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Forums  :  Vos écrits  :  Champagne (Reprise)

Tistou 11/04/2005 @ 10:14:27
"Même pas peur de la mièvrerie." Tistou

Un matin blafard, dans la plaine de Champagne. L’horizon est plat, blafard aussi. Comme le matin.
De loin en loin des tas de betteraves attendent les tracteurs et les camions pour aller vivre leur vie future de morceaux de sucre. Dans la voiture, le calme feutré de la vitesse de croisière est seulement meublé par la revue de presse de la Radio Nationale. C’est simplement un cran au dessus du silence.
Le vide de cette campagne est poignant. L’absence de relief et d’arbres aussi.
La ville est annoncée ; à 2 kilomètres.Petite ville de Champagne. Il y a un café, sur la place au centre, il s’en souvient. Café du matin, plaisir du matin. Allez, il va préparer l’entretien à venir devant un espresso.

-Et maintenant avec toute cette électronique, tu tombes en panne de batterie et tu ne bouges plus.
-Tiens. Moi, avec ma Mercedes l’autre jour …
Les deux là, au comptoir, pareil. Un cran au dessus du silence.
C’est un vieux café, tenu par deux vieux. Lui est assis à une table, à moitié sourd. Il trie des papiers, des factures. Elle, derrière le comptoir, accorde sa présence aux deux des voitures. Sa présence, mais guère plus. Elle essuie machinalement un verre, son chignon de travers.
-Sur 3 cylindres, avant, tu pouvais au moins ramener ta voiture, là …
Le décor, décor ?, est de l’âge des propriétaires. Assis près de la porte d’entrée, il voit la peinture, écrue, écaillée, qui laisse apparaître les échardes de bois. La clanche, à l’ancienne, a du jeu et semble ne pas savoir si elle doit ouvrir la porte ou tourner dans le vide. Au sol, sur le carrelage, les traces de la porte qui frotte, ont laissé comme des trainées noires. On imagine le bruit rien qu’à les voir. Mais personne n’entre ni ne sort. Le vieux est toujours à ses factures. La vieille a les yeux tournés vers l’extérieur. Il n’y a rien à l’extérieur. Sur cette place du centre ville, personne ne passe, ou si peu.
L’espresso est bon. C’est presque étonnant.
-Et l’Arthur ? Même son tracteur ! L’autre jour il voulait bricoler le ralenti …
Un cran au dessus du silence. C’est ça.
Dehors, soleil timide blanchâtre, soleil de Champagne, c’est pas le Pérou. Une femme, trop âgée pour être la mère, promène une poussette. Grand mère ou nourrice. Il ne sait pas pourquoi, il repense à sa nourrice, quand elle le ramenait de l’école en vélo, assis sur un siège posé sur le porte-bagage. Tiens, c’était une ville un peu comme celle là …
Qu’est-ce que le plafond est haut ! Couleur indéfinissable, le luminaire est vieillot. Il doit mal éclairer.
Tiens, ils s’en vont nos deux aux voitures.
-Au revoir Messieurs.
Le calme retombe une fois la porte repoussée. Oui, elle fait bien du bruit. Il ne l’avait pas remarqué en entrant mais elle fait bien le bruit qu’annonçaient les trainées au sol.
Le calme retombe et il y a la vie pourtant. La vie de ces deux vieux, de leur vieux café. Il ne saurait pas dire pourquoi il s’y sent bien. Rien de beau, ni d’excitant, une simple humanité qui palpite dans cet intérieur clos. Une humanité faite des jours, des semaines, des mois, des années, … qu’ils ont passés ici, des conversations qu’ils ont tenues, des petits bonheurs qu’ils ont connus, des gros malheurs sûrement aussi.
C’est diffus . C’est du domaine de la vibration, des ondes, mais il le sent : il y a une vraie vie ici. Plus la vie qu’auprès de ce JULIA qui plastronne de son épopée misérable en Syrie. Plus la vie qu’auprès du président du MEDEF qui annonce ses intentions de gratter un peu plus d’argent…
C’est la vie. Une vie sur la fin, mais qui imprègne ces lieux aussi sûrement que l’eau une éponge.
- Vous m’en redonnez un deuxième ?
- Drôle de temps, hein ?
- Faut pas se plaindre pour la saison …
Ce sera tout. Il feuillette son dossier. Dans dix minutes il faudra défendre son bout de gras, convaincre, séduire …
Il faudra laisser ce cocon hors du temps, et ces deux vieux à leurs factures, leurs habitués et leurs tracas quotidiens.
- Ca fait combien ?
- 2 euros.
- Merci. Et bonne journée !

Tistou 11/04/2005 @ 10:15:57
Annoncée dans mon post à "Ca déménage" de Yali, sa partie dans le bar m'a fait penser à ça.
Sauf que ... sauf que son texte est bien antérieur, quand même.

Mentor 11/04/2005 @ 11:14:08
vous allez arrêter de remonter vos textes? je sens une sorte d'addiction monter doucement... j'ai des trucs à faire moi!...
très beau Tistou. Tout en petites touches, observations fines de la petite vie qui va. Calme et sérénité (ennui?). Je mets ici 2 remarques toutes personnelles: je trouve dommage de mentionner les 2 points d'actualité (Julia et medef) ainsi que le prix du café!! Je trouve que le texte aurait gagné à rester un peu hors du temps. Ca m'a cassé quelquechose sur la fin. Mais ceci est un détail.
Belle écriture Tistou.

