Martin1

avatar 18/04/2025 @ 16:24:49
Etant petit, j’étais souvent fébrile. Le monde, je l’apercevais derrière les vapeurs de ma fièvre, et les personnages de mon enfance, souvent moins réels que je ne le croyais, s’étiraient, affectés par la chaleur de l’air, se donnaient à mes rétines, troublés, nébuleux, mais toujours d’un bloc, jamais évaporés, comme ces mirages indistincts qui sont dûs à l’asphalte chaud, sur les routes estivales.
Les adultes se parlaient d’un air tranquille par-dessus moi. Je passais entre leurs jambes, visiteur habitué entre les piliers rassurant de l’église. Il me semblait qu’à ces dieux-là la vie était bien simple. C’était une petite Olympe que mon village d’alors ; mon père, ma mère, mon oncle, mon professeur de chant, ne nourrissaient pas mon imagination. Je supposais que pour eux la vie passait sans surprise. Qu’ils ne redoutaient pas ses bouleversements davantage que les Jupiters, les Vulcains, les Poséidons ne redoutent les hommes trouveurs du feu.
C’est que les adultes étaient les jalons immobiles de ma vie ; à chaque problème, j’attendais leur solution, je réclamais le trident contre chaque monstre, leurs provisions pendant toute famine. Et s’ils me disaient « ah, cela, je l’ignore », bien loin de m’informer sur leurs limites, je jugeais ma question mal posée, mon esprit peu fait pour les coutumes du pays où je grandissais. Il nous vient toujours, lorsque l’on se penche sur une science quelconque, une foule de questions insolubles dont l’ordre, la tournure, le vocabulaire, la grammaire mêmes, nous paraissent bien sottes une fois dépassés les rudiments. Tout domaine s’apprivoise et ainsi en allait-il de la vie.

Comme enfant, j’étais curieux. A chaque fois que je mettais le doigt sur une réalité nouvelle, on me parlait avec la lassitude du voyageur, à qui on fait remarquer qu’il se trouve un calvaire sur sa route. Je pensais que c’était par habitude. Mais c’est que beaucoup de grandes personnes ne mettent pas autant d’application à lever les yeux. Beaucoup ne sont pas prêts, comme nous étions jadis, à sacrifier généreusement les longues heures qu’il faut à un objet pour montrer ses singuliers contours. Les enfants curieux aiment l’entomologie, justement parce que les hommes de cette science, plus semblables à des enfants que tous les autres, remarquent souvent le caractère prodigieux des créatures familières. Tout le monde a remarqué comme les mouches sont dotées d’un étonnant sens de la réactivité. C’est leur vision, bien sûr, plus large que la nôtre, omnidirectionnelle, peut-on dire, qui rend ces êtres presque impossibles à surprendre. Mais ce que les grandes personnes oublient, à propos des mouches, qu’ils n’ont d’ailleurs pendant des décennies jamais pris le soin de regarder de près, bien souvent ils l’oublient aussi pour des aspects plus essentiels de la vie. Le défaut ne vient pas d’elles, mais de nous, enfants, qui ne reconnaissons pas dans les adultes nos semblables.

