Cyclo
avatar 12/10/2023 @ 22:38:03
Cela commença exactement comme cela finit.

Il fait chaud, très chaud, trop chaud.

Lucien voulut sortir ce matin-là pour prendre le frais : il savait, pour avoir travaillé sous les Tropiques, que le meilleur moment de la journée, par les jours de grosse chaleur, était les premières heures du matin. Avant de quitter son 12ème étage, il fut surpris de n’entendre, malgré les fenêtres ouvertes de son appartement, aucun bruit de voiture, d’ambulance et de pompiers (alors que sa tour était à environ six cents mètres de deux cliniques), de bus…
Il sortit dans le couloir, en petite tenue sportive de coureur (quelques trente ans plus tôt, il courait encore des marathons), un gilet léger sans manches, un short très aéré, avec slip intégré et de gracieuses ballerines très souples qu’il utilisait d’ordinaire quand il allait à son groupe de gymnastique,
Non, il n’avait pas rêvé ! Quand il mit les pieds sur le trottoir de sa rue, un cul-de-sac qui aboutissait au boulevard proche, pas la moindre voiture, ni de vélo, encore moins de piéton. Il arpenta la petite rue ou le boulevard qu’il apercevait à trois cents mètres. Il eut un moment de panique.
Arrivé sur le boulevard, rien à l’horizon, d’un côté comme de l’autre. Comme si la ville s’était vidée de ses habitants. « Sont-ils tous partis sur la Côte, se rafraîchir dans la mer », se demanda-t-il. Il est vrai qu’il était très tôt, six heures et demi du matin, et peut-être dormaient-ils encore ?
Mais ce qui l’étonnait plus que tout, c’est qu’il n’apercevait aucune voiture garée le long des trottoirs, aucun vélo dans les parcs à vélo que la municipalité avait aménagés ici et là.
Depuis son veuvage, Lucien vivait seul ; il était sociable et connaissait presque tous les habitants de sa tour, parlait volontiers avec les commerçants, souriait aux enfants et aux bébés des nombreuses nounous du quartier. Mais, entre vivre seul et se retrouver dans une solitude absolue, ce qui semblait être le cas, comme il put le constater en avançant d’un bon km le long du boulevard, il y avait une sacrée différence.
*
« C’est la fin du monde », pensa-t-il. Lucien ne regardait plus la télévision, n’écoutait plus la radio, ne lisait plus les journaux, depuis les événements tragiques de ces dernières années. Ça avait commencé avec les gilets jaunes qui avaient toute sa sympathie : il estimait qu’on parlait mal d’eux, et il en voulait au gouvernement et aux médias de la féroce répression policière qui s’était abattue sur eux.
Puis il y avait eu le Covid (il n’avait jamais pu se faire à mettre le mot au féminin), cet absurde confinement et l’obligation vaccinale qui avait suivi. Lui-même s’était fait vacciner, mais il estimait que chacun devait être libre, surtout que les vaccins avaient été trouvés et fabriqués à toute vitesse et que personne ne savait leur composition. Il n’avait jamais abandonné ses quelques amis, hommes et femmes, qui avaient résisté à ce diktat. Et il trouvait lamentable, alors qu’on manquait de médecins et de personnel soignant, qu’on écarte et réduise à la misère celles et ceux qui ne s’étaient pas fait vacciner ! Et ces injonctions claironnées vingt fois par jour à la radio et à la télé, accompagnées des statistiques du nombre de morts, de personnes infectées ou vaccinées. Il avait définitivement fermé ses postes pour ne plus les rouvrir.
Et toutes ces guerres : Soudan, Syrie, Ukraine, Palestine et Israêl (tout portait à croire que les marchands d’armes étaient en fait les maîtres du monde), ces tremblements de terre, ces tsunamis, ces viols, ces femmes battues, bref toutes ces tragédies qui tourmentent le monde et qu’on nous serinait à longueur de journée. Ça foutait le mouron. Lucien avait conseillé à ses vieilles amies (dont deux nonagénaires qui vivaient encore seules chez elles), à ses vieux amis (il avait même un centenaire en EHPAD) de décrocher aussi des actualités (surtout des journaux télévisés en continu) pour retrouver un semblant de sérénité.
Il allait fréquemment les voir, les laissait parler de leur enfance et de leur jeunesse, de leurs enfants ou petite-enfants s’ils ou elles en avaient eus, leur faisait un peu la lecture à haute voix, leur chantait des chansons, apportait son sourire et essayait de distribuer un peu de joie. En tout cas, il était attendu comme le messie, et ses vieux amis n’étaient pas loin de croire qu’ils ou elles surseoiraient à une dernière visite de sa part, avant d’accepter de mourir. Il en fit l’expérience par deux fois.
