Radetsky 23/08/2023 @ 15:09:50
Ce fut à l’occasion d’une sépulture que je rendis visite à Elie l’aîné de mes oncles, installé avec sa famille à Ragol, gros village étagé sur la rive gauche du torrent Sarca qui irriguait la grande vallée dont notre petit territoire dépendait.

Je me souviens d’un jour gris et froid. Des monceaux de neige bordaient de part et d’autre les ruelles sinueuses au profil vertical irrégulier et revêtues des mêmes galets polis par les intempéries et le passage des charrois et des hommes.

Quel était le nom du défunt...? Mystère. Mais pour peu que celui-ci ait eu, même de très loin, un lien familial, ou encore une relation d’amitié, voire une simple situation de proximité, eût elle été seulement liée à la fréquence de rencontres ou de croisements fortuits ainsi que le fait d’habiter la même commune ou la même portion de vallée en entraîne souvent, la chose suffisait pour provoquer le rassemblement de tous ceux qui, de près ou de loin, avaient croisé le chemin du disparu. Une antique manière, partagée alors par toutes les communautés rurales, de rassembler, de réconforter et, comme pour tout un chacun, de raviver la mémoire de ses propres morts. Une solidarité muette, n’engageant à rien mais souvent l’occasion de revoir tel ou tel, que les hasards de la vie ne permettaient pas de fréquenter davantage. Brefs éclairs d’altruisme dans un monde de brutes.

Je ne savais qu’une chose à propos du mort : c’était un rescapé de la Grande Tuerie de 1914-1918 qui avait servi dans l’armée autrichienne. On se doute que les survivants étaient là, même originaires d’autres communes.
Et les anciens de la guerre suivante n’étaient pas en reste.
Cortège des souffrances passées et jamais apaisées, de la mémoire meurtrie.
Le grand linceul de la brume d’hiver enveloppait tout, à l’unisson de la peine et du souvenir des hommes. C’était un Témoin de plus qui s’en allait. Les quelques récits et explications des miens étaient là afin que je puisse saisir l’importance et la signification de ce moment, sans pouvoir en mesurer sur le champ la portée.

Le cortège improvisé semblait s’alimenter à tous les porches, venelles, arcades, escaliers qu’on était amené à rencontrer, s’acheminait en ordre dispersé vers l’église. Il réunissait des personnages aux visages graves vêtus de sombre , les hommes généralement porteurs d’un chapeau à l’exception des plus jeunes, les femmes restant systématiquement couvertes d’un foulard enserrant la tête, quel qu’eût été leur âge.

Pour autant que toutes les cloches aient participé à l’appel des fidèles, je fus surtout frappé par la voix du bourdon, nettement plus grave et qui semblait envelopper et associer dans une même solennelle et vibrante scansion chaque être et chaque chose. Cette mélodie pourtant réduite à l’égrènement régulier d’une même note, mais si puissante, provoqua en moi une manière d’hypnose, de co-existence, matérialisation de ma légitimité à être là, dans un monde réputé distinct et étranger au mien jusqu’ici. J’étais à ma place quels qu’aient été les moments et les objets du passé. Il me semble qu’une part d’adoubement m’englobait dans la communauté qui m’emportait dans son flot incertain. Je marchais avec les miens et les autres qui devenaient ipso facto aussi les miens : le martèlement même désordonné des grosses chaussures sur les pavés inégaux, renvoyé en écho par les murs des maisons, était le chant d'un passé et d'un avenir communs, la musique de la fraternité.
Etait-ce là un des effets connus que peut avoir sur un individu sa participation à un rite collectif, surtout s’il est accompagné d’une mise en scène auditive (les cloches, les cantiques), olfactive (l’encens), visuelle (la foule, les rangs, les cierges, la liturgie)...? Probablement.
Il n’en reste pas moins vrai qu’encore aujourd’hui le son des cloches lancées à toute volée (pour l’Angelus, entre autres) me plonge dans une forme de nostalgie, de voyage dans le temps immanquablement et irréductiblement mêlé à l’enfance, aux villages, aux rassemblements familiers et solidaires.
Alors se ravive la mémoire des voix, des visages, des formes et du mouvement, de la vie mêlée des êtres qui peuplèrent ma jeunesse.

