Tistou 05/11/2004 @ 21:05:20
Samedi soir au SUMMUM, à Grenoble. Nous sommes un millier à nous presser devant la scène où sont disposés les accessoires du culte païen à venir. Semi obscurité et musique diffusée par les baffles. Nous sommes un millier à être venus voir et entendre Popa Chubby, le pape blanc du Blues New Yorkais, ou présenté comme tel. Il a déja vingt minutes de retard. Une douce excitation est palpable, comme un sentiment de bonheur à venir, de bonheur à partager, librement consenti. Les troupeaux d’hommes sont tels les troupeaux d’animaux. Ils ressentent l’électrisation de l’atmosphère qui les guide et les ordonne comme le fait le Nord magnétique avec l’aimant. Il va venir et le bonheur n’est qu’en suspens.
Les dernières lumières s’éteignent et des ombres se profilent sur scène. Les lampes d’arrière-scène qui viennent de s’allumer permettent de deviner trois musiciens. L’un vient de s’installer derrière sa batterie, un autre s’affaire devant ses claviers et le troisième est en train de faire passer le baudrier de sa lourde basse autour du torse. Un imperceptible mouvement nous presse tous vers l’avant, vers la scène, vers la communion.
Et de la droite, un monstre de … 180 kg ? apparait. Déterminé, il se dirige à grandes enjambées vers le chevalet où sont disposées ses guitares, et son micro. Il enlève sa casquette de rappeur, il est entièrement chauve. Sa bedaine passe par plis successifs par dessus son jogging, mais déja il est tourné vers nous, il a jeté sa casquette et tente quelques mots en français. Son visage est poupin, visage d’obèse, blanc et lisse. Mais l’homme est singulièrement décidé et plein d’autorité, sûr de sa force, de son ascendant sur la foule, là, à ses pieds.
Problème de micro, larsens. Les applaudissements, les cris et les sifflets qui ont salué son arrivée cessent progressivement. Il est tourné vers la coulisse et à grand renfort de gestes tente de faire comprendre le problème.
« Bonjour ! » nous dit-il, avec un délicieux accent américain. S’ensuit une diatribe, tourné vers les coulisses. Un coup d’oeil rapide vers ses musiciens, prêts à faire feu. Il prend la guitare la plus proche, l’enfile rapidement, très haut sur le buste, branche la prise jack, tourne 2_3 boutons sur l’ampli derrière lui. Deux, trois notes, il se retourne vers nous et sans plus de cérémonie lance une longue intro à une vitesse ahurissante. Riff syncopé et élégant, et surtout rapide, extrêmement rapide. Comment de si gros doigts … ? La guitare parait tellement petite, plaquée sur lui ! Les trois autres sont raccords et le gros son commence à nous porter. Du Blues, en tous cas ça commence comme du Blues.
Les larsens déchirent le rêve dès qu’il se met à chanter au micro. Ni une ni deux, il arrête tout. Nous regarde en souriant, s’explique en francaméricain incompréhensible et poursuit ses échanges avec la coulisse. Réglages, essais, OK. Et ça repart. Depuis le début, pareil. Et c’est bon, très bon.
Il n’y a plus qu’à jouir du moment présent, de la musique. De la musique tellement émouvante dès qu’elle exécutée devant vous ! Il y a un aspect sacrificiel chez ces musiciens, sur le fil du rasoir en permanence, qui nous donnent une musique, non pas savante et écrite, mais qui fonctionne au feeling, qui donne la pulsation. Vivante, ô combien ! Etat second où l’esprit se laisse porter et n’oppose pas de résistance.
L’esprit, tiens, il bat la campagne justement.
Dans moins d’une semaine il faut rendre le défi sur Critiques Libres.
« Deux personnes, un homme et une femme, sont "promis" l'un à l'autre. L'un des deux a de forts doutes sur ses sentiments pour l'autre et ressent le besoin de faire une lettre à ce sujet mais n’y parvient que de manière détournée.
Cette lettre pourrait être adressée à l'"autre" ou à un proche.”
Beau retourner la chose dans tous les sens, pas d’amorce, pas de fil à démêler qui m’emmènerait au bout …
Voyons ? Marie-Hélène peut-être ?
Train de banlieue qui m’amenait à Paris-Gare du Nord, bondé du matin, surchauffé. Et elle, en face deux rangs devant. Mon âge, un visage de Madone. Enfin non, plutôt le visage de Marie-Hélène, mon amour de jeunesse, mon premier amour. Visage fin et pàle, boucles blondes, yeux clairs de myope derrière des lunettes à grosse monture. Et un air lunatique, à n’être pas là, à donner envie d’être ailleurs, avec elle. On avait dû faire quatre stations ainsi. Rien quoi. Et j’étais prêt à me damner pour elle. « Les Passantes » de Brassens, dans toute sa splendeur :
« Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets.
A celle qu’on connait à peine,
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais.

