Lobe
avatar 22/08/2023 @ 09:07:43
Des torrents d’eau toquent au velux. Pour atténuer le bruit insistant, je fais chauffer la chaine du salon. Mais le violoncelle de Dom la Nena, même volume 33, ne suffit pas à couvrir le bruit des gouttes. Les mots croisés que je fais depuis le matin sont de plus en plus absurdes. En horizontal, 8ème ligne, je me suis ainsi échinæ à trouver héritier en sept lettres – épigone – avant de buter sur le cœur de l’été en une lettre. Une lettre ! quand donc les mots croisés se sont mis à détailler jusqu’aux mots d’une lettre ?!

Une seconde, j’hésite entre le o du soleil et le t pris en sandwich entre les deux é. Puis, somme toute fort fâchæ de cette incohérence et du velux dégouttant, je repousse le magazine. Mes yeux achoppent sur le vieux poste de télévision. Je l’ai récupéré quand on a vidé la maison de ma grand-mère ; était aussi inclus dans le lot un antique lecteur combiné VHS/DVD. Aucun DVD emprunté dernièrement à la médiathèque du quartier ne me dit, je suis de cette drôle d’humeur mélancolique qui ne tolère pas la fiction. Je sais d’habitude quoi faire pour contrer ce marasme. Mes remèdes consistent, au choix, à m’activer devant une prof de ballet fusiligne sur Youtube, à récurer les joints de la salle de bain au vinaigre blanc, ou encore à organiser un défilé haute couture et maquillage de gala pour moi et moi seül.

Cette fois, rien ne m’emballe. J’en appelle à mon joker : l’horoscope du fantasque Rob Breszny, qui officie en ligne et est traduit dans le Courrier international. Semaine du 03 août 2023, Vierge, version élaguée de son début qui, comme Daniel Darc, parle de la taille mon âme : Choisis plutôt d’élargir ta perception de ce que tu es, efforce-toi de te donner davantage d’envergure afin de mieux t’adapter à ton âme. Pour y parvenir, consacre une partie de ton temps à convoquer des souvenirs de ton passé. Regarde l’histoire de ta vie se dérouler comme un film. Ces trois phrases embrasent un lumignon dans ma poitrine. Elles font apparaitre l’image mentale d’une boite que j’ai entreposée en emménageant ici. Je sors en quatrième vitesse de mon appartement. J’avale les escaliers, ouvre le galetas et y furète. Deux minutes plus tard, sur le tapis du salon, je lorgne rapidement l’épaisseur de la poussière sur son couvercle et, pour la première fois depuis une pelletée d’années, l’ouvre.

J’extrais les cassettes S-VHS-C et l’adaptateur. Sans bien savoir ce qui me guide, je me mets à trier celles qui m’intéressent, me fiant à l’écriture serpentine, bientôt indéchiffrable, qui les a étiquetées. Juin-Septembre 1992, Mai-Août 1993, Juillet-Août 1994, Vacances 1996 : je les pose à ma gauche. Le reste est recalé. De toute façon, ça s’arrête net après Noël 1997. Le caméscope n’a plus été de service longtemps passée cette date, faute de main pour l’actionner. Je pousse la première cassette dans le magnétophone. Le bruit des grésillements de la vidéo répond à celui de la pluie. L’image est un peu passée, striée. Floutée aussi par mes yeux qui ne cillent plus, fascinés.

Il y a un gâteau d’anniversaire couvert de crème au beurre, de billes de sucre et de feuilles en pâte d’amande, qu’une bouche gloutonne croque à pleine dents dans l’habitacle d’un camping-car. Un chien s’ébroue au milieu de moutons, leurs cloches carillonnent. Deux enfants crient en sautant dans un bassin d’eau où s’abat une cascade. La séquence d’après, ils dévalent cahin-caha des toboggans naturels creusés par une rivière. Aidés d’un adulte aux cheveux mi-longs, ils construisent un barrage de pierres et de branches, avant de se mettre à pêcher avec des cannes bricolées dans le bassin de retenue.

Un fondu, puis l’écran reprend vie, une douzaine de personnes de tous âges déjeune sur l’herbe, à 5 mètres de distance. Le plan est fixe, certaines voix portent jusqu’à être intelligibles. Après 15 minutes, une partie des enfants se met à jouer à la balle. Quelques passes, puis celle-ci vient percuter le trépied où devait être posé le caméscope. Herbes, jurons, nouvelle séquence.