Il ruminait tout cela, en se promenant sur les trottoirs déserts, se demandant avec angoisse si tous les vieux (comme on disait dans sa jeunesse), tous les anciens, tous les seniors (comme on dit aujourd’hui) avaient également disparu. Il passa à côté d’un jardin public, et il n’y avait personne ; pas de cris, de rires, ni de pleurs d’enfants. Les jeux, les toboggans, les balançoires avaient l’air de se morfondre. Lucien se rappelait comment il y avait accompagné ses propres enfants, un garçon et une fille qui y firent leurs premiers pas, et les fous-rires qu’ils avaient eus ensemble, leurs premières glissades, leurs chutes et le réconfort qu’il leur apportait.
Était-il en train de rêver ? Il se pinça et comprit que non. Il arrivait sur le pont que le boulevard prenait pour enjamber le fleuve. Le soleil brûlait déjà et donnait de chaudes couleurs. Heureusement, il avait pensé à prendre sa casquette avec la visière colorée en plastique qui protégeait ses yeux. Puis il traversa la pont et suivit le chemin piétonnier sur la rive droite. « Je reviendrai par le vieux pont », pensa-t-il. Il aimait beaucoup cette rive, plus sauvage et végétale, où il était agréable de courir quand il était plus jeune.
*
Il franchit le vieux pont, prit le Cours qui mène à la Cathédrale. Il commençait à faire très chaud. Dans le secteur, il y avait souvent des SDF, qui appréciaient de s’étendre sur les quelques bancs placés dans un square, et qui faisaient la manche auprès des visiteurs de ce chef-d’œuvre gothique. Mais aujourd’hui, pas l’ombre d’un visiteur comme il put s’en assurer en entrant dans l’édifice par le portail ; il s’assit un instant pour se reposer. C’est que Lucien allait sur ses quatre-vingts ans ! Il avait gardé sa sveltesse d’antan, mais perdu un peu de sa souplesse.
Pas le moindre SDF non plus. Il avait l’habitude de discuter avec eux, ou du moins avec certains d’entre eux. Il essayait de savoir comment ils étaient devenus SDF, et savait que plusieurs s’étaient clochardisés après une rupture de couple, après avoir été virés de leur travail, après avoir fait de la taule, ou parce qu’ils s’étaient trop alccolisés et n’avaient trouvé personne pour les aider à s’en sortir.
Il reprit le chemin de la maison, enfin de la tour où il avait acheté un appartement après avoir vendu la maison conjugale et changé de ville. Il ne supportait plus la ville où, avec Clarisse, ils avaient vécu une trentaine d’années, élevé leurs enfants et pensaient vivre ensemble une retraite heureuse. Mais le destin en avait décidé autrement. Clarisse l’avait abandonné après une longue et douloureuse maladie comme on écrit dans les nécrologies. Et pour Lucien, qui venait de prendre sa retraite et qui avait accompagné son épouse pendant sa longue agonie, leur maison était devenue la maison de la douleur et la ville était devenue la ville de la douleur. Ses enfants même l’avaient encouragé à partir ailleurs, et il etait revenu sur son lieu de naissance.
Et voici maintenant qu’il était de nouveau seul, complètement, désespérément seul. Rentré dans sa tour, il alla frapper aux portes des habitants qu’il connaissait le mieux, personne ne répondit. Il alla jusqu’à visiter les étages de parkings. Pas une seule voiture. Tout le monde avait fui, ou en tout cas disparu. Qu’allait-il devenir ? Il n’avait plus de voiture depuis cinq ans et d’ailleurs plus le droit de conduire depuis son avc (heureusement léger) il y avait trois ans.
Il ferma les fenêtres et les volets roulants pour ne pas laisser pénétrer le gros de la chaleur, regarda dans le frigo et dans le placard ses réserves alimentaires, se dit qu’il pourrait tenir une semaine. Il prépara des menus pour huit jours.
*
Il mit une semaine pour peaufiner son départ. Tous les jours suivants, il se promena dans la ville inhabitée, vérifia à la gare que plus un train ne circulait, s’assura que plus une épicerie, plus une boulangerie, plus un supermarché ne fonctionnaient, mais que le fleuve continuait à couler. Il alla au chantier voisin, trouva des gros cailloux, des sortes de pavés, dont il emplit un sac à dos.
Et huit jours après ce premier matin où il avait découvert sa solitude totale, un nouveau petit matin arriva. Lucien se leva, mangea un peu, fit sa toilette et s’habilla ; Il mit le t-shirt du marathon de New York qu’il avait couru et qu’il avait gardé pour ses funérailles, comme il l’avait expliqué à ses enfants. Il enfila un des derniers shorts de coureur qui lui restait, remit ses chaussures de course. Il prit le sac à dos plein de cailloux et l’ajusta bien sur ses épaules.
Puis il partit vers le pont. Il s’approcha du quai surplombant le fleuve. Puis il sauta dans le courant.
« Il fait chaud, très chaud, trop chaud », eut-il le temps de penser avant de sombrer.

