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Forums  :  Vos écrits  :  MM3 : épisode 10

Yali 11/03/2005 @ 21:12:47
   Au bord de la fontaine, un chien au pelage étrange : rayé blanc et noir, un noir si profond qu'il en semble presque bleu, gémit doucement. Une montre cassée est accrochée à son collier.


   — Montre cassée, alors ça c’est dommage ! Plus de temps, c’est embêtant. Très embêtant !
   Adalgisa jubile, et, si la chose est possible, elle s’en trouve être plus belle encore. Elle l’est. L’homme de la rue ne s’y trompe pas , qui se retourne dans sa marche pour s’offrir un petit bout de paradis, Le serveur du Café Pellegrini non plus, qui en laisse choir son plateau. Pas plus que le peintre, qui, revenu d’on ne sait où, se fout royalement de savoir où sont passés ses tubes, pots, et autres pinceaux. D’ailleurs, regardant cette paire de jambes se croiser pour s’asseoir sur un bord de fontaine, regardant le tissu de la robe découvrir le galbe d’une cuisse pour aussitôt retomber en un drapé parfait, regardant la chair blanche d’un décolleté à peine ombré, le léger pli que dessine un contre-jour au coin d’un sourire, il sait se tromper depuis toujours. La grâce est ici-bas. Vouloir la représenter est utopique, l’égaler : fadaise, foutaise, et finalement : malaise. Alors… Alors mieux vaut abandonner son chevalet et garder cette image-là en tête, image parfaite.
   Ce qu’il fait.

   — Je pourrais récupérer la montre et la détruire.
   Retroussement de babines.
   — Ou demander à ce groupe d’hommes là-bas, de le faire pour moi. Je suis certaine qu’ils se feraient un plaisir de me faire plaisir.
   Crocs découverts
   — Alors le temps ne s’arrêterait à jamais.
   Grognements.
   — Je ne le ferai pas et tu le sais.
   Il le sait.

   Rome est une ville de printemps, une ville qui, comme un bout de nature, s’éveille aux beaux jours. Sauf qu’à Rome en place, des fleurs poussent des fontaines. Un peu partout. À chaque coin de rue. C’est fou. Fontaines qui pleurent, puis, comme si ça suffisait pas à émouvoir, construisent au-dessus de leurs larmes, des statues de marbres.
   Au-dessus des pleurs, Rome se fait ronde-bosse, jeux de lumière, pense Adalgisa.
   — Il peint, je le sais, je le sens. C’est un peu comme s’il me quittait et ça fait mal ! »
   Le chien ne répond pas, tout occupé qu’il est à guetter un tic-tac interrompu.

   Il peint, oui, mais avec furie. Il peint avec rage, tente de peindre un visage qui, déjà s’enfuit.

   — On aime et on oublie, dit-elle
   On oublie que l’on aime, pense le chien

   Et dans sa rage, il peint comme s’il ne savait pas, ou plus, cherche les couleurs, les fouille, mélange, compose, recompose, commence, recommence…
   Rome sent la poudre de Carrare, l’huile de lin, le vélin, la colle de peau : poisson ; lapin, la tempera, la détrempe, l’œuf, le marouflage, l’essence de térébenthine, le plein, le délié, la mine de plomb, l’esquisse, l’ébauche, fusain léger, craie grasse, pastelle tendre, l’argile fragile, le marbre de marbre, le bronze bouillant au sortir du fourneau, puis froid, puis tiède sous les doigts, puis chaud sous le regard. Rome se commet dans toutes les teintes, dans tous les horizons : blanc d’Espagne, jaune Japonais, bleu de Prusse, terre de Sienne, et lui, lui ne sait plus le visage qu’elle avait ni sa géographie.
   Frontières
   Andrea le sait, jamais on ne peint la même toile, la suivante est toujours une variation, Et la perspective de cette suivante l’effraie soudain.
   Checkpoint
   Pelagia n’est plus, ou sera tout autre. Ça tient à lui, il le réalise enfin, et pleure sur ce fouillis de formes. Fatras coloré d’où s’extirpe avec peine le visage de l’amante, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre**.


