Radetsky 23/07/2023 @ 14:12:18
Die Welt von gestern (Le Monde d'hier - Stefan Zweig)

Madonna di Campiglio, cette déjà ancienne station de villégiature née sous l’empire des Habsbourg et vouée à la montagne, fréquentée alors comme un passe-temps de nantis, avait vu défiler dans ses grands hôtels désormais surannés selon les critères d’une modernité de pacotille qui frappait déjà bruyamment aux portes, tout le gotha qui fit l’âge d’or de l’alpinisme : les Coolidge, Freshfield, Walker, Tuckett, accompagnés d’autant de Devouassoud, Almer et consorts y avaient traîné leurs guêtres et leurs alpenstocks. Sans oublier évidemment la kyrielle de gloires du rocher et de la glace que les pays de langue germanique n’avaient pas manqué de fournir aux sommets les plus convoités de la région, tels Purtscheller, Preuss ou Grohman.

Les plus importants dans l’ordre de l’ancienneté et du luxe, le “Grand Hôtel des Alpes” et le “Golf Hôtel” (car l’élégance se déclinait en français, dans ce temps- là) étaient toujours, mais plus pour très longtemps, entre les mains du vieux Franz-Josef Österreicher que la rumeur publique, semble-t-il justifiée, m’a toujours semblé désigner comme un rejeton illégitime du défunt empereur François-Joseph ; à moins qu’il ne descendît des Habsbourg comme certains autres “descendent d’Orléans par les Aubrais”...

Cet autre “lieu saint” de l’alpinisme, à l’instar de Cortina ou du Breuil, dégradé en “Cervinia”, allait sous peu troquer sa vieille parure tout à la fois victorienne et “Mittel Europa” contre la rutilante combinaison de cosmonaute du ski de descente, avec tout le fracas, la vulgarité, la ferraille câblée, la pacotille et la frénésie immobilière qui ont partout accompagné l’irruption des maniaques du tire-fesses, des boîtes de nuit et du mauvais goût.

Après qu’elles auront subi les bouleversements d’une inéxorable modernisation à la suite d’une longue période d’abandon relatif, le souvenir de ces immenses bâtisses où ne retentirait jamais plus la Marche de Radetsky, prendra pour moi des couleurs plus vives au fur et à mesure que, la maturité aidant, la fréquentation des livres et du monde m’auront aidé à en déchiffrer les symboles.
Les sièges de rotin, les fils électriques tressés courant le long des plafonds grâce à de petits plots de faïence blanche, le mobilier tantôt “art nouveau”, tantôt “années folles”, les marbres, les tapis, les stucs, les boiseries, les escaliers tarabiscotés, les cuivres, les grands lustres des salons où flottaient en même temps qu’une poussière triste des présences invisibles, muettes, mystérieuses, s’associeraient dans mon esprit à un monde né avec Byron, grandi avec Stendhal et Hugo, mûri avec Nietzsche, disparu avec Roth, Zweig et Musil.

Et je n’aurai pas, à propos de ces derniers, l’outrecuidance de vouloir substituer ma prose dérisoire aux magnifiques témoins que furent en leur temps et demeurent toujours Die Welt von gestern (Le monde d’hier) et Der Mann ohne Eigenschaften (L’homme sans qualités) dont la lecture plus qu’indispensable éclairera quiconque beaucoup mieux que je ne saurais le faire sur cette planète idéale, tout comme désespérément rétrograde et suicidaire, que fut la Mittel Europa sous François-Joseph.

Le caractère si délicieusement anachronique et crépusculaire de ces lieux, évanouis avant que j’aie véritablement pu en extraire sur le champ toute la signification et la saveur, me resterait paradoxalement avec le recul, comme le signal d’un éveil a contrario, lié à cette solution de continuité qui m’avait conduit là dans les circonstances qu’on sait.
C’était comme une sorte de muet héritage, reçu en dehors des liens du sang et du rang, que je ne devais pour mon bonheur semble-t-il qu’au hasard d’heureuses conjonctions. Car, pour inconscient que j’étais alors de la signification de ces symboles, leur réminiscence, comme la progressive connaissance des êtres et de l’Histoire, me seraient toujours plus comme un adjuvant en même temps qu’un avertissement, un exercice vivant “d’esthétique critique”, tout comme le contre-exemple d’une faillite politique partagée et par une classe sociale et par un état ; tous deux aveugles quant à l’extraordinaire possibilité qu’offrait cette mosaïque de nations, l’Empire d’Autriche-Hongrie.
Ce monde bizarre, en des contrées ordinairement dévolues aux alpages constellés de ruminants, dominés par les immenses parois blafardes des Dolomites, et vis-à-vis duquel ma classe dans son ensemble avait été par le passé à la fois si étroitement liée et séparée, serait pour moi et demeure encore de nos jours pour l’adulte que je suis, une manière d’initiation, de signal, de rappel, d’exhortation à discerner ce qui, en 1914-1918, avait été tranché définitivement dans l’histoire de l’Europe. Grosse qu’elle était alors de tant de promesses dont l’éclosion n’aurait assurément pas manqué de manifester le degré de délicatesse, de hardiesse, de beauté, de générosité et de perfection auquel nous étions collectivement parvenus, de Paris à Vienne, en passant par Londres, Berlin, Petrograd ou Milan. Lieux entre lesquels, soit dit en passant, nul passeport n’était nécessaire pour circuler.