Spirit
avatar 23/08/2023 @ 16:30:57
Merci Rad.... c'est exactement ça et ça touche au coeur.

Spirit
avatar 23/08/2023 @ 16:38:51
Rad ! tu écris selon mon coeur et mon âme et c'est bien.

Tistou 25/08/2023 @ 00:08:41
Variation personnelle sur le thème du rite collectif. Basée sur expérience personnelle de jeune enfant, ou comment marquer au fer des sentiments par le biais d'un souvenir sonore ou (et) olfactif.
Et tout ceci dans une belle langue et une grande capacité d'analyse.

Marvic

avatar 27/08/2023 @ 18:31:49
Dans mon enfance, les grandes étapes de la vie étaient fêtées par des rites qui nous ancraient dans une histoire, une famille, un groupe.
Et comme tu le dis si bien, nous restent de ces cérémonies, des images bien sûr, mais aussi des sons (comme toi, cloches ou chants), des odeurs...
Un texte qui a fait remonter de lointains et touchants souvenirs. Merci

Magicite
avatar 01/09/2023 @ 12:17:10
quelqu'un a dit "les enterrements sont pour les vivants.".
Ce qu'il reste des "disparus" c'est le souvenir des vivants Il y a une ironie à se souvenir que tout comme l'hiver est indispensable à l'été l'autre pendant de la vie c'est la mort.
Une sorte de madeleine de Proust le souvenir des enterrements, venu d'un autre âge parce que des poilus à enterrer il ne doit plus en rester depuis un moment.
J'aime cette idée de partage, ce fondement de la société qui fait que nous avons une société: que l'on puisse faire attention à l'autrre même celui qui n'est plus là et partager ce souvenir, le faire vivre après sa vie.
Espérons que l'envie de plus avoir de guerre reste aussi avec.

Radetsky 15/09/2023 @ 10:30:10
Je fais souvent allusion à cette réflexion de Metternich : un soldat ne meurt pas lorsqu'il descend dans la tombe, mais lorsqu'il descend dans l'oubli. L'oubli est peut-être l'un des pires ennemis de notre espèce !

Pieronnelle

avatar 15/09/2023 @ 17:22:07

Ce que j'aime dans ton texte ce sont les perceptions, les sensations les images qui resteront ancrées dans la mémoire et qui sont si bien écrites. En plus il y a celui qu'on enterre et qui n'est pas n'importe-qui , un poilu !
Pour moi il y a eu un tambour ,celui de mon grand-père , caporal-tambour et rescapé de cette maudite guerre. Je me permets de mettre le lien car je trouve qu'il rejoint le sens de ce que tu as écrit et surtout participe au non oubli de ces malheureux soldats...

https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Pieronnelle

avatar 15/09/2023 @ 17:22:57

Ce que j'aime dans ton texte ce sont les perceptions, les sensations les images qui resteront ancrées dans la mémoire et qui sont si bien écrites. En plus il y a celui qu'on enterre et qui n'est pas n'importe-qui , un poilu !
Pour moi il y a eu un tambour ,celui de mon grand-père , caporal-tambour et rescapé de cette maudite guerre. Je me permets de mettre le lien car je trouve qu'il rejoint le sens de ce que tu as écrit et surtout participe au non oubli de ces malheureux soldats...

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Radetsky 15/09/2023 @ 18:15:14

Ce que j'aime dans ton texte ce sont les perceptions, les sensations les images qui resteront ancrées dans la mémoire et qui sont si bien écrites. En plus il y a celui qu'on enterre et qui n'est pas n'importe-qui , un poilu !
Pour moi il y a eu un tambour ,celui de mon grand-père , caporal-tambour et rescapé de cette maudite guerre. Je me permets de mettre le lien car je trouve qu'il rejoint le sens de ce que tu as écrit et surtout participe au non oubli de ces malheureux soldats...

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Quelle émotion, Piero ! Merci pour ce grand moment d'hommage et de gratitude.
Je suis pareillement attaché aux objets ayant servi à mes anciens : outils de mon pére, de mon grand-père, jusqu'à sculpter un pied de lampe dans un bout de poirier (abattu car malade) planté par ce dernier... tout ceci concourt à faire revivre leurs gestes et leur mémoire.

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