Saule

avatar 11/04/2005 @ 11:47:18
Voilà un texte qui me fait du bien..., je ne sais pas pourquoi, enfin il y a la langueur, la Champagne, les sensations "Il ne saurait pas dire pourquoi il s’y sent bien. Rien de beau, ni d’excitant, une simple humanité qui palpite dans cet intérieur clos."

J'avais une image en tête en lisant, une photo prise lors de ma traversée de la Champagne a la fin de l'été pendant mon pèlerinage

http://www.ptimmermans.com/pic/sjc/sjc0029.JPG

Un matin blafard, dans la plaine de Champagne. L’horizon est plat, blafard aussi. Comme le matin.
De loin en loin des tas de betteraves attendent les tracteurs et les camions pour aller vivre leur vie future de morceaux de sucre.[...]Le vide de cette campagne est poignant. L’absence de relief et d’arbres aussi.


Tistou, si tu as d'autres textes qui font du bien ...

Zou 11/04/2005 @ 12:19:52
Temps suspendu...le temps d'un expresso.
Pour moi, un récit "lait russe" (j'adore le lait russe). Tout en douceur, en lumière. Juste un ton au dessus du silence, comme tu le dis. Et ton texte épouse là le récit. "Attachant" aux gens mais pas trop, la juste distance, ici. Celle entre les tables et le bar. Et puis le présent ...même en Champagne, il faut gagner sa croute, remonter sur le carousel. En tout cas, une belle halte.

Yali 11/04/2005 @ 13:04:58
Tu as bien fait Tistou, c'est également celui-ci que j'aurais fait remonter en premier. Un texte doux comme un matin en Champagne.

Loupbleu 11/04/2005 @ 13:26:46
C'est réconfortant comme un café le lundi matin. J'ai presque envie de dire que ce texte donne "une certaine idée de la France". Merci Saule pour ta photo, je trouve qu'elle colle parfaitement au texte moi aussi. J'ai beaucoup apprécié la mesure du texte, la bonne distance. Et je ne trouve pas ça mièvre ?
En conclusion pour Tistou :
- Merci. Et bonne journée !

Bolcho
avatar 11/04/2005 @ 17:41:15
Voilà quelque chose que je n’avais pas vu à l’époque et c’est une bonne idée de l’avoir remonté.
C’est curieux comme une scène aussi située dans l’espace et le temps peut prendre des airs d’éternité. Tistou nous fabrique ce miracle comme ça, l’air de rien, en griffonnant sans doute sur un coin de table de café. Bravo.
On est effectivement un cran au-dessus du silence, hauteur tout juste suffisante pour écouter vivre la vie. Et lorsqu’il s’agit de rendre les vibrations de l’humanité, Tistou est imbattable : on se surprend à aimer les deux vieux, les philosophes automobiles, la peinture écaillée, la porte qui racle sur le sol et peut-être même le ralenti du tracteur.
Un peu d’accord avec Mentor pour regretter un poil l’intrusion des éléments trop précis : dès qu’on n’est plus de la franco-France, Julia, le Medef… c’est l’infiniment petit, alors que d’une certaine manière, sous des dehors anodins, Tistou est plutôt dans l’infiniment grand.
Un autre reproche (mais grave, hein !) : la « clanche », moi je ne connais pas. Mais je connais la « clenche » (qu’en Belgique on prononce même « clinche ») et qui désigne m’a-t-on dit une pièce située à l’intérieur du mécanisme et pas du tout la « poignée ». Cela dit, c’est exact, tout le monde parle de clenche au lieu de poignée. Mais je suis d’accord avec vous : ce n’est pas là une clef du texte, et comme ce n’est pas une clef, on arrête de parler serrurerie…
Conclusion. Bravo Tistou. Ton texte est un moment de bonheur un peu triste. Ce sont les meilleurs.

Spirit
avatar 11/04/2005 @ 18:05:32
J'aime bien les textes"d'atmosphères" a la Simenon.Des mots simples,une action réduite a minima,mais l'humanité est la,palpable.Pour un peu on s'en découperait une tranche histoire de pouvoir se la consommer"en juif" seul dans son coin,lorsque le MONDE a reprit sa charge folle vers vous.

Sahkti
avatar 11/04/2005 @ 18:10:53
Dommage pour Medef et Julia, ils n'ont rien à faire dans ce texte, intrusions superflues. Le reste, c'est envoûtant, on s'y croirait, la torpeur qui se dégage de ces endroits oubliés au milieu de nulle part, le temps qui s'est arrêté, les petits vieux qui se confondent avec le décor... Un très très beau texte Tistou.
Et avant de lire le commentaire de Saule, je pensais déjà à ses photos, à ce qu'il nous avait raconté, sa vision de la Champagne m'avait marquée (en bien) au point de prévoir une incursion par là dans les prochaines semaines.

Killgrieg 17/04/2005 @ 10:30:39
Celui là, je l’avais manqué, et je suis bien content de l’avoir lu ce matin…
C’est superbe Tistou, bien au dessus du silence, un extrait d’humanité troublant qui, par sa force évocatrice, m’a procuré bien du plaisir et des frissons nostalgiques savoureux.

J’ai même apprecié julia et le medef ; l’actu à peine un cran au dessus du silence… Le quotidien bien au dessus de l’actu pour remplir ce silence…

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