C’est tout celà que le Capital a dissous dans un chaudron de sang, de Tannenberg à Verdun, de Cernowitz à Constantinople. Et les accents contemporains du triomphalisme marchand accommodé à la sauce bruxelloise n’en sont au fond qu’une ridicule et hideuse caricature, offerte à des peuples tantôt résignés, tantôt hostiles et impuissante à en donner une idée un tant soit peu exacte comme à en ressusciter la substance, à en révéler l’essence. Mais lisez, lisez..., voyagez et parlez aux autres, faisant fi des “documenteurs” télévisuels et des projets destructeurs que le même Capital persiste à ourdir avec l’assentiment des “élites”. Après les corps meurtris dans les tranchées ou les camps, les esprits décervelés dans le mondialisme de marché... Mes pauvres enfants ! Que de batailles en perspective, que d’angoisses n’allons-nous pas vous transmettre ? A moins que vous ne préfériez le statut du zombie résigné, dans un monde où chacun serait le “compétiteur” et l’ennemi de tous ?

A quelques signes discrets, au nombre desquels les remarques ou les évocations de mes oncles fournissaient une grande part, je m’aperçus qu’il pouvait se faire qu’un homme aisé parlât à un pauvre dans une attitude d’obligé sans qu’il entrât dans son comportement ou son propos rien de méprisant ou de calculé. Oh, certes ! la chose pouvait désormais advenir à peu près aussi souvent qu’un vingt-neuf février tombant le mardi...jusqu’à ce que le dernier aristocrate habsbourgeois de cette rare espèce eût été chassé de ces vallées par des bourgeois tout court, parvenus bruyants, vulgaires, incultes et prétentieux.
Bien sûr, la conscience aiguë de toutes ces choses était encore pour moi dans les brumes du devenir, mais il aura fallu aussi le paradoxe d’un séjour alpin pour me mettre la puce à l’oreille quant aux vertus émancipatrices qu’attribua en son temps à la grande ville le vieux Marx, la ville d’où toute culture un tant soit peu élaborée tire sa substance et sa justification. Et toute la grandeur contenue dans le XIXè siècle est le fruit exclusif de la grande ville.

Martin1

avatar 23/07/2023 @ 15:18:33
Belle prose, Rad, parfois un peu absconse, car je ne sais toujours pas bien ce que tu penses de l'Empire Austro-Hongrois.

", en des contrées ordinairement dévolues aux alpages constellés de ruminants, dominés par les immenses parois blafardes des Dolomites, et vis-à-vis duquel ma classe dans son ensemble avait été par le passé à la fois si étroitement liée et séparée, serait pour moi et demeure encore de nos jours pour l’adulte que je suis, une manière d’initiation, de signal, de rappel, d’exhortation à discerner ce qui, en 1914-1918, avait été tranché définitivement dans l’histoire de l’Europe"

C'est beau, mais tant de mystères ! Ta classe ? La classe ouvrière. Fais-tu référence à l'austromarxisme ? Otto Bauer ?

Tu sembles parler d'un "potentiel" austr-hongrois... Ce potentiel était-il révolutionnaire ? Eus-tu rêvé que Bela Kun étendit ses sorties sanglantes sur l'ancien Empire dans son entier ?
Pourquoi prendre le nom d'un homme - Radetsky - qui entre tous, fut l'ennemi des principes inhérents au Printemps des Peuples ?
Bref, pourquoi toi, révolutionnaire, prendre le nom d'un contre-révolutionnaire, ou un homme en tout cas généralement perçu comme tel ?
Je devine que ta conception de la révolution n'est certes pas tout à fait celle du Printemps des Peuples.

