traite de sujets extrêmement intimes ( le sexe, notamment, dont je parle ici avec la franchise avec laquelle j’ai parlé de relations familiales difficiles dans Les Disparus, animé par la même objectif: la volonté de comprendre); le deuxième, Les Disparus ( le panneau central), élargit considérablement le champ, offrant de larges aperçus sur la géographie, sur l’histoire familiale et sur l’Histoire tout court. Le troisième, c’est celui que je viens tout juste de commencer à écrire. Comme le dernier volet de l’un de ses modèles littéraires, qui est tripartite, il rompt avec l’examen tourmenté du moi et de ses souffrances pour envisager quelque chose de plus abstrait; comme ce modèle, il laisse derrière lui l’expérience étrange, mais incroyablement enrichissante, de se sentir un touriste dans les souffrances des autres, les souffrances d’un passé qui s’est révélé, en fin de compte, n’être pas le mien, pour réfléchir au problème de la beauté- à ce qui fait que, bien souvent, notre représentation de ce qui est beau , nos allégeances et nos enthousiasmes esthétiques, les auteurs que nous lisons et les objets que nous collectionnons, ont peu de choses à voir ( quand on les confronte) avec les familles dont nous sommes issus, la culture dans laquelle nous sommes nés, les esthétiques auxquelles nous devrions adhérer ; à ce qui fait qu’une rencontre de hasard, avec un garçon, une femme, une photo ou un livre peut éveiller en nous une vision de la beauté que nous poursuivrons ensuite, consciemment ou non, notre vie durant.
Parfois, quand nous avons de la chance, l’étreinte est partagée. Comme je l’ai dit, je viens seulement de commencer ce nouveau livre, mais je ne pourrai pas l’écrire avant d’accomplir un autre voyage- que, cette fois, j’imagine prolongé. Ce voyage- là me conduira en France.

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