Lobe
avatar 12/10/2023 @ 22:32:26
Cela commença exactement comme cela finit. Le talon se posa, la plante de pied se déroula jusqu’à ce que le poids de Luciene passe sur sa pointe. L’autre jambe avait déjà finalisé le mouvement, l’autre pied s’apprêtait à rejoindre le sol. Sur la pointe, sur le fil, encore quatre, cinq, six, sept secondes. Voilà, un instant de plus et ce serait fini. C’était fini.

Ensuite, il fallu faire face aux caméras. Luciene ne se retourna plus. Le canyon, derrière, sa beauté de cinéma, ses 2,86 kilomètres de creux, la rivière dessous. Le filin tendu tel un pont de 5 cm de diamètre. Un cheveu, un long cheveu entre deux rives. Cette expression, maintenant, heureusement qu’elle ne lui venait que maintenant : « c’est passé à un cheveu ».

Luciene ne sut rien dire de subtil aux journalistes. Les pensées qui s’étaient formées, pendant la traversée-la-plus-longue-le-nouveau-record-mondial, resteraient siennes. Tant pis si aux yeux des autres Luciene gardait sa réputation d’athlète aux pieds sûrs, certes, mais à la tête dure.

L’une des pensées, pendant sa marche droite, corps vertical, longue barre stabilisatrice parfaitement équilibrée au bout de ses bras, c’était que l’air allait dans son sens. Poussait son dos, par le dessous, d’une pression douce, inlassable, réconfortante. Dans cet air qui impulsait le mouvement, Luciene percevait la forme de mains connues, perdues.

Au milieu du parcours, après une heure d’effort, des voix s’étaient levées dans le vent. Ce n’étaient pas des voix reconnaissables, ce n’était pas une langue familière. Lui était revenu ce qu’on lui avait dit quelques jours plus tôt : que dans les villages voisins, tous les hommes étaient morts à la guerre. Qu’il n’y avait plus eu de fossoyeurs pour dire les prières aux funérailles. Que la vallée avait été renommée, suite à cela : celle-sans-les-soldats.

Même quand les voix avaient bourdonné jusqu’à devenir intelligibles, Luciene n’avait pas fait de faux pas. Il faut la renommer, disaient-elles. C’est celle-sans-les-hommes, qu’il faut l’appeler. La synecdoque aplanit tout. Nous n’avons jamais été des soldats. Nous avons été des hommes à qui on a remis des armes, et qu’on a jetés dans une guerre.

Dans une guerre ou l’autre. Une Grande, ou une d’Indépendance. Peu importe de quelle majuscule il s’était agi, elle leur fut fatale.

Cela commença donc exactement comme cela finit. Les premiers pas furent assurés, les derniers plus encore : résolus. Comme personne ne sut ce qu’il se passa pendant la traversée, en apparence, il en fut donc ainsi. Un record froid à mettre au palmarès des records froids.

Luciene apprendrait à vivre avec les voix.
Peut-être qu’elles résonneraient toujours, ces suppliques vibrant au creux du canyon.
Là où les oreilles attentives ne s’aventuraient pas.

Ne.
S’aventuraient.
Guère.

Spirit
avatar 13/10/2023 @ 08:10:11
Récit d'un chaos et d'un exploit sportif, lequel à le plus de porté? Dans une guerre aussi l'on marche sur un fil à tord d'un coté à raison de l'autre. Beau texte qui relativise les choses et d'ou ressort l'être humain.
J'ai bien aimé, à mediter

Lobe
avatar 13/10/2023 @ 09:39:29
Bon, j'ai loupé d'intégrer le climat proposé par Cyclo... et la conjugaison de falloir n'est pas au top : lisez plutôt "il fallut" ! Pas si facile le direct en fin de semaine ^.^

Cyclo
avatar 13/10/2023 @ 18:49:36
Je n'ai pas tout compris, ni pourquoi Lucien est orthographié Luciene, mais ça m'a bien plus quand même. Quand j'aurai tout lu, je reviendrai peut-être dessus. On passe de l'exploit sportif à la guerre, c'est pas tellement éloigné de mon texte sur un monde qui disparaît !

Nathafi
avatar 13/10/2023 @ 22:42:17

Ah ! Du Lobe énigmatique ! J'aime beaucoup le funambule, sa progression, les efforts indispensables pour arriver à l'exploit.
Arrivent les voix, Nathafi perdue... Sont-ce les voix des soldats qui n'ont pas eu de funérailles ? Dans cette immensité, résonnent-elles parfois ? J'aime à le croire, c'est beau...

Tistou 14/10/2023 @ 02:37:01
Synecdoque. Ques aco ? J'ai dû chercher. Je ne connaissais pas.
Voici un texte de Lobe atypique. Nimbé de mystère, certes, un peu évanescent, aussi, mais pas la production habituelle. Je miserais sur le fait que tu as été influencée par une lecture récente, et que tu es restée dans le mood ?
Luciene, c'est une femme, tout simplement. Non ? Moi c'est ainsi que je l'ai compris.
Globalement, avec ces soldats qui errent dans l'éther (bonjour James Lee Burke et son "Dans la brume électrique avec les soldats confédérés"), et après lecture des textes de Spirit, Cyclo, Nathafi, je pense sérieusement que l'actualité proche-orientale déprimante a fait son oeuvre. On est tous out.
Ton texte, à la fin des fins appelle à la méditation. Une méditation cataclysmique ...

Pieronnelle

avatar 14/10/2023 @ 12:17:56
Vraiment superbe ce, cette funambule ! Ce qui m'ébranle c'est que ces voix qui circulent comme des étoiles filantes au coeur de ce canyon, accompagnées de bruits et de fureur des armes de la guerre, ressemblent un peu aux cris et aux combats de mon texte lors de la traversée du pont par le petit garçon....Mais le tien à une portée incroyable , universelle et le fait que cette traversée se passe...sur un fil est bouleversante car oui, tout cela ne tient qu'a un fil... tu écris "ça passe à un cheveu" pourvu que tu aies raison ! Pourvu que le pied ne dérape pas...
Beau, extrêmement chargé de significations qui nous touchent tous Merci Lobe !

Magicite
avatar 14/10/2023 @ 22:34:20
Idée originale et réussie cette funambule en parralléle avec des soldats allant à leur mort.
J'ai eu cette image de troupes chargeant dans des tranchés la mitraille en face en lisant, pinacle de l'absurdité de la guerre.
Merci de nous aventurer dans la mémoire de l'histoire parce qu'en effet il faut être relativement "perché" pour se rappeller les voix muettes de ceux qui ne sont plus, de l'histoire avec ses résultats pour des humains:
"Nous avons été des hommes à qui on a remis des armes, et qu’on a jetés dans une guerre."

Je peut y voir aussi une déconstruction de l'image médiatique de nos sociétés des exploits individuels et starification où j'extrapole trop.
Peut-être un peu froid ce texte où Lucienne contemplant les abysses du passé est plus impacté que par sa réalisation personelle, et si nos exploits et individualités étaient insignifiants face à la montée des camps "bien tranchés" en période de crise?
Peut-être qu'il reste à regarder en profondeur, vers l'arrière pour éviter de reproduire les blessures qui balafrent le monde où en tout cas ses sociétés humaines.

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