Les forums

Forums  :  Vos écrits  :  JARDINIER

Gudel 30/03/2005 @ 08:38:28
(Pour Anne, qui m'a parfois prêté son altimètre...)


Il fera beau : il fait toujours beau ce jour-là.

Ce sera le début de l'après midi, après jambon saucisson expédiés sur un bord de tarmac, à l'ombre nette d'un hangar.

Brutalement, l’homme se lèvera, rompant avec la torpeur presque amicale installée parmi ces personnes, qui ne se connaissaient pas quelques heures auparavant. Il dira :"Bon… Il faut y aller…On y va..."

Ce "Il faut" vous gênera... Quelle nécessité ? Pourquoi maintenant ?
Vous sentirez au fond du ventre la petite boule dure qui depuis ce matin va et vient, passe et repasse. Oppression d’abord impalpable, maintenant tangible, installée.

Le pas très bon café passera mal. Vous vous lèverez, pour faire comme tout le monde. Vous vous approcherez du bureau à paperasses, sous le hangar.
Sourires... Poids de certains regards croisés. Torpeur légère... Malgré, ou à cause de la petite boule qui monte, qui monte...

Appelé d'une voix forte parmi d'autres, votre nom, juste votre nom sans prénom ; Cela vous agacera un peu : un côté caserne... Mais à la réflexion, vous n’en conserverez qu’un étonnement. Et tous les étonnements, après tout, ne sont-ils pas bons à prendre ?

- Equipez-vous !
Sur une longue table où on vous désignera la chose.
Nous y voilà…
A sa vue, votre coeur cognera un peu plus fort. plus vite. Vous endosserez avec peine ce sac rigide, si lourd, si incompréhensible... Sangles, câbles, poignées... Et la sourde panique d'oublier le pourquoi de chaque élément, pourtant minutieusement expliqué ce matin.
Vous mettrez ce casque un peu ridicule, mais vous sourirez tandis qu'on vous aidera à ajuster les sangles à vos cuisses et à votre torse. Autour de vous, d'autres subiront ce même rituel.

- Vérification…
A tour de rôle, face à l'homme qui des yeux et des mains, en quelques gestes, contrôlera que tout est à sa place.
Vous songerez sans doute qu'il a, plus que tout autre, votre vie au bout des yeux.

Et ce poids dans votre dos. Votre oppression vient-elle de lui ou de la petite boule qui grossit, grossit encore, grossit toujours ?

- Allons-y ! - dira l’homme, avec ce constant sourire.
Avec les autres, vous vous dirigerez à pas lents, comme habituée, ou résignée, vers l'avion immobile.
Moteur arrêté. Petit , si petit... dérisoire...
Chaleur. Moiteur. Difficulté à marcher, corsetée dans ce fatras raide. Et ce casque qui vous serre la tête, et dont la jugulaire vous chatouille le cou.

Gestes appris le matin même, vous embarquerez maladroitement ; avec la maladresse pataude de la larve de Kafka. Assise à même le métal du sol, vous prendrez votre place indiquée. Engoncée, ankylosée, effarée de l'enchaînement des choses ; vous serez mal. Et la boule dure qui maintenant aura pris ses aises.

- Rien devant ? demandera le pilote.
- Rien devant ! répondra le largueur, embarqué le dernier, avant de refermer la portière...

Quelques hoquets d'hélice. Démarrage.
Bruit assourdissant de l'avion vibrant de toutes ses tôles, de tous ses rivets. Vous songerez un instant à ces airbus anodins qu’on prend sans y penser.
Ca, un avion ? Sa fragilité hoquetante vous surprendra plus qu’elle vous inquiètera.

Roulage ; c’est le mot consacré. En vous tordant le cou, vous regarderez sans l’entendre le pilote. parler dans son petit micro. Que dit-il ? Et à qui ?

Rapide virage en bout de piste.
Alignement.
Le bruit et la vibration se feront plus intenses encore. Accélération.... Décollage, comme un état de grâce ; la vibration changera de nature. Vous sentirez à quelques glissades de bouts d'aile que vous n'êtes plus là pour personne... Vous volez.

A ce moment précis, vous parviendrez à formuler cette question, jusqu'ici inexprimable, et pourtant lancinante : Mais qu'est ce que je fais ici ?