Spirit
avatar 13/10/2023 @ 07:53:02
Texte apocalyptique ou la fin de tout détermine le personnage à sa fin propres ça doit être en effet flippant.
Bon texte , bien remplie. J'aime bien cette ambiance.

Lobe
avatar 13/10/2023 @ 11:07:19
C'est une étrange lecture parce que dans ce Lucien, je ne peux m'empêcher de voir du Cyclo, un peu, beaucoup ? Alors forcément ça fait bizarre qu'il se retrouve absolument seul, mais encore plus qu'il se jette à l'eau pour un dernier saut ! Cette disparition du monde est l'occasion, malgré tout, de dérouler un beau texte, qui dit beaucoup de la vie dans les communauté des plus âgées. A cet âge où on se prend le temps de regarder le monde tel qu'il est (pas beau), sans passer par la fenêtre de la télé, mais plutôt en se penchant sur les histoires de ceux qu'on fréquente chaque jour, pour peu qu'on prenne la peine de les voir et de les questionner. Merci pour ça, Cyclo !

Nathafi
avatar 13/10/2023 @ 22:18:34
Triste sort pour Lucien, et texte surprenant !
Ce déroulé des événements des dernières années nous rappelle de sombres heures, que nous connaissons encore aujourd'hui, d'ailleurs ! J'aimerais tant pouvoir couper tous les médias et ignorer comment va le monde...

Cela dit ce silence et cette inactivité soudains ont frappé de plein fouet Lucien, qui ne trouve plus ses repères, a tout perdu...
Alors l'ultime échappatoire, c'est le sac plein de cailloux...
Poignant ton texte, Cyclo...

Pieronnelle

avatar 13/10/2023 @ 23:16:23
Ton texte vraiment m'a ébranlée Cyclo ! Ce déroulement de vie face à cette absence totale autour d'elle quelle angoisse ! Tu es vraiment quelqu'un de bien Cyclo je suis très émue...j'espère que tu vas bien te rétablir au niveau santé et surtout longue vie !
De plus je suis en total accord avec ta rétrospective...merci

Tistou 14/10/2023 @ 02:15:03
Haut les coeurs !
Dis voir Cyclo, ta vision du futur est plutôt flippante. Je ne vois pas pour ma part un futur gai gai mais toi tu le vois plus que noir noir. Ou alors c'est ton état d'esprit actuel ? Post opératoire ?
Si c'est le cas on ne peut que te souhaiter de reprendre des couleurs.
Après Spirit qui nous file des mioches prédateurs, voilà une fin de monde comme on ne souhaite pas en connaître.
En tout cas ça t'a inspiré parce que ton texte est conséquent, qu'il y a du fond, comme si ça n'avait attendu qu'un déclencheur pour sortir ?
Ma maxime : Le pire n'est jamais sûr.

