Toundra 20/03/2005 @ 11:33:03
Un sourire étrange

Les draps à côté d'elle étaient froids. Des draps blancs, immaculés ; au velouté fin et délicat, sans tache. Cela faisait longtemps maintenant que Smeilla attendait. Une heure, peut-être deux. Elle ne savait pas bien. Tout était confus dans sa tête ce soir.
Elle ne se souvenait plus comment elle l'avait rencontré. Pendant la fête, sûrement. Ils avaient dû rire ensemble autour des verres de bière. Et ensuite, il l'avait emmenée dehors, dans la nuit. Oui, c'était cela ; il l'avait entraînée près du canal, sous le feuillage d'un platane. Les lumières dansaient sur l'eau sombre. Il l'avait embrassée.
Ils étaient allés dans la vieille abbaye, celle reconvertie en hôtel ; avaient déambulés dans les couloirs et les escaliers jusqu'à la chambre que Smeilla habitait depuis le début de l'année. La pièce était menue, avec des murs ivoire. Près des voilages de coton, des passiflores fleurissaient dans un vase ouvragé.
Il l'avait couchée sur le lit, l'avait embrassée longtemps, intensément. Comme dans les vieux films. Il lui avait soufflé des murmures dans l'oreille, avait effleuré son visage lisse du regard. Elle s'était blottie contre lui. Cela faisait tellement longtemps. Mais il s'était dégagé. Doucement, mais avec fermeté. Il s'était levé, lui avait souri. Un sourire étrange.
Puis, sans rien dire, il était allé dans la salle de bain. Elle l'avait entendu se déshabiller, puis manipuler les boutons d'un robinet. L'eau avait coulé sur la faïence de la douche comme une averse de grêle.
Elle s'était allongée sous les draps et avait pris un livre. ‘‘Le tour d'écrou’’ d'Henry James. Le libraire lui avait conseillé un bouquin de Frank Enstein, si elle voulait vraiment avoir peur ; mais elle avait été attirée par la couverture de celui-ci, plus personnelle. Elle l’avait ouvert, avait senti la douceur des jeunes pages, en avait lu une, deux. Puis le sommeil l’avait engloutie. Et elle avait rêvé.
Un visage, dans le mur. Blanc, émacié. Les pommettes roses, comme fardées ; les joues glacées et cireuses. Des serpents dans les cheveux, s’entremêlant dans une légèreté d’écailles. Un regard veiné de rouge : ironique. Les lèvres fines s’étaient étirées en un sourire. Un sourire étrange. Des paroles qui s’élèvent :

...Qui
...Dites-moi
...Creuse le ciment sous les plaines
...Et laisse un goût
...De sucre
...Salé

Elle s’était réveillée, en sursaut.
Et cela faisait longtemps, maintenant, qu’elle attendait. Dans le noir. Ou presque. A travers les rideaux filtrait la lueur de l’horrible enseigne du restaurant « Aux bons spaghettis ». Salauds de commerçants.
Il y eut un coup de vent. Les volets se rabattirent sur les vitres avec bruit. Mais il n’y avait pas de vent ce soir. Et le vent ne savait pas enlever les loquets. Dans le ventre de Smeilla se forma une bulle de peur. Elle se jeta sur la lampe de chevet. Il n’y avait pas de courant. Elle poussa un petit cri qui lui parut assourdissant dans le silence. L’air renfermé de la chambre était soudain devenu glacial. Elle se coula hors des couvertures et se dirigea à tâtons vers la porte d’entrée. Elle ne put l’ouvrir.
La terreur la fit suffoquer. Ses jambes se dérobèrent ; elle tomba lourdement au sol et s’adossa au mur. De petits sanglots nerveux et secs secouèrent son corps. Elle ne comprenait plus rien. Les ténèbres embrouillaient sa lucidité. Elle tremblait. Sous ses pieds nus, le parquet était gelé.
Et soudain, elle entendit un bruit. Un frottement ; puis un autre, moins fort. Le bruit d’une goutte qui tombe. Une larme…
Elle se raccrocha à ce son et se leva. L’obscurité se fit moindre ; elle parvint à distinguer les meubles. Elle fit un pas. Une lumière s’éleva de toutes parts, diffuse et laiteuse. Le son s’amplifia ; il venait de la salle de bain. Elle s’avança, le cœur battant la chamade. Sous l’encadrement de la porte, elle jeta un regard derrière elle. Ses traces de pas s’étaient imprimées dans le bois. Elles étaient rouges.
La salle de bain était aveuglante, d’une blancheur de neige. Smeilla avança ; puis le vit. Elle hurla, se rejeta en arrière. Mais la porte s’était refermée derrière elle, l’emprisonnant. Elle se figea, tétanisée. Les rideaux de douche étaient pourpres. Des traînées vermeilles suintaient des murs. Au centre, un monticule spongieux, sanguinolent. Des vers, tout autour.
Et dessus, le visage. Les pommettes fardées, les yeux rouges. Les joues glacées et cireuses.
Les lèvres fines qui s’étirent en un sourire. Un sourire froid. Les paroles qui s’élèvent :