Qu'est ce que je fais ici ?
Dans cette question, vous entasserez pêle-mêle le bruit, les cahots d'air où l'appareil tape comme dans des ornières, l'odeur fade d'essence et d'huile : une odeur douceâtre, masculine. Et la petite boule qui inexorablement grossit. Mais aussi l'ankylose, l'inconfort, la moiteur.

Mais qu'est ce que je fais ici ?

Moment des paniques et des angoisses. Dans le silence du vacarme, vous aurez pour vous rassurer, les regards.

Ceux de vos compagnons d'incertitude, effarés des mêmes fantômes, ahuris des mêmes doutes... Ils vous souriront pauvrement, et vous leur sourirez de toute votre petite boule. Vous vous poserez la question de savoir si vous aussi, vous avez cet air blafard qu'ont certains.

Et puis ces autres, plus sereins... A peine plus sereins à y bien regarder. Parmi eux, le mien peut-être. Eux aussi, eux surtout, vous souriront. Nulle ironie, nulle moquerie. Tous sont passés par cet accablement. Ils savent.
Souriez-leur aussi, ils le méritent bien.
Autre regard encore : celui du largueur, qui cherchera le vôtre pour y déposer un sourire appuyé, où il est écrit que tout ira bien.

Mais qu'est ce que je fais ici ?
Au creux de votre ventre, forçant à votre gorge, la petite boule aura pris ses aises. Et votre coeur jouera andante.

Sur l'altimètre, l'aiguille grignotera les repères. 1200 mètres;
- Mille deux cents mètres ... Mais qu'est ce que je fais ici ?

Vous ne l'entendrez pas, mais le pilote annoncera simplement : Sur axe

Cet homme qui recherchait votre regard il y a quelques secondes à peine ajustera à ses yeux les lunettes qu'il portait jusqu'ici autour du cou. Un signe au pilote.
Une brusque variation du bruit du moteur, qui vous semblera s'arrêter...

Portière ...
Il déverrouillera le battant vitré. Un torrent d'air frais : l'altitude, la vitesse, et tout cet air brassé par l'hélice, qui semble se propulser à l'intérieur de la cabine. Un bruit assourdissant.

Le largueur, à genoux maintenant, le torse hors de l'appareil, indiquant d'une main quelques corrections de trajectoire au pilote. Cela vous fascinera, vous enchantera comme ailleurs et autrefois enchantaient les enchanteurs...

- Largage dans une minute...
Vous n'entendrez pas non plus ce message, lancé par le pilote dans sa radio. Mais sachez qu'au sol, on s'arrêtera et on lèvera la tête pour voir votre entrée dans le monde.

Qu'est ce que je fais ici ?
Pour vous, les sourires de ceux qui savent. Ils vous seront précieux.

Un dernier signe du largueur au pilote. le moteur cette fois semblera s'arrêter. Dans la cabine, couinera le klaxon de décrochage, signe que l'appareil est à sa limite de sustentation.

Vite, votre premier compagnon se mettra en place, aidé du largueur. Bribes de voix, dans le bruit du vent. Vous reconnaîtrez "OK", et sans que vous ayez eu le temps de comprendre il aura disparu, mangé par la portière. Deux ou trois autres encore. Et votre coeur près d'exploser à ce compte à rebours...

Mais qu'est ce que je fais ici ?
Le regard du largeur. Vous songerez : "Pourvu qu'il ne me regarde pas. Il ne faut pas qu'il me regarde. D'ailleurs je ne suis pas là. Faites, mon Dieu, qu'il m'oublie". Mais son regard rattrapera le vôtre. Vous fera signe d'approcher. Engoncée, affolée, vous regarderez pourtant en bas, avec en premier plan, comique, incongrue, la roue du train d'atterrissage, juste au bord de vos yeux, et la terre, si loin si loin. Mille deux cent mètres plus bas.

Enervement. Difficultés à prendre la bonne position, pourtant si simple... N'en avez-vous pas ri, ce matin, lorsque vous répétiez ce même geste à cette même portière ? Mais l'avion était sagement posé, silencieux, cette même roue reposant sur le goudron. Alors que maintenant…

Mais à cet instant, dédoublement : voici que simultanément vous vivrez ce moment, et vous vous verrez vivre ce moment. Vous vous verrez, à deux doigts de la suffocation ; et, paradoxe, vous vous verrez froide comme une lame, effectuer le bon geste, au bon moment. Efficace, calme, méthodique, posée.
Quelle étrangeté !