   — À quoi bon lui faire revivre la même douleur éternellement ?
   Bâillement canin
   — Mettre en forme, donner la vie, aimer, à la folie, passionnément, à en mourir, oublier et recommencer. N’a-il pas suffisamment payé ?
   Grattement d’indifférence
   — Qu’a t-il fait qui mérite ton courroux, qui mérite que tu t’en occupes personnellement ?
   Silence.

   Plus loin, sous les voûtes de l’église San Maria della Vittoria, roule une larme sur la joue marbrée d’une Theresa en extase que seul un ex-peintre remarque. Il est venu se recueillir ici pour excès de beauté et cette vision finit de l’emporter, alors, sans en avoir tout à fait conscience ni le vouloir vraiment, il psalmodie. Ce qui donne ceci : « Chiens du plus sombre métal, leur âme et leur corps sacrifiés pour lutter contre les amants du mal porteront les stigmates de la liberté. Chevaliers, hérauts de l’obscure étoile, au cœur de la citadelle abandonnée, lèveront sur l’humanité, le voile qui masquera à jamais son passé. »*
   Puis il se lève titubant, la bouche encore empêtrée des mots qu’il ne comprend pas, et sous le soleil romain, s’enfuit comme s’il avait le diable aux trousses.

   — Il ne peut l’avoir aux trousses puisque tu es là, dit-elle.
   Et le chien remue la queue, tandis qu’Andrea pleure comme on liquide son âme.


* 99e vision de Sainte Théresa
** Merci Verlaine. Extrait de « Mon rêve familier »

Kicilou 11/03/2005 @ 23:24:52
Encore un texte magnifique comme tu sais si bien les écrire! Tout en poésie. L'histoire suis son bonhomme de chemin et la conversation entre Adalgisa et le chien, un peu comme une narration, est du plus bel effet. Tu changes de personnage et pourtant on te suit, où que tu ailles, l'histoire semble coulée d'elle même sous ta plume.
Le seul bémol pour moi c'est que je n'ai pas vraiment compris la plasmodie... J'ai essayé pourtant mais je ne vois pas bien à quoi elle se rapporte...
Encore Bravo Yali!

Tistou 12/03/2005 @ 08:57:55
Si je te disais que j'ai dû le relire une seconde fois? Parce que c'est un plaisir. Et puis pour être sûr de tout comprendre.
Y'a pas, je préfère les chats aux chiens! Rapprochement Adalgisa/entité canine à montre cassée. On va vers un enterrement de première classe de Pelagia. Et Andrea est parti pour nous refaire une "Félicie-aussi", chère à Bolcho? C'est ça, j'ai compris?
Enfin, ça donne envie d'aller à Rome, toujours.
Dis, ça, je n'ai pas compris :
"— Alors le temps ne s’arrêterait à jamais."

Bluewitch
avatar 12/03/2005 @ 09:05:52
Beaucoup de grâce, dans ce texte. D'images, d'impressionisme. J'ai aimé le contraste entre la frénésie de peindre, l'angoisse d'Andrea, et le dialogue faussement calme entre Adalgisa et notre chien diabolique.
Et puis l'évocation des larmes de Theresa. Beau, très. J'ai tenté d'associer sa vision avec le texte mais m'en reste un petit flou...

Sibylline 12/03/2005 @ 10:38:20
Ultra impressionniste! Fait de touches successives parmi lesquelles les touches de délire ne sont pas les plus rares. Qui dit délire (liste de marchand de couleurs, psalmodie, Ste Thé.) dit «pas à justifier». Mais j’aime bien. Chacun participe à ce MM avec son style. Ca fait comme un patchwork, il y en a de très bariolés, faut le prendre tel que. Eh bien je prends. Je trouve même que l’ensemble ne rend pas trop mal. Ca fait un truc joli qui colle bien à ce qui vient avant et … à ce qui va suivre ;-) J’espère.