...Qui
...Dites-moi
...Creuse le ciment sous les plaines
...Et laisse un goût
...Sucré
...De sel

Smeilla regarda ses mains. Elles aussi étaient rouges maintenant. Ses yeux se mouillèrent : des larmes se perdirent sur ses joues. Des larmes. Sucrées.
Le visage rit. Fort. Si fort qu’elle dû se mettre les mains sur les oreilles. Elle tomba sur le carrelage ; se recroquevilla. La dernière chose qu’elle vit fut le couteau, dans sa main. Puis l’obscurité se tissa devant ses yeux.

&&&&&&&&&&&&&&

[…] Les inspecteurs ont découvert la jeune femme à côté du corps de l’homme, tenant serré contre elle un poignard. Fortement traumatisée, elle a été emmenée à l’hôpital psychiatrique de St Anne (14ème arrondissement) où elle a été interrogée par la police. « Son implication dans le crime semble évident, déclare M. Dracula, l’un des inspecteurs chargé de l’enquête, mais elle n’est malheureusement pas en état de nous fournir des aveux ou des explications. » En effet, un jeune interne de l’hôpital raconte que « les seuls mots qu’elle a prononcés jusqu’à présent sont peu compréhensibles, une vague histoire de larmes, apparemment ».
Il est bien évident que ce fait divers a profondément bouleversé l’opinion publique. Hier, l’émotion était palpable lors des déclarations du Garde des Sceaux… […]
....Le Parisien, le 20 mars 2005

Bluewitch
avatar 20/03/2005 @ 13:18:43
J'avoue ne pas être certaine d'avoir tout bien compris Toundra, j'ai dû reprendre ma lecture pour retrouver le fil d'Ariane. Bref, un cas étrange, cette Smeilla (surpenant prénom!).
Sinon, j'ai trouvé ce texte pas mal du tout, l'atmosphère de milieu de nuit, l'écran de terreur qui enveloppe la fille, tout ça dans un style qui laisse percevoir pas mal de possibilités.
C'est la première fois que tu participes à ce genre d'exercice, je crois, non? En tout cas bienvenue et bravo à toi!!

Mentor 20/03/2005 @ 15:39:23
Chouette texte bien horrifique Toundra, j'ai beaucoup aimé. Les mots imposés sont placés sans trop de finesse, disons-le, mais l'énigme est là, les larmes. Avec toi c'est des larmes de sang, que de sang! partout! Atmosphère bien rendue, très bon vocabulaire, des phrases courtes qui cinglent. Un style, donc. Et si le texte laisse sur des interrogations, pourquoi pas? Ca me va bien.

Yali 20/03/2005 @ 16:47:47
Je me suis un peu paumé aussi Toundra. Rien de grave, question d'organisation et donc, de pratique. Pour le reste, l'écriture à proprement parlé, ça roule tout seul. La très bienvenue dans nos jeux (en prose) Toundra :-)

Acie 20/03/2005 @ 18:17:48
je n'ai pas compris la devinette, creuse sous le ciment?
SINON, la peur est présente, mais tout est flou, comme dans l'esprit de ton personnage, et c'est pour ça qu'on ne comprend pas bien, car elle meme ne comprend pas je crois
maintenant c'est un peu rageant de ne pas avoir plus d'infos quand meme
tres bien

Toundra 20/03/2005 @ 19:44:54
Je vous remercie de vos commentaires. Pour moi, le plus "n'effrayant" à été de les attendre tout l'après midi...!! :-}
Apparement, tous n'ont pas réussi à entrer dans l'histoire. Mais c'est mon univers (et aussi style d'écriture du moment), et selon les textes et les personnes, il est plus au moins difficile d'y entrer.
Mais vos critiques m'ont quand même fait plaisir : c'est toujours édifiant d'en recevoir. :-)

Saint Jean-Baptiste 20/03/2005 @ 20:22:19
Je suis très bien rentré dans l'histoire mais j'en suis sorti perplexe !
Tant pis pour moi, j'ai pas très bien compris ce qu'il s'était passé !
A part ça, ça commençait bien ! Bien écrit et amusant à lire.