Lorsque l’on grandit, on a peine à forcer cette arcade. Il avait beau devenir chauve comme un bol, mon père était resté mon père, et ma mère était celle qui m’avait porté et qui « me connaissait comme si elle m’avait fait ». Beaucoup de grandes personnes, lorsqu’on les regarde dans les yeux, renvoient de nous une image bien plus jeune et bien plus tendre que ce que nous sommes vraiment. Avec leurs lunettes on reste à jamais le neveu, l’élève, le petit dernier qui a bien grandi. On m’a mis une moustache, un front plus long, des mollets bien fermes. Ce n’est que théâtre. Cela ne trompe personne. C’est le petit dernier qui se donne un genre. Dix ans, vingt ans passent. Et nos aînés renferment chez eux ce mystère, ils gardent cette pudeur essentielle qui nous permet de dire d’eux : « mon père ? C’est lui qui m’a tout appris ». « ma grand-mère ? Elle était une sainte femme ». Ce sont nos camarades, ce sont nos cadets, qui par leur absence de sérieux, se détournant des voies qu’on a tracées pour eux, et devenant à leur tour, quelque caricature de père ou d’épouse, ou de chef d’entreprise, nous permettent de saisir complètement ce qui s’est passé tout ce temps, cet âge tout noir dont on nous a rapporté sans précision le déroulement ; le monde, avant que nous naissions, ce navire que nous avons pris en route en sur le capitaine duquel nous nous permettons beaucoup de commentaires. Il me fallut du temps pour comprendre cette chose ; l’enfance réelle, l’enfance objective. Comme il est plausible, comme il est fort vraisemblable, que les Neptunes et les Vulcains de mon enfance étaient un jour, eux aussi, des enfants ébauchés, incomplets, aimant les jeux et les bêtises.
Avec le temps, bien sûr, les yeux se dessillent, et les amis, les connaissances, les cousins dont nous étions cernés deviennent ce qu’ils sont vraiment, dépouillés de leur fard, dégageant le museau de leurs écharpes, défaisant les lacets de leur capeline, ces êtres devenus histoires vivantes, tableaux de repentir. Tout ce qui nous paraissait impossible ne fait plus de doute. Célibataires malheureuses obligées de s’occuper de leurs parents malades, qu’elles traitent plus ou moins mal, selon les progressions de l’humeur et des croissants de lune ; vieux prêtres ayant perdu la foi et devant affronter, avant de venir devant leur Créateur, la dernière de leurs tempêtes morales, et prononçant d’un air d’apparence, la plus belle de leurs messes. Tous déposent leurs masques, et leur visage arbore maintenant angles, rainures, et méplats. Hommes aimant d’autres hommes, humiliés quotidiennement par les conséquences de leur inversion, mentant à leurs femmes et leurs filles, utilisant leur famille comme refuge moral pour ne pas avouer ce qui les ronge ; amoureux de la liberté, jouisseurs artistes, effrayés par la perspective d’une vie de famille, devenus pères tout de même, vivant près du fruit regretté de leurs frasques, ne finissant de sentir la liberté leur échapper ; bons professeurs de philosophie, desquels les lectures ardues ont ôté tout reste de fondement moral, rejetant toute convention et tout snobisme, ayant écarté leurs dernières certitudes, et rassemblant, vierges sceptiques, dans les épaves de la pensée, juste de quoi mener leur vie simple et généreuse ; ouvriers licenciés, à court d’argent, sanguins, ne se résolvant pas encore à la mendicité, et en qui tout problème d’argent devient nécessairement problème de couple. Tous, voilà les agrafes de leur toge qui se rompent. Patriarches sexagénaires, méchants, à la barbe drue et piquante, ceux-là même qui réclament un câlin à des enfants réticents, et qui, ne pouvant supporter les échecs du jour, se vengent en frappant de la paume et de la ceinture sur qui se laissera battre ; silencieux poètes, qui pardonnent à leur lyre cette déception de n’avoir pas de quoi manger demain, et dont les fiancées, bonnes comptables, d’avec eux n’ont pas trouvé encore moyen de rompre.

Pieronnelle

avatar 18/04/2025 @ 16:59:22
Quel beau texte Martin ,j'en suis toute retournée !
Il me semble que tu vas devoir te servir de ta plume à une autre échelle car si j'ai parfois des doutes sur une définition de la littérature pour moi, là dans ce texte si profond, elle correspond à ce que je pourrais la définir...
Heureuse de te retrouver dans Les Écrits ! :-)
A bientôt donc...

Radetsky
avatar 19/04/2025 @ 10:34:05
Merci M. le Revenant. C'est une résurrection en fanfare funèbre.
Tu viens d'offrir à mon incroyance l'une des plus belles justifications qui soient.
Au moins on va s'emm.... un peu moins sur CL.

Martin1

avatar 19/04/2025 @ 16:38:46
C'est gentil de dire que c'est de la littérature, merci Piero, mais je pastiche un peu les auteurs que je lis, donc j'ai toujours l'impression d'usurper
J'adorerais écrire un livre, je crois même que je pourrais y prendre plaisir, et en même temps, je suis à peu près sûr de n'avoir rien à dire pour l'instant !
Peut-être que l'inspiration me viendra

A Rad : Ah, mais je ne t'ai rien offert du tout, c'est une justification que tu t'offres depuis longtemps et que tu prends plaisir à confirmer.
Ne me dis pas que vous vous ennuyiez tout ce temps !