Killgrieg 12/03/2005 @ 10:46:53
Mystique, profond, étrange et pénétrant.
Tu as fait un véritable effort pour coller aux styles plus classiques des épisodes précédents mais malgré tout ta patte - de démon ou de chien? - imprègne ce texte.
Tu as vraiment du talent, je m’incline et te salue…

Superbe paradoxe que l’idée de ce peintre qui abandonne son art parce qu’il n’est rien face à la nature, et qui comprend cela à cause d’une créature issue d’une peinture… Après la toile blanche, ça en jette.


Mais laissons la parole à Thérésa de Vecci qui pleure en son église:

« Puisse le démon me posséder plus que le temps. Puisse la vie et l'espoir perdurer au delà de mon regard.
Mes frères, mes sœurs d'avant et d'après, mes visions sont celles d'une folle errant dans les méandres d'une existence qu'elle ne comprend pas.
Ne plongez pas votre âme au coeur de ses écrits pour leur donner un sens et passer l'éternité a les étudier n'oubliez jamais que l'agir seul peut changer le monde. »

courage sibylline et doucement sur le C-4

Yali 12/03/2005 @ 10:56:08
Erratum
Il faut lire :
— Alors le temps s’arrêterait à jamais.
et non
— Alors le temps ne s’arrêterait à jamais.

Merci, merci, merci…

Sahkti
avatar 12/03/2005 @ 16:41:57
Rome dans tous ses états. Une ville qui vibre, respire et transpire... on la sent trembler sous nos doigts grâce à toi Yali, elle est là devant nous.
Et les personnages qui s'expriment ne l'effacent pas, ils lui sont complémentaires. Personne ne prend la place de personne, tout est équilibré.

J'avoue avoir dû relire quelques passages afin de bien suivre les dialogues et être sûre de qui disait quoi, c'est assez dense sur ce point.
La psalmodie me semble un peu surperflue mais c'est juste mon point de vue, ça casse un peu la magie créée par l'atmosphère que tu as installée, tant pour la ville que dans le duo chien/Adalgisa.
Un chien par ailleurs assez bizarre. On devine sans pour autant rien lire noir sur blanc qu'il renferme un tas de richesses et de mystères qui seront vraisemblablement explorés dans les prochains épisodes, il faudra compter avec lui.

Quant à Andrea, ma foi... il s'en tire plutôt bien pour une vedette de Sitcom :) Et à peu de choses près, c'est la pauvre Pelagia qui fait les frais de son incompétence. Haaa ces hommes! ;)

Kilis 12/03/2005 @ 17:45:59
Yali, tu parviens encore à m’étonner par cette tonalité nouvelle. Le texte est court et cependant tu parviens à installer une ambiance : poétique, un peu étrange, comme une mélancolie sourde, une tension d’avant l’orage.
J’aime beaucoup aussi ta façon de traduire cette espèce de désespoir sauvage d’Andréa.

Saint Jean-Baptiste 12/03/2005 @ 19:33:50
Oui, Yali, toi au moins tu as compris le cas, Andréa ! ;-)
Sinon, maîtrise, facilité, imagination, tout y est ! Du super Yali, vraiment !

Charles 14/03/2005 @ 09:23:36
j'aime bien cet épisode. le rythme du texte redevient un peu plus lent (mis à part pour le pauvre andrea), Rome se fait à nouveau plus présente... bref, cet épisode se rapproche de l'ambiance du départ.

le meilleur passage du texte pour moi :

"Rome sent la poudre de Carrare [...] lui ne sait plus le visage qu’elle avait ni sa géographie."

très très évocateur

Lyra will 22/03/2005 @ 19:37:04
Bon, je m'excuse d'arriver si tard, je suis plus trop dans le coup :0)))

Bon, juste pour dire que c'est excellent, je viens de relire tous les épisodes, et c'est vrai que c'est un joli MM.

Yali, c'est très bien écrit, tu as inséré ton style dans un écrit colléctif, et ça donne un très bon résultat, surprenant.

J'ai bien aimé l'ambiance que tu as su conserver, et puis aussi les dialogues entre adalgisa et le "chien", très bien réalisés !!!

M'en vais lire le dernier épisode, avant que le prochain MM commence ;0)

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