Sibylline 20/03/2005 @ 20:24:25
Bonjour Toundra,
J'ai été étonnée par la qualité de ton style, étant donné ton âge, alors vraiment, bravo pour ta façon d'écrire.
Pour le côté "horrific et n'effrayant", ma foi, il y était bien et j'y ai été très sensible. On sent l'angoisse monter, pas de doute.
Pour ce qui est de la devinette, c'est vrai que la réponse n'est pas tout à fait satisfaisante, mais comme la devinette elle-même est joliment posée! On dirait un poème. Alors bravo pour ça aussi.
Le seul point faible: l'histoire. Elle se résume à peu de chose: Une nuit, une jeune femme tue son compagnon dans une crise de folie. On ne sait pas trop comment, ni pourquoi (que ce soient vraies raisons ou raisons imaginaires)mais l'histoire, même maigre, se tient après tout.
Pour ma part, je suis épatée qu'on puisse écrire ça à 14 ans, alors, bravo.

Toundra 20/03/2005 @ 21:06:10
Merci beaucoup. Pour moi, vos commentaires sont vraiment encourageants et précieux : ils me donnent des avis de personnes en dehors de celles qui me lisent habituellement.
Et promis Sibylline, et à tous, qui ont bien voulu se pencher sur ce texte, la prochaine fois, je soigne l'histoire ... ! ;-)

Mentor 20/03/2005 @ 22:41:37
Soigne, soigne bien, avec toutes ces blessures sanguinolentes, va falloir bcp d'ouate...

Tistou 21/03/2005 @ 10:00:17
Beaucoup aimé. Qu'on reste dans l'interrogation n'est pas gênant puisqu'on est dans le domaine de la folie.
C'est vrai que tu présentes une maîtrise indéniable pour monter une histoire et nous perdre dans ses méandres. L'angoisse monte crescendo et on reste ... dans la folie. Ben oui, ça existe.
Alors au prochain exercice?

Killgrieg 21/03/2005 @ 10:33:12
14 ans!!
14 ans!!
Je suis étonné, épaté, conquis...
si tu peux écrire ça à 14 ans, qu'est-ce que tu vas pouvoir faire demain.
Déjà un style (classique mais présent), une maturité incroyable... J'attends avec impatience d'autres textes de toi.
seul bémol: une structure complexe, des pensées à peine exprimées, des élisions sibylline n'apportent pas toujours au texte une aura d'étrangeté - voir d'intelligence - parfois elle ne font que le rendre confus... ce n'est pas tout à fait le cas du tiens, mais on sent l'intention.

Krystelle 21/03/2005 @ 17:00:34
Comme cela a déjà été dit, l'écriture est très agréable, l'ambiance bien rendue... Je suis également restée un peu perplexe concernant le scénario mais l'essentiel n'est pas là.
Compte tenu de ton jeune âge tout cela est très prometteur!

N.kkey 21/03/2005 @ 18:49:02
c'est très bien ecrit. Tu sais bien manipulé le lecteur pour le faire venir a toi.

Petit défaut (malheureusement) Trop confu vers la fin. Une description qui n'est pas assez prononcé et parfois trop pour rentrer dans ton sujet si particulier que tu as essayé de développer.

Donc refait mieux la fin à mon avis. Et tout cas, c'est quand meme un bon texte

Sahkti
avatar 22/03/2005 @ 00:06:12
J'ai souri en lisant "Frank Enstein", contrainte habilement contournée. Pas mal.
Et puis le nom du restaurant "Aux bons spaghettis". Bien trouvé!

C'est bien écrit Toundra, il y a une utilisation amusante des mots obligatoires.
Je reste cependant un peu sur ma faim. Tu arrives à créer une ambiance nerveuse palpable mais je trouve que tu ne vas pas assez loin dans ton récit, particulièrement lorsqu'elle entre dans la salle de bain. C'est confus et ça aurait mérité d'être développé. Pas forcément explicité en détails mais là, il y a comme une grosse coupure et j'ai ressenti une certaine incompréhension. Non pas que ce style d'écriture me soit inaccessible, mais là, c'est comme si il manquait un morceau.

Kicilou 23/03/2005 @ 13:56:44
Je suis assez d'accord avec les autres. Une belle écriture (pour ton age on peut même appeler ça une très belle écriture) une histoire qui part très bien mais qui fini un peu trop vite. Très bonne idée le fait divers pour conclure. Bon, moi j'aime moins la façon dont tu as contourné le problème des mots imposés mais tout de même, la devinette y est et elle est joliement écrite.
Alors BRAVO, et on t'attend dans un prochain exercice!

Lyra will 24/03/2005 @ 18:56:36
Tu m'épates Toundra !!! tu as une de ces qualités d'écriture !
J'ai bien aimé l'histoire, j'aurais bien aimé que le texte soit un peu plus long pour faire durer le plaisir, cela dit, tu nous met très bien et très rapidement dans l'ambiance, c'est très visuel, et moi j'aime bien quand c'est visuel :0)

En attendant ton prochain texte...en tous cas Bravo, tu as l'air douée.

Page 1 de 1
 
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre

Vous devez être membre pour poster des messages Devenir membre ou S'identifier