Saint Jean-Baptiste 21/04/2025 @ 10:58:59
Martin arrive à l’âge où on commence à regarder son passé avec un brin de nostalgie mais avec lucidité : « on ne me la fait plus ! ».
C’est peut-être idiot mais j’ai pensé à cette chanson de jacques Brel : Rosa, rosa, rosa… « il y a des épines aux rosa ».

https://www.youtube.com/watch?v=v6rLLE48RL0

Mais c’est remarquablement bien écrit, c’est très littéraire, c’est du Martin1.
Content de te revoir parmi nous, Martin.
;-))

Saint Jean-Baptiste 21/04/2025 @ 11:42:35
... je pastiche un peu les auteurs que je lis, donc j'ai toujours l'impression d'usurper
J'adorerais écrire un livre, je crois même que je pourrais y prendre plaisir, et en même temps, je suis à peu près sûr de n'avoir rien à dire pour l'instant !
Peut-être que l'inspiration me viendra

Je pense que la première difficulté quand on veut écrire un livre est de ne pas pasticher un auteur qu’on aime bien ; quand j’ai voulu écrire un roman je me suis aperçu que je faisais du Mauriac et j’ai arrêté.
Au fond, le don de l’écrivain c’est l’imagination ; il faut inventer un sujet et créer des personnages qui n’existent pas dans d’autres romans. Mais l’imagination ça ne s’acquière pas, c’est un don.
Mais tu devrais persévérer, Martin, je crois que tu y arriverais.

Martin1

avatar 22/04/2025 @ 07:18:07
Merci pour ce conseil qui est bien vu, car c'est un défaut que j'ai, j'ai tendance à imiter facilement ce que je lis.

Radetsky
avatar 22/04/2025 @ 09:47:54
......
A Rad : Ah, mais je ne t'ai rien offert du tout, c'est une justification que tu t'offres depuis longtemps et que tu prends plaisir à confirmer.
Ne me dis pas que vous vous ennuyiez tout ce temps !
Oui, oui, je persiste et signe et nous ne serons jamais d'accord de toute manière.

Quant à s'ennuyer, ni nos absences ni nos présences ne sont importantes, en elles-mêmes. Mais vu l'état du monde, s'obstiner à ratiociner sur la sacro-sainte littérââââture me donne sur les nerfs. La légende veut que Néron déclamait des poèmes en regardant Rome brûler...
Je ne suis revenu que sur la pointe des pattes...

Martin1

avatar 22/04/2025 @ 10:42:03
Eh oui, je sais, depuis que Trump est élu, le monde va mal, les planètes ne suivent plus leurs orbites, les étoiles nous tombent dessus, etc.
C'était quand même mieux quand Obama mettait la Libye à l'âge de pierre, je suppose. Mais à l'époque, le monde allait bien.

Mais le monde n'a jamais cessé d'aller mal depuis que Caïn a oublié d'être le gardien son frère, mon ami.

Ratiociner sur la sacro-sainte littérature, sur un site de littérature, est donc impardonnable ? Et ceux qui ne sont bons qu'à ça, comme moi, où doivent-ils aller ?

Martin1

avatar 22/04/2025 @ 10:44:53
D'ailleurs, soit dit en passant, Néron n'a jamais brûlé Rome (et ne déclamait aucun poème devant les flammes).
Rome était très inflammable, à cause des insulae de bois...

Spirit
avatar 24/04/2025 @ 11:51:05
Martin, même ou malgré que nous ne soyons pas d'accord sur tout, tu nous offrent une texte très profonds . Je frémis sur ces mots et ne lit que la proie de l'ombre. C'est un texte beau et bien écrit mais je donnerais des années de ma vie pour ne pas vires tout ça. Je frisonnes un peu à cette noirceur (c'est de cet façon que je le perçois). Il y a l'amour, le soleil, les fleurs, les oiseaux. J'ai décidément des problèmes avec ton monde . Je viens de perdre ma maman et j'essaye de garder les souvenirs joyeux et aimants
que nous nous avons eus. Mais elle à eu une vie de peine et de douleurs et à choisis de nous donner que les moments de plaisirs. J'étais là , tout seule, quand elle est partis et sur sont visage j'y lisais cette peine et cette noirceur. Enfin je disgresse et sort du sujet. Je ne te dit pas bravo pour ton texte mais merci.

Stavroguine 24/04/2025 @ 12:42:56
Ce qui me frappe, dans ce texte, Martin, c'est que les dieux de l'enfant deviennent des types aux yeux de l'adulte, mais n'ont guère plus de consistance : ça reste des personnages. Il me semble donc, si je peux me permettre, que le travail n'est pas achevé : l'enfant a certes perdu ses illusions, mais l'adulte qu'il est devenu semble encore éprouver le besoin de ranger dans des cases. Vulcain n'est plus qu'un cocu, Mars qu'un épais baiseur, mais aucun ne semble avoir pris une consistance d'homme. On reste dans le théâtre. Pour le connaître un peu, je suis certain que ce jouisseur artiste amoureux de la liberté tire un profond bonheur de sa paternité... et que s'il y tient vraiment, ça ne l'empêchera pas de créer, du moins pas plus que toutes les autres choses qui empêchent de créer dans la vie. Les autres personnages me sont moins familiers, mais je suis sûr qu'on peut aussi les affiner. Bref, le narrateur doit continuer de creuser. Il ne rêve plus (ou moins), mais ses yeux sont encore crottés.