A celle qu’on voit apparaître
Une seconde, à la fenêtre,
Et qui, preste, s’évanouit,
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui.

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage,
Font paraître court le chemin ;
Qu’on est seul peut être à comprendre,
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main.

…»
Il y a des êtres comme ça qu’on reconnait de suite, comme si l’on avait toujours été fait l’un pour l’autre. Vibrations à l’unisson, intuition géniale, … ou sentimentalité débridée ? Peu importe à vrai dire. Donc, elle. Mais la lettre ? On ne s’est même pas parlé ! Je l’ai laissé partir sans l’aborder. Même pas son prénom !
La lettre ? Ben, je pourrais écrire : Ma dame. Je vous aime et je ne vous l’ai pas dit. Je vous ai dévoré des yeux et vous ne m’avez pas vu. Je préfère vivre avec votre souvenir. Adieu.
Bref, digne, et … et j’aurais placé la feuille sur un banc du quai où elle est descendue. Oui tiens et j’aurais pu rajouter ; je reprends l’express de 17H21 ce soir …
Bon, pas sûr que ça tienne la route tout ça. Plutôt léger même ! Et Saint Jean Baptiste va me taxer encore de romantique. Et il aura raison. Non pas ça …
Un tonnerre d’applaudissement me ramène conscient au Summum. Popa Chubby vient de nous finir un morceau sauce Spoutniks. Il sait tout faire, technique impeccable mais … Blues ? Le Blues c’est quand même d’abord un état d’esprit, un esprit dans tous ses états plutôt ! C’est un peu trop froid là, technique, clinique. Impressionnant de virtuosité mais où est l’âme du Blues ?
Ah, et maintenant il nous lance Hey Joe. Tout le monde l’attendait, ça faisait partie de sa légende. Enfin du dossier de presse plutôt. Ca commence façon Animals, et ça vire très vite tendance Hendrix. Mais Hendrix était un chat famélique qui griffait tout ce qui écoutait. Hendrix créait, inventait. Désolé Popa mais toi tu reproduis, seulement.
Tiens, et mon dernier amour, amour à trahisons ? Je pourrais lui faire une lettre où je lui expliquerais que le clin d’oeil que m’a fait l’autre jour une pile de pont sur l’autoroute quand je l’avais en ligne de mire m’a un peu refroidi ? … Mouais, pas terrible non plus. Pas d’idée bon sang !
Popa Chubby nous termine Hey Joe par une succession d’effets tous plus Hendrixiens les uns que les autres. Et vas y qu'il fait miauler sa guitare, feuler, ronronner, grogner, siffler, ... Maîtrise absolue mais un petit supplément d’âme ne serait pas de trop.
Il était très vite apparu que les trois autres musiciens n’étaient là que pour la base rythmique et l’accompagnement. Le scénario est intangible. Tout est centré sur Popa Chubby. Une fois la ligne mélodique exposée à la guitare, il chante deux_trois couplets, puis vient se camper loin devant le micro, au bord extrême de la scène, au plus proche de son public, provocant et sûr de lui et il exécute ses solos dans un état visible de béatitude, et toujours comme en état d’urgence.
Le faisceau des spots caresse ce mastodonte, capable de tant de dextérité. En contrebas de la scène, c’est l’obscurité, les corps et les âmes sont en phase, comme reliés par un fil ténu de sa guitare. Douces ondulations, rythmes entêtants seulement enjolivés par les myriades de notes qu’il égrène sans désemparer.
La lettre … ? Rien à faire de la lettre. Pas d’idée. Oh, et puis d’abord j’ai à écouter !
Tiens, il laisse quand même un solo à ses musiciens. Le batteur d’abord, … bon. Puis le bassiste, pathétique de lourdeur, cloué au sol par son instrument si peu adapté aux envolées lyriques, aux mouvements patauds. Un cormoran sur son rocher, qui agite ses ailes pour les sécher au soleil !
Et il a beau jeu, derrière, de reprendre la main, avec sa vitesse d’éxécution sidérante, le Popa Chubby. N’empêche, il est fort !
Allez, c’est décidé. Je mettrais un texte, raté, mais un texte. Pas d’idée. Et il faut que je revienne à Popa, il va finir et il faudra le rappeler. Après tout je suis là pour lui ! Tant pis pour la lettre.