Magicite
avatar 14/10/2023 @ 22:01:44
waouh, le soir dit je n'ai pas lu ton texte parce qu'en survolant il paraissait trop dense. Et il l'est dense et épais pas dans un mauvais sens. ça me surprends pas non plus que vu la longueur tu en sois sortit épuisé.

Il ne méne pas non plus nulle part et une réflexion intelligente sur la solitude avec pour prémise "et si les gens avaient disparu un matin" qui si a déjà été exploité n'est pas évident à faire bien. Bradbury l'avais ffait dans Chroniques martiennes il me semble. Dans une ville déserté après le départ des humain un homme vit des années seul et un jour en parcourant des villes désertes un téléphone sonne, une jeune femme fait tout les numéros de l'annuaire à la recherche de l'autre.
Loin d'être un nouveau Adam et Eve la conclusion était plutôt ironique, la femme était obsédée par la bouffe et il n'avais rien en commun.

Remarque au passage:
Pour la vaccination il y a bien des personnes qui connaissent sa composition, ce sont ceux qui l'on fait. C'est une question de brevet et certainement questionnable
quand un brevet est une pratique commerciale et la composition d'un médicament est une question de santé/bien-être humain. Même chose pour le principe la vaccination est utile et efficace uniquement si répandue à une large majorité sinon ça ne peut pas fonctionner et sert même à rien de ce que j'en ai compris sans avoir de connaissances médicales. En tout cas certaines affections potentiellement dangereuses comme diphtérie polio, variole et rougeole ont disparus depuis que la vaccination est pratiquée(environ 80 ans). Tout comme le tétanos. Pour le ou la Covid certes c'est un sujet plus contemporain mais il y a quand même quelques signes encourageant comme la baisse du nombre de morts d'où l'intérêt de publier des statisqtiques.
C'est surtout le brouillard médiatique qui fait avoir un avis à tout un chacun et la propension de certains discours d'idéologues souvent avec un bouquin à vendre voire des séminaires de "réjuvénation énergétique quantique" qui fait que les avis divergent parce que les études médicales existent et leur résultat plutôt tranché.
Avoir une opinion surtout de profane est pas un gage de quoi que ce soit, des études médicales publiées et critiquées, testées et validées ou infirmées me semblent plus valables que n'importe quel avis et c'est ça qu'il faut consulter avant tout pour se forger un avis. C'est ça aussi que les médias ne savent pas montre peut-être parce que la controverse et les discours radicaux sont plus attrayants que des données scientifiques complexes.
Bref je ne voudrais pas d'un chirurgien qui m'opére sans gants et sans s'être lavé les mains alors pourquoi je voudrais des soignants qui peuvent me refiler le Covid...peut-être la raison pour laquelle certains soignants sont écartés des lieux de soins, une simple raison de sécurité?

Nonobstant cette disgression j'aime bien cette vision des grandes villes où une fois déserté de ses humains la seule chose en activité est le fleuve, une représentation de la nature face à l'hyper urbanisme.
Beaucoup de tes réflexions Cyclo m'ont touché parce que je peut me faire les mêmes.
Sur la dose quotidienne d'informations où la répression policiére comme outil de gestion social...c'est d'ailleurs comme les vaccins et leurs opposants pas très nouveau non plus en France.
Ce n'est pas particuliérmeent sombre et sans angélisme ni pudibonderie la conclusion évidente de la souffrance de la solitude car ce qui nous fait humain ce sont bien nos liens sociaux.
Quelque chose de vrai que tu touche du doigt comme dans beaucoup de tes textes, cette part d'humain qui est faite du partage et de l'échange avec les autres, avec et dans le monde.
Beau texte en forme de témoignage actuel.

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