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Forums  :  Vos écrits  :  lettre au facteur-temps

Gudel 10/03/2005 @ 18:49:54
LETTRE

au

F A C T E U R – T E M P S






Monsieur,

Ce courrier n'a qu'un seul but : vous dire que je vous en veux.

Je vous en veux pour la raison que vous n'êtes jamais là quand j'ai besoin de vous.

Cela fait un bail – pour ne pas dire un bout de temps – que je souhaitais vous écrire. Mais, pas le temps ! Pas même ces petites minutes qui, mises en fagot, permettent d'enfourcher son plus fier stylographe pour écrire à sa vieille mère, mettre au blanc quelques idées noires, voire même oser quelques vers, laborieux peut-être, mais libres !

Et je suis loin d'être le seul ! Autour de moi, le constat est unanime :
- On n'a plus le temps de rien !

Très inquiétant.

Jusqu'à un passé récent, s'il advenait que vous vous éclipsassiez de temps à autre, on ne pouvait faire un pas sans buter sur vous. Vous étiez partout ; et tout le temps.

Ainsi moi-même :
Il y a quelque temps, je tentai de faire fortune. J'étais assez pressé, comme vous pouvez l'imaginer.

J'allai voir mon banquier. Mais il me rit au nez :

- Pas de temps, pas d'argent ! Car le temps, c'est de l'argent ! Donnez-moi votre temps, je vous prête mon argent. Signez ici,
paraphez là, lisez et approuvez. Ne réfléchissez pas : nous perdons un temps précieux !

Naturellement je n'ai pas donné suite.

C'était le temps des cerises. Temps idéal pour un grand amour.
Je rencontrai une femme très belle, très riche, très intelligente.
- Epousez-moi ! – l'implorai-je en me jetant à ses genoux.
- Vous êtes trop mignon. Je ne dis pas non. Chaque chose en son temps, cependant ! Je vis en ce moment un merveilleux conte de fées, avec un homme très beau, très riche, très intelligent ; tout à fait mon type ! Mais je ne suis pas dupe : ça ne durera qu'un temps. Ne vous éloignez pas, je vous ferai signe dès que ce sera fini. Peut-être même un peu avant, que nous ayons le temps de mieux faire connaissance !

Le temps passa. La belle se mit en ménage avec son prince charmant. Après le temps des soupirs, je connus le temps des larmes.

Un ami m'expliqua qu'il avait connu ça, halala , et qu'avec le temps je finirai par oublier, à condition de me changer les idées.

Je me lançai dans les affaires en ouvrant commerce à l'enseigne du Clepsydre jovial. Horlogerie de luxe, coucous de Forêt Noire, montres suisses, horloges comtoises... Le temps enfin, allait me rapporter quelque chose.

Mais je ne vis pas un client.

Un ami – un autre – m'expliqua :
- Fini le temps de l'horlogerie fine ! C'est l'heure des montres à quartz, des horloges atomiques, des pendules digitales. Vis avec ton temps !
- Je veux bien, mais comment ?
- Facile ! Cours le monde, pour savoir à l'avance ce qui s'y prépare. Vivre avec son temps, c'est vivre en avance sur son temps !

Idée paradoxale, qui demandait recul et méditation. Je fis retraite en un monastère tibétain, où je questionnai un gourou à la mode.

- Pour vivre pleinement - m'expliqua le saint homme – sublime-toi aux sphères cosmiques du pur esprit transcendantal. Pour savoir ce que tu dois savoir, vis hors du temps.

Trop confus.
Je cherchai autre chose. Avec mes dernières économies, je fis l'acquisition d'un vaisseau spatial.
- Dernier modèle ! me dit le vendeur – avec ça, vous allez vous déplacer dans l'espace-temps. C'est tout dire !

Je fis des voyages compliqués ; ni longs ni courts, car évoluant à plusieurs fois la vitesse de la lumière, j'atteignais mon point d'arrivée bien avant d'avoir quitté mon point de départ. Au début c'est assez déroutant, mais au bout d'un certain temps, c'est aussi facile que les autos-tampons.

Blasé, je vendis l'engin au premier venu, un certain Adam quelque-chose que j'avais rencontré dans un passé lointain.

Je décidai de marquer un temps d'arrêt. J'allai voir ma vieille mère.

- Tu as mauvaise mine - me dit cette excellent femme – tu devrais prendre du bon temps ; le temps de souffler un peu. Les jeunes de maintenant sont beaucoup trop pressés. De mon temps, c'était différent.
- C'était comment, Maman ?
- De mon temps, on prenait son temps ! Il n'y avait pas ces TGV, ces IVG, ces HIV, la TVA, et tout ce charabia. Et beaucoup moins d'autos que maintenant. De mon temps, le temps était plus lent. Indiscutablement.

Voilà, Monsieur, à quoi depuis si longtemps, à cause de vous, je perds mon temps.

J'ai changé de métier : je suis aujourd'hui chronométreur de cadences infernales dans une fabrique d'horloges-pointeuses… Pas passionnant, mais c'est un mi-temps, ce qui me laisse un peu de temps ; celui de vous écrire, pour vous dire à quel point vous me manquez.

Je sais ce que vous allez me dire : on ne peut pas être partout en même temps ; dans la vie, il y a un temps pour tout. Il faut faire des choix, et coetera…

Moi, je n'ai pas de conseils à vous donner.
Ou alors si : un tout petit.

Vous devriez prendre modèle sur votre homonyme, le temps qu'il fait.
Il prend le temps, lui, de ses quatre saisons. Va par ici, revient par là. Il va du temps pourri au temps resplendissant, passe par le temps de chien, les giboulées, l'été indien.

Et puis vous devriez, comme tous les bons facteurs, prendre le temps pendant votre tournée, de vous arrêter boire un verre à la maison ; nous parlerions du bon vieux temps. Celui où ni vous ni moi n'étions pressés.

Dans cette attente, et je pèse mes mots, je vous prie de croire, Monsieur le Facteur-Temps, en des lendemains qui chantent.

Tistou 11/03/2005 @ 08:38:07
Délire verbal sur le dos du Temps. Ce Temps qui n'existe pas et dont le fantôme nous hante. Bien apprécié Gudel. Donc, j'en déduis que le premier texte, lugubre, lu, ne donnait pas la tonalité de l'ensemble? Et puis, appréciable, pas de fautes. Et un petit clin d'oeil en forme de subjonctif imparfait.
Il me semble que Bolcho devrait entrer en résonance avec ce texte. Je veux dire aussi avec celui ci!

Thomasdesmond
avatar 11/03/2005 @ 08:51:35
Bravo ! encore un fameux texte ! quel talent... je suis fou fan ! dommage que je n'ai pas le temps d'en écrire autant...

Krystelle 11/03/2005 @ 09:55:46
j'adhère aussi au fanclub!

Charles 11/03/2005 @ 16:26:20
Joli, très Joli.

ça me rappelle un texte de Raymond Devos.

Charles 11/03/2005 @ 16:29:21
Joli, très Joli.

ça me rappelle un texte de Raymond Devos.


http://nogl.free.fr/humour/devos%20textes/…

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