En bonne position enfin. Un dernier regard du largueur. Regardez ce regard : il restera inscrit en vous pour toujours.

Un geste du pouce.
Vous lirez sur ces lèvres plus que vous entendrez : OK !
……………………………………………………………………………………………….

En un milliardième de seconde, vous oublierez alors tout ce qui vous a été appris, dit, montré, pensé, ce matin.
Vous vous souviendrez, un autre milliardième de seconde, une éternité pour ainsi dire, qu'il vous faut prendre cette position cambrée qu'on vous a fait répéter sur une table. Y parviendrez-vous ?

Choc aux épaules.

Ce qui se passera ensuite n'appartient qu'à vous.

Plus tard, peut-être, vos mots à vous me diront ce paroxysme du temps arraché au sablier ; "Minutes de sable mémorial" inventées par un autre...

Sachez, mais vous le savez déjà, que derrière les exploits d'Artaban et les exagérations d'après-dîner, bien peu comprendront le rêve. Bien peu vous comprendront.

Et puis doucement, doucement, vous rejoindrez les autres. J'aurai sauté après vous.

A tout de suite !


Un matin d'été, lui qui tenait si scrupuleusement son journal, écrivit sur son cahier, sous d'autres lignes, amères pour la plupart :
"Moi, j'aurais voulu être jardinier."
Puis il partit pour jamais.
Il vole encore...

Ces mots, les derniers écrits par Antoine de Saint- Exupéry, seront, comme à chaque saut, dans ma tête quand cessera d'un geste de ma main droite l'inexprimable égarement de la chute libre.
Dans quelques minutes, j'aurai rejoint la terre, si exquise vue de là-haut
Alors, à tout de suite !

Moi aussi, j'aurais voulu être jardinier...

Mais qu'est ce que je fous ici ?

Tistou 30/03/2005 @ 11:55:26
Jamais sauté pour ma part. Mais je suis sûr que c'est comme ça. Et puis moi, je n'ai pas à emprunter un altimètre, j'en ai un au poignet!
Toujours aussi excellent Gudel.

Zou 30/03/2005 @ 12:04:04
Déjà j'étais pas chaude pour sauter mais là je ne me pose même plus la question ! En tout cas, Gudel, tu me sembles aimer vivre dangeureusement (référence à l'éloge du tachy) et tu rends merveilleusement bien, tellement de l'intérieur, ce que l'on imagine être l'état d'esprit adrénalisé.
Tout à fait personnellement, j'ai préféré "court-bouillon" (avec un petit faible pour lui) et l'"éloge" mais c'est peut être à cause de ma phobie de l'avion...et ça veut donc dire que ce texte est une réussite. Mais dis ? Comment fais-tu pour nous offrir un texte quotidien ? J'admire.

Sahkti
avatar 30/03/2005 @ 13:45:02
Je viens de me faire trois Gudel d'un coup (les textes hein, pas le bonhomme!), j'avais du retard. Est-ce que c'est ça qui me donne l'impression que ce texte est moins abouti que d'autres? Possible.
Il est certes bon mais je n'ai pas accroché à 100%. Pas mal de phrases courtes et saccadées, une nervosité omniprésente au point que par moments, j'ai ressenti une impression d'en faire trop.
Un très bon point par contre pour la superbe petite touche de magie poétique à la fin, avec les quelques mots de Saint-Ex. Un petit grain de douceur dans un monde de brutes!
Comme Tistou, jamais sauté non plus, mais punaise, j'imagine que ça doit être flippant comme Gudel l'écrit.

Saule

avatar 30/03/2005 @ 20:10:13
Comme Sahkti : j'étais toujours sous le coup de celui avec la BMW, alors j'ai été déçu. Ceci dit dans l'absolu c'est très bien et toujours amusant à lire.

Mentor 30/03/2005 @ 21:12:22
"amusant à lire" Saule? eh ben! 100% stressant oui, et pas envie d'essayer, mais alors pas du tout! Très bien écrit comme d'habitude, très bien Décrit. On y est, prêt, pas prêt, point de non retour, faut y aller. Ca doit être terrible la première fois. Je laisse ça aux autres en les admirant, mais chacun son truc. Très bon texte Gudel, comme toujours

Tistou 01/04/2005 @ 11:15:44
He Gudel, tu participes à notre raoût demain soir?

Page 1 de 1
 
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre

Vous devez être membre pour poster des messages Devenir membre ou S'identifier