Si ce texte est beau malgré cela, c'est car on y sent m, je crois, quand même un peu d'amour, un certain refus de perdre totalement ses illusions. Un récit de la maturation, donc, pas de la maturité — et c'est très bien comme ça.

Un petit point : je connais très peu les insectes, mais il me semble que plutôt que leurs yeux, ce sont les poils des mouches qui les rendent si réactives. Je crois avoir lu quelque part qu'ils sont très sensibles aux vibrations de l'air que produisent nos mouvements et que c'est surtout cela qui leur donne un temps d'avance.

Autre point auquel je pense à chaque fois que je vois le titre du fil s'afficher : je crois que le participe présent est de trop. "Petit, j'étais (souvent) fébrile" me semble meilleur.

Félicitations !

Pieronnelle

avatar 24/04/2025 @ 13:13:56
......
A Rad : Ah, mais je ne t'ai rien offert du tout, c'est une justification que tu t'offres depuis longtemps et que tu prends plaisir à confirmer.
Ne me dis pas que vous vous ennuyiez tout ce temps !

Oui, oui, je persiste et signe et nous ne serons jamais d'accord de toute manière.

Quant à s'ennuyer, ni nos absences ni nos présences ne sont importantes, en elles-mêmes. Mais vu l'état du monde, s'obstiner à ratiociner sur la sacro-sainte littérââââture me donne sur les nerfs. La légende veut que Néron déclamait des poèmes en regardant Rome brûler...
Je ne suis revenu que sur la pointe des pattes...

Allons Rad Ours bougon ! Si j'ai évoqué la littérature c'est que tout simplement j'ai eu le sentiment comme un flach d'en trouver une certaine "définition"car j'ai trouvé ce texte beau. Mais sans certitude aucune car à vrai dire vouloir la définir c'est un peu la réduire à "des choses" qu'on ne peut vraiment expliquer...
J'aime beaucoup l'analyse de Stavro qui éclaire le texte, et surtout le mot "maturation" qui correspond à ce que j'ai ressenti dans cette sorte de transformation progressive de l'enfance à l'adulte et qui sans doute ne se termine jamais vraiment en fonction des aléas de la vie...
Alors Rad heureusement que l'on peut parler de ce qui est humain et littéraire et laisser un peu sa colère au placard (je l'ai aussi profondément) et je préfère ce Martin là à celui d'autres idées avec lesquelles moi non "je ne serai jamais d'accord " :-)

Stavroguine 24/04/2025 @ 13:19:37
Ce que j'entends en sourdine, je crois, dans le texte de Martin, c'est ce cri de l'enfant d'hier : "c'est pas possible qu'un homme soit si peu de chose !" Et en effet, ce n'est pas possible. Donc continuons de chercher !

Martin1

avatar 25/04/2025 @ 14:16:01
à Spirit : Merci pour ton commentaire. je suis ravi que mon texte t'ait plu et surtout je te transmets ma condoléance pour cette maman que tu as perdu. Concernant "mon monde", il n'est peut-être pas si noir, mais ce texte-ci est pessimiste en effet.


à Stavroguine : J'apprécie ton commentaire et tes remarques pour plusieurs raisons.
Tes remarques, parce qu'elles sont justes. Je n'avais pas remarqué la répétition maladroite du verbe être dans le titre, merci. Les mouches, elles, ont bien des sensilles vibratiles comme tu l'avais affirmé (après vérification). Bien vu !
Ton commentaire, parce que tu me permets de mettre des mots sur quelque chose que j'avais ressenti, non à la publication, mais à la relecture, après coup. Ta remarque concerne les personnages mais je parle ici d'une impression plus globale concernant les jugements et les extrapolations que pouvait cacher la démarche du narrateur.
Il me semble que ton intuition sur l'artiste est la bonne et qu'elle est porteuse de plus d'espérance que ce petit texte n'en voulait contenir.

Spirit
avatar 26/04/2025 @ 09:15:55
Merci Martin

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