Un enfant en collant fait des entrechats sur une scène de théâtre. De profil par rapport à la caméra, il esquisse une fente suivie d’un grand écart latéral, et lève ses deux bras devant lui à hauteur de poitrine. Le même adulte que tantôt, les cheveux encore plus longs, désormais un petit bouc au menton, entre sur scène par les coulisses, face à l’enfant. Ses bras sont d’abord tendus en miroir de ceux de l’enfant, puis remontent en corolle autour de sa tête.

Il avance en pas glissés, s’arrête à un demi-mètre de moi, nos mains se rejoignent, il me hisse jusqu’à me remettre debout. Sur mes pointes, ma tête arrive à peu près à ses côtes flottantes. Nous dansons trois ou quatre minutes, la lumière entre à l’oblique sur la vieille scène. Nos pirouettes rivalisent de gaucherie, la personne derrière la caméra glousse. La date clignote en haut à gauche de l’écran : 17 août 1993. Puis ça s’arrête. C’est le dernier enregistrement sur cette cassette.

Je reviens en arrière, figeant l’image sur le grand écart. Jambes écartées, tronc droit, bras perpendiculaires : c’est un petit t à deux jambes que dessine mon corps rayonnant. Le cœur de l’été, alors, palpitait.

Radetsky 22/08/2023 @ 10:02:39
Lobe on ne dira jamais assez combien cultiver la mémoire des temps et des espaces de nos vies (quel que soit le procédé) est indispensable, parfois douloureux, parfois heureux, mais riche d'émotions...!
Ton récit en dit plus long qu'un discours, j'ai vécu aussi cette expérience-là.
Merci et bravo !

Spirit
avatar 22/08/2023 @ 16:42:16
Les souvenirs sont rangés dans de petites cases de nos cerveaux et l'on en sort un jour l'un, un jour l'autres. Tous font ce que nous sommes Lobe. Ou sont tes autres tiroirs?

Nathafi
avatar 23/08/2023 @ 12:55:23

Texte plein de nostalgie Lobe, je pense qu'il fera écho à chacun(e) d'entre nous !
Sourire, coeur gros ou chagrin, quand on reprend les vieilles cassettes ou les albums photos, c'est souvent l'ascenseur émotionnel qui nous emporte.
Parfois ça fait du bien, et parfois non...
Merci Lobe pour ce joli texte, et pour le "galetas" que je ne connaissais pas !
Ils aiment le beau vocabulaire, ces petits jeunes :-)))

Tistou 24/08/2023 @ 23:48:03
C'était donc bien le "t" de l'été ! Je l'avais deviné !
Si tu voulais faire passer ton texte pour une fiction, autant te le dire de suite, c'est raté ! Ca sent le moment vécu, que dis-je, le moment présent à plein nez.
Ainsi j'ai été surpris, non pas par le récurage des joints de salle de bains ou la prof de ballet sur Youtube, mais par le défilé haute couture et maquillage à ton usage exclusif. Je ne m'y attendais pas à celle-là !
Ecriture toujours aussi fluide, très reconnaissable, de même que l'inspiration.
P.S. : tu n'as pas osé te comparer à une nymphe ?!

Martin1

avatar 29/08/2023 @ 09:48:39

P.S. : tu n'as pas osé te comparer à une nymphe ?!

Qui veut en voir en verra !

Des souvenirs qui semblent tellement plus "vivants" que ce cadre simple et solitaire entre horoscope et mots croisés...
Un secret semble subsister : que sont ces "ae" (mon clavier de cellulaire refuse de les souder) qui latinisent tes participes passés ? Allusion au "oe" du coeur de l'été ou image de deux danseurs serrés l'un contre l'autre ?
Ce que j'ai aimé c'est cette belle silhouette dansante et maladroite, cette petite silhouette d'enfant. Comme chacun se regardant dans une cassette, ne se reconnaît pas tout de suite ; il faut s'apprivoiser soi même, redécouvrir sa voix et son rire d'antan, passer doucement du "elle" au "je" comme tu l'as si bien fait.
Bravo Lobe !

Pieronnelle

avatar 30/08/2023 @ 00:38:52
J'avoue que je ne sais quoi penser... Bien sûr il y a toujours ce flot qui emmène là où tu veux que l'on aille, qui permet de te suivre, là , beaucoup plus facilement que certaines fois où j'adore me perdre et te trouver...
Là tu remontes un passé que je connais bien et dans lequel j'ai vu diverses sortes de moyens de reproduction compte tenu de mon âge. Oui il y a de la nostalgie et que ta jeunesse resssente de la joie à t'y plonger est réconfortant. Ton grand écart final est magistral ,il traverse l'écran...
Je ne sais pourquoi, ou peut-être si, mais le VHS est comme une petite pointe de tristesse qui me pique...:-)
Une Lobe trés visuelle que l'on a plaisir à découvrir...