Mort de peur 05/11/2004 @ 21:21:23
j'aime pas le blues,
j'adore les larsens,
et le nord perd le nord

tiens, ça fait un haîku, ça, non?

j'ai passé un bon moment à lire ton texte, c'est très agréable, merci Tistou

pour le nord, c'est pas une blague, ça s'appelle l'inversion des pôles: bientôt le pole nord sera en Sibérie, puis ils finiront par s'inverser tous les deux, le sud sera au nord et le nord au sud. Ptêt même que la Belgique deviendra le Brésil, on peut rêver!

Bluewitch
avatar 05/11/2004 @ 21:53:21
Tistou, je crois que tu as bien fait de rater ton exercice! C'est du "live", justement, de l'instantané, j'aime beaucoup. C'est la vie derrière le texte qu'on prépare, tous les petits moments où on y pense. Et finalement, c'est comme si tu l'avais réussi...

Sibylline 05/11/2004 @ 22:11:38
Pas si raté que ça! Qu’est ce qui manque ? Rien. On a tout là, non ?
C’est pas une lettre ? Ben si, un peu quand même, une lettre qui nous serait adressée à nous, lecteurs de CL. Comme il n’y avait pratiquement rien d’autre comme contrainte… C’est bon. L’homme et la femme promis l’un à l’autre ne se sont vus que quelques instants, mais le contraire n’était pas précisé. C’est tout bon, je te dis.

Yali 06/11/2004 @ 03:07:34
Antoine Pol
Popa Chubby (qui vraiment, dans ta description fait penser à bb king)
et ça :
"Et un air lunatique, à n’être pas là, à donner envie d’être ailleurs, avec elle"
Cette phrase-là, j'aurais aimé l'écrire. Elle respire tellement bien cette phrase, tellement…

Yali 06/11/2004 @ 03:10:48
Bordel, c'est du beau, du tendre, du… :
"Et un air lunatique, à n’être pas là, à donner envie d’être ailleurs, avec elle"

Kilis 06/11/2004 @ 15:04:56
Primo: c'est pas à toi à dire que c'est raté.
Deuxio: ce n'est pas raté.
Troisio: je suis de plus en plus séduite par ce que tu écris.
Quattrio: Suis d'accord avec Yali . Suis jalouse aussi pour cette phrase sublime.

Saint Jean-Baptiste 06/11/2004 @ 15:51:52
"Je préfère vivre avec votre souvenir. Adieu"
J'avais bien dit, Tistou : un grand romantique devant l'éternel ! (Confirmation) ;-)
Mais une belle analyse musicale en plus d'une belle analyse de sentiments. Très beau texte.
Bravo !