De quoi l'Empire Austro-Hongrois est-il mort ? Est-il vraiment mort par la faute du Capital ? C'est une chose de le dire, une autre de le démontrer.
Bref, je sors de ce texte avec une impression de vérités fugacement exprimées, mais agencées sans méthode. Pourtant, il y a un souffle de nostalgie qui me plaît, des images fortes : le chaudron de sang, la faïence blanche...
Ici, on est dans l'Histoire et l'Histoire ne te fait pas peur.
Tu parviens à restaurer une sorte de solennité que cet Empire mérite entièrement, je crois.
Personnellement, je pense que le dépeçage de l'Empire Austro-Hongrois, en 1918-20, est une effroyable catastrophe, je dis bien une EFFROYABLE CATASTROPHE, et fut du pain béni pour le IIIe Reich.

Radetsky 23/07/2023 @ 16:06:23
Cher Martin. J’aurais pu me contenter d’écrire une version identique en tout point de ton dernier paragraphe ! J’aurais pu les signer… Mes lignes proviennent de chroniques personnelles rédigées au fil du temps, à l’instigation de mon épouse et de mes filles « …d’où viens-tu, qui es-tu…? » Elles partent de ma naissance à Paris en 1943, jusqu’à…? J’en suis arrivé au début de mon adolescence. Rien ne me prédisposait à venir encombrer l’espace de CL. Si ce n’est un vague désir de faire entrevoir ce que cachait ma peau d’ours. Il n’y a aucune trace de fiction là-dedans ! Il s’agit des miens, de la partie maternelle de ma patrie, de moi-même accessoirement. La génération de mon grand-père s’est battue sous l’étendard des Habsbourg et lui est restée fidèle malgré Mussolini et consorts. Tout ceci a contribué à former le ciment de ma vie…. D’où Radetsky devenu un « nota bene » en dépit de la réalité du personnage. Pour l’instant je n’argumenterai pas sur tous les points d’histoire que tu évoques : on en débattra dans un autre fil, si tu veux bien. Une autre question se profile : à quoi bon ce déballage personnel ? Je te laisse y réfléchir ????

Martin1

avatar 23/07/2023 @ 18:47:55
Moi j'aime bien les déballages personnels, et j'ai quelques idées pour expliquer les causes de celui-ci, mais je vais peut-être jeter un coup d'oeil sur tes autres textes avant de parler

Il est clair que tu ne cherches moins à décoder l'Empire Ausro-Hongrois qu'à nous parler de toi, les sentiers que tu as suivis, de faits et de choses qui ont chez toi une signification propre.
Si le chant du cygne des Habsbourg a une place, même petite, dans tes pérégrinations, c'est que tu n'es vraiment pas un déraciné (comme le sont tant d'autres).

Je précise (je l'ai dit mais je n'ai pas insisté) que ce texte était agréable à lire parce que tu as une écriture, une vraie écriture, avec de l'épaisseur et de la force stylistique. J'aime beaucoup.
D'ailleurs, tu fais des phrases plutôt longues et chargées, ce qui me laisse à penser qu'au fond tu es vraiment un Français, au sens affectueux que je donne, moi, à ce mot.

Radetsky 23/07/2023 @ 19:34:49
Moi j'aime bien les déballages personnels, et j'ai quelques idées pour expliquer les causes de celui-ci, mais je vais peut-être jeter un coup d'oeil sur tes autres textes avant de parler

Il est clair que tu ne cherches moins à décoder l'Empire Ausro-Hongrois qu'à nous parler de toi, les sentiers que tu as suivis, de faits et de choses qui ont chez toi une signification propre.
Si le chant du cygne des Habsbourg a une place, même petite, dans tes pérégrinations, c'est que tu n'es vraiment pas un déraciné (comme le sont tant d'autres).

Je précise (je l'ai dit mais je n'ai pas insisté) que ce texte était agréable à lire parce que tu as une écriture, une vraie écriture, avec de l'épaisseur et de la force stylistique. J'aime beaucoup.
D'ailleurs, tu fais des phrases plutôt longues et chargées, ce qui me laisse à penser qu'au fond tu es vraiment un Français, au sens affectueux que je donne, moi, à ce mot.

Merci, merci Martin !
Oui, Français aussi, peut-être même d'abord... encore que je n'ai pas encore parlé de ma grand-mère paternelle, Allemande du Bade-Württemberg.

Vois-tu, j'ai commencé dans les années 90 à collectionner les ouvrages écrits par les Poilus à propos de notre Grande Catastrophe de 1914-1918...Lorsque vient novembre, j'ai des tombes à fleurir dans quatre nations : France, Allemagne, Italie, Autriche, d'où sont originaires ]mes pauvres morts.
Ah ! Tu pourrais invoquer Barrès...mais un Barrès européen ! c'est un peu ce que je trouve chez Hugo, Jaurès, Musil, Zweig, Magris, Kundera, Enzensberger, et bien d'autres.