Lobe
avatar 31/08/2023 @ 22:03:06

Un secret semble subsister : que sont ces "ae" (mon clavier de cellulaire refuse de les souder) qui latinisent tes participes passés ? Allusion au "oe" du coeur de l'été ou image de deux danseurs serrés l'un contre l'autre ?

Ah, ce sont deux hypothèses que j'aime beaucoup, et qui valent bien ce qui m'a poussé à semer des æ et un ü : je voulais laisser de choix de qui vous imaginiez dans le rôle (parce que ce n'est pas moi, promis, je n'ai ni lecteur de VHS ni compilation de mots croisés !), masculin ou féminin. J'ai repris la façon de faire d'Erwan Larher dans son livre Indésirable, lu récemment, je trouvais que c'était une façon subtile de mettre du trouble dans le genre. Je suis contente que mon texte puisse aussi se lire sans buter sur cette discrète aspérité ;)

Pieronnelle

avatar 31/08/2023 @ 22:29:49
J'avoue que je ne sais quoi penser... Bien sûr il y a toujours ce flot qui emmène là où tu veux que l'on aille, qui permet de te suivre, là , beaucoup plus facilement que certaines fois où j'adore me perdre et te trouver...
Là tu remontes un passé que je connais bien et dans lequel j'ai vu diverses sortes de moyens de reproduction compte tenu de mon âge. Oui il y a de la nostalgie et que ta jeunesse resssente de la joie à t'y plonger est réconfortant. Ton grand écart final est magistral ,il traverse l'écran...
Je ne sais pourquoi, ou peut-être si, mais le VHS est comme une petite pointe de tristesse qui me pique...:-)
Une Lobe trés visuelle que l'on a plaisir à découvrir...



Un secret semble subsister : que sont ces "ae" (mon clavier de cellulaire refuse de les souder) qui latinisent tes participes passés ? Allusion au "oe" du coeur de l'été ou image de deux danseurs serrés l'un contre l'autre ?


Ah, ce sont deux hypothèses que j'aime beaucoup, et qui valent bien ce qui m'a poussé à semer des æ et un ü : je voulais laisser de choix de qui vous imaginiez dans le rôle (parce que ce n'est pas moi, promis, je n'ai ni lecteur de VHS ni compilation de mots croisés !), masculin ou féminin. J'ai repris la façon de faire d'Erwan Larher dans son livre Indésirable, lu récemment, je trouvais que c'était une façon subtile de mettre du trouble dans le genre. Je suis contente que mon texte puisse aussi se lire sans buter sur cette discrète aspérité ;)

Ah ah c'est amusant ! Je te trouvais très visuelle (car super bien decrite) mais je ne te reconnaissais pas :-)) c'est ça le talent !

Martin1

avatar 01/09/2023 @ 08:24:35
Je ne discuterai pas le sens profond de ta démarche ici car il y a sûrement des mines. Tu fais des choix et tu les assumes, ça me va.
En tant que lecteur je te fais un retour négatif :
A partir du moment où j'ai vu un horoscope il me paraissait complètement inconcevable que le personnage ne soit pas une femme. Les mots croisés n'ont rien pu y faire. Moi, chez les femmes, les horoscopes, je trouve ça presque mignon. Ton innovation ne m'a pas gêné, mais elle n'a pas eu le but attendu. Ce qui était prévisible me concernant bien sûr.
D'ailleurs, je m'identifie mieux à une femme qu'à un être qui a le genre troublé, comme tu dis.
Ton texte est réussi.

Magicite
avatar 06/09/2023 @ 17:50:20
Ha de la vidéocassette, du S-VHS C, les caméscopes d'antan aux format qui n'a pas duré très longtemps contrairement au mini DV(ou au S VHS).
Très habile ton texte comme il est ficelé j'ai presque l'impression de voir la "neige" sur la pellicule en lecture, la dégradation des images au fil du temps et des têtes de lecture usant la bande. Nostalgie de quelqu'un ayant utilisé sa première paie pour s'acheter un second magnétoscope dédié au montage. Mais bien sûr il y a cette autre nostalgie, celle de jeux d'enfants, de souvenirs de vacances à graver au caméscope, j'aime ce coeur de l'été qui est de toujours garder le souvenir d'un enfant joueur et facétieux.
La description de la vidéo fait un peu trop images d'Epinal pour moi mais comme ça permet de trouver le coeur de l'été, de danser en famille, un souvenir universel.

Et les mots "caméscope" et "magnétoscope"(magnétophone?) sont relegués à n'être plus qu'utile que pour les mots croisés à horizontalement : ancêtre de la caméra numérique / ancêtre du lecteur vidéo.

ps: superbe horoscope que celui de Rob Brezny

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