Balamento 07/11/2004 @ 20:20:21
Hum... un peu hors sujet non ? Pas tellement de lettre, pas tellement de doutes quant à une promesse d'avenir entre un homme et une femme... heu si ? Je dois virer aveugle moi !!! ;-)

Sinon, je crois que le remplacement du texte de Brassens par un écrit plus personnel aurait agréablement relevé le plat... (il ne faut pas avoir peur de soi comme ça... ;-))

Tistou 08/11/2004 @ 01:22:10
Hum... un peu hors sujet non ? Pas tellement de lettre, pas tellement de doutes quant à une promesse d'avenir entre un homme et une femme... heu si ? Je dois virer aveugle moi !!! ;-)

Sinon, je crois que le remplacement du texte de Brassens par un écrit plus personnel aurait agréablement relevé le plat... (il ne faut pas avoir peur de soi comme ça... ;-))

C'est marrant ta réflexion, et tu en as fait une du même ordre à SAHKTI. Ben désolé mais j'intériorise totalement "Les Passantes" et j'en avais besoin. C'est tellement ça.
Quant au hors-sujet, je le revendique dans le titre mais j'ai voulu participer néanmoins. En ces temps particuliers ...

Tistou 08/11/2004 @ 08:46:05
Antoine Pol
Popa Chubby (qui vraiment, dans ta description fait penser à bb king)
Merci d'avoir recadré Yali. Oui le texte de la chanson de BRASSENS est d'Antoine POL. Si j'ai une chanson à emmener sur une île déserte ...
Popa Chubby/BB KING. C'est vrai. Toutefois l'un est blanc, l'autre noir, et de l'autre côté de l'Atlantique, surtout vers le Sud, ça fait une sacrée différence. Plus que chez nous.

Benoit
avatar 08/11/2004 @ 19:13:26
Bah moi, j'ai pas accroché et pour tout te dire, j'ai pas fini ton texte... Faut dire, la musique et moi, ça fait deux alors quand tu commences à décrire le concert, mon attention a décliné jusqu'à l'abandon. Mais c'est tout à fait personnel... Tant pis pour moi!!

Olivier Michael Kim
10/11/2004 @ 09:28:48
Bon ce n'est pas une lettre...

C'est difficile de rendre l'atmosphère d'un concert. Je ne suis pas sûr que tu aies réussi. Ne me dis pas que tu pensais à CL pendant un concert de Popa Chubby ?

Encore un tranche de vie Tistouesque. Oui j'adore Popa Chubby au point que de me demander si tu as écrit ce texte pour me rendre jaloux ;) non je ne pense pas...

Tistou 10/11/2004 @ 10:15:40
Bah moi, j'ai pas accroché et pour tout te dire, j'ai pas fini ton texte... Faut dire, la musique et moi, ça fait deux alors quand tu commences à décrire le concert, mon attention a décliné jusqu'à l'abandon. Mais c'est tout à fait personnel... Tant pis pour moi!!

Lecteur aimé, public chéri mon amour (c'est pompé!).
Je ne répondais aux critiques que lorsqu'il me semblait qu'il y avait besoin de réponse (question clairement exprimée ou besoin de clarifier un malentendu). Je n'abusais pas des réponses pour ne pas donner l'impression de faire remonter indûement mes textes. Mais là tu m'informes que tu souhaites une réponse.
Ne crois surtout pas Benoit que les avis exprimés m'indiffèrent (ce serait vraiment un très gros mensonge), je dirais même que des avis négatifs (c'est le cas du tien présentement) ne me dérangent pas du tout, suffisamment conscient du niveau où j'évolue. Alors que rajouter, là, tout de suite? Si je sais! C'est dommage que tu ne t'intéresses pas à la musique, et plus encore à la musique qui vit. J'ai du mal à croire qu'on ne puisse être transcendé lors d'une performance live (du moment qu'elle est sincère). Pour moi, c'est toujours un moment d'intenses émotions.
Et pour répondre à OMK, si à un moment de Popa Chubby j'ai pensé à C.L.. Ma pensée était en pilotage automatique!

Sahkti
avatar 10/11/2004 @ 23:12:56
Magnifique Tistou! Alors là, bravo, c'est fluide, agréable, très réaliste (on s'y voit, on y est, on ferme les yeux et on entend la foule).
Beaucoup de romantisme, oui, mais pas à l'eau de rose. Un beau romantisme réaliste et moderne, avec la pointe de subtilité qui fait tout.

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