Brièvement, l'empire des Habsbourg a été la première tentative pour maintenir dans un même ensemble des peuples autrement voués à d'éternels conflits : catholiques, protestants, orthodoxes, juifs, musulmans, auxquels l'empereur s'adressait dans treize langues différentes !! Et on l'a jeté aux orties, sans tenter d'en faire une confédération de républiques qui aurait pu servir de creuset pour l'avenir de l'Europe.
J'enrage de voir en guise de lot de consolation les gnomes de la "Commission" (la grosse commissions, horresco referens) se préoccuper, avec des hypocrisies de marchands de tapis, de futilités économico-douanières alors que les fondements de QUI nous sommes sont oubliés et fondent comme neige au soleil. Mes pauvres morts l'ont été pour rien :(((
Et j'ai à ce titre beaucoup appris, jeune officier appelé au 4e Régiment de Cuirassiers, avec la nouvelle génération de mes camarades d'active dont la conscience n'avait pas été compromise dans des guerres coloniales.
Je m'arrête là.
Mais les ans sont parfois lourds à porter (d'où ces chroniques jetées sur CL), tandis que la rage de l'ours ne faiblit pas.
"Je mourrai indigné !" (Victor Hugo)



Saint Jean-Baptiste 25/07/2023 @ 10:55:11
Tu as raison d’écrire tes mémoires. Nous devrions tous le faire. Il n’y a rien qui intéresse autant les jeunes que de savoir comment vivaient les anciens. Et avec le temps qui passe ces écrits prendront toujours plus d’intérêt. En plus, tu fais ça très bien. Il ne faut pas rechercher la facilité, les jeunes générations verront comment on écrivait « avant ».
Et puis Rad, ça nous intéresse aussi...

Tistou 01/08/2023 @ 15:59:20
Tes explications subséquentes éclairent (un peu) le pourquoi de ton texte mais bien des zones d'ombre subsistent.

D'abord, on n'a pas vraiment la réponse à la question de l'en tête : "Pourquoi j'ai choisi "Radetsky" pour pseudo ..." ?

Ensuite :
Le caractère si délicieusement anachronique et crépusculaire de ces lieux, évanouis avant que j’aie véritablement pu en extraire sur le champ toute la signification et la saveur, me resterait paradoxalement avec le recul, comme le signal d’un éveil a contrario, lié à cette solution de continuité qui m’avait conduit là dans les circonstances qu’on sait.
Justement, non, on ne le sait pas. On comprend bien que tu as des racines du côté du sud Tyrol, autrichien ou italien, mais les circonstances ... non, je ne vois pas.
Texte toujours terriblement imprégné d'Histoire. Ca me trouble moi qui suis infiniment plus attiré par la géographie que l'Histoire. Et ça me met en porte-à-faux pour pleinement apprécier tes dires.

Radetsky 01/08/2023 @ 17:28:10
Tes explications subséquentes éclairent (un peu) le pourquoi de ton texte mais bien des zones d'ombre subsistent.

D'abord, on n'a pas vraiment la réponse à la question de l'en tête : "Pourquoi j'ai choisi "Radetsky" pour pseudo ..." ?

Ensuite :
Le caractère si délicieusement anachronique et crépusculaire de ces lieux, évanouis avant que j’aie véritablement pu en extraire sur le champ toute la signification et la saveur, me resterait paradoxalement avec le recul, comme le signal d’un éveil a contrario, lié à cette solution de continuité qui m’avait conduit là dans les circonstances qu’on sait.
Justement, non, on ne le sait pas. On comprend bien que tu as des racines du côté du sud Tyrol, autrichien ou italien, mais les circonstances ... non, je ne vois pas.
Texte toujours terriblement imprégné d'Histoire. Ca me trouble moi qui suis infiniment plus attiré par la géographie que l'Histoire. Et ça me met en porte-à-faux pour pleinement apprécier tes dires.
. Les « circonstances » tiennent en un seul fait : la mort de mon père à 52 ans en octobre 1953. Ma pauvre mère a voulu chercher un petit peu de réconfort en retrouvant sa famille habitant ces contrées des Dolomites de Brenta depuis la nuit des temps… c’est ainsi que je découvrirai et des langues nouvelles (dialecte et italien) et une classe d’appartenance nouvelle. À la classe ouvrière des typographes de mon père se grefferait celle des paysans pauvres de ma mère. Donc le choix de mon pseudonyme Radetsky a été une forme d’hommage à cet univers de la vieille Autriche-Hongrie auquel je me retrouvais lié par le sort.

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