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Radetsky 22/07/2023 @ 18:53:34
Septembre 1954, Milan Stazione Centrale

J’avais onze ans, et j’effectuai là mon premier voyage en solitaire ! Il y en aurait bien d’autres, de plus en plus fréquemment, dans des trains bien sûr, et autant que faire se pourrait avec quelques frontières à franchir.

Chaque gare desservie par l'Orient Express marquait de son nom tel un repère familier le parcours, accroissant la curiosité et le désir d’en franchir un jour les étapes, à la découverte d’un nouvel univers. Ce n'était plus le train des archiducs ni des princes russes en goguette de la Belle Epoque, ni sa contrefaçon contemporaine en "train touristique" pour bourgeois dorés sur tranche... Mais le train qu'empruntaient immigrés ouvriers ou paysans dans un sens comme dans l'autre vers les terres natales d'Europe orientale ; pas de mallette remplies d'or ou de bijoux mais de pauvres valises cerclées d'un bout de ficelle.
Ces promesses d’ouverture à des mondes inconnus avaient pour noms Stresa et le lac Majeur, Domodossola et Brig bornant le tunnel du Simplon, Kandersteg, Visp, Aigle, Lausanne, Mouchard, Andelot, etc. Bien plus tard, la liste s’allongerait à n’en plus finir, de ces sortes de mains tendues, d’invitations à m’ouvrir, et à l’étrangeté et à la familiarité d’une Europe érigée en Terre Promise, échappatoire idéal aux contraintes de l’existence.
Reconnaissons qu’aborder en gare de Lyon, à Paris, un convoi dont chaque voiture arbore sur une plaque métallique la destination, ainsi Venezia, Trieste, Zagreb, Beograd, Sofia, Bucuresti, Athènes, Istanbul, prédestine à de tout autres sentiments que l’indifférence ou l’ennui ; et cela vous avait une autre “gueule”, un autre parfum et d’autres promesses, quand bien même ne seraient-elles jamais tenues, que les files d’attente résignées devant les tristes saucissons métalliques grisâtres où l’on s’entasse en sachant à peine où l’on va et si on arrivera jamais, que ceux-ci roulent à 400 à l’heure ou volent à 12.000 mètres.

Il serait fastidieux et d’ailleurs impossible de replacer chaque parcours dans une chronologie précise tout en évoquant minutieusement les scènes conservées par ma mémoire. Pour la plupart de ces voyages, un même flou conviendrait en vue d’en peindre la toile de fond. Il ne s’est en tout cas jamais écoulé une année sans que celle-ci me vît monter dans un train en direction de l’Est. Maman m’accompagna quelques fois, mais son enveloppante sollicitude et ses craintes perpétuelles fixeront définitivement mes préférences pour l’errance autonome.

Certains se sont distingués néanmoins par la soudaineté et l’originalité de situations, de protagonistes, ou de paysages qui les font encore aujourd’hui briller ainsi que des étoiles de première grandeur dans le ciel de mes souvenirs. Cette comparaison n’est pas aussi arbitraire qu’on pourrait le supposer à première vue.

Jusque vers le début des années quatre-vingt, un voyage au long cours au travers de notre continent s’effectuait essentiellement en chemin de fer et préférablement, sinon nécessairement en train de nuit. Qu’on y occupât une banquette, une couchette (le luxe, déjà !), ou un lit (rêve de Mille et une nuits), c’était un moyen sûr de gagner du temps, tout en se déchargeant sur les compagnies ferroviaires du souci d’une nuit d’hôtel ainsi épargnée. Ce n’était certes pas l’avis de tout le monde mais un choix délibéré et obligé la plupart du temps chez les gens modestes.
Si le périple se prolongeait, il fallait évidemment compter avec l’inexorable alternance de la clarté et de l’obscurité, sachant que si le jour colorait le monde en y éveillant l’activité de la ruche accompagnée de ses inévitables débordements et engorgements, la nuit quant à elle laissait s’épanouir un univers où l’inattendu, l’estompé, l’insolite, le magique, l’incertain, le contraste, ouvraient au désir et à l’imaginaire des portes jusque là closes ou insoupçonnables, outre le sentiment d’une “liberté grande” (merci Julien Gracq) bien plus à même de briser les entraves ou la fatalité d’une existence vouée à n’être sans celà, par l’entremise du sommeil, qu’une contrefaçon de la mort à peine démentie par l’automatisme des rêves.

Alors que l’entassement en était fréquemment le prix, celui-ci en venait bien souvent à se dissoudre au fur et à mesure que le convoi égrenait la litanie de ses haltes successives. Alors que mes éventuels accompagnateurs présentaient comme une nécessité le fait de me cantonner près de la fenêtre, je vivais cette situation comme une entrave, tant il fallait, pour sortir du compartiment, franchir les obstacles des jambes étalées, des bagages disposés à la diable, des regards las ou courroucés de voyageurs d’abord soucieux de leur tranquillité.
Bien vite, je m’arrangerai pour occuper un des angles situés près de la porte afin de pouvoir m’extraire prestement de la torpeur, des ronflements, de toutes les pesanteurs de la promiscuité.
J’ai vécu l’heureuse époque où les trains ignoraient l’air conditionné, donc les fenêtres verrouillées, l’absence d’espace propre à la divagation, et l’alignement concentrationnaire de sièges exigus n’offrant pour toute perspective qu’une succession de nuques qu’aucun regard ne saurait jamais animer, chez qui aucune parole de connivence curieuse ne risquerait d’entretenir une quelconque sociabilité.

Combien d’heures nocturnes n’ai-je pas consacrées, accoudé à la fenêtre grande ouverte, dans des couloirs désertés souvent, à me saoûler du bercement rythmé par la jointure des rails, des lumières fugitives dont les villes, les villages, ou quelque lueur isolée dans une campagne mystérieuse, déployaient le cortège sans cesse renouvelé. Chaque vision nocturne avait ce côté éphémère et comme irréel des rêves ou des pensées divaguant au gré des heures oisives ou des insomnies.
Un carrefour dont l’illumination violente trouait soudain la nuit avec ses sémaphores tricolores, ses signaux, subitement dévoilés puis ravis à la vue, le coup d’oeil furtif dans une cuisine où une famille soupait sous la lampe, dans un salon où un petit enfant courait vers quelqu’un, ou encore l’unique ampoule d’un reverbère peignant d’une tristesse jaunâtre une ruelle qui longeait les voies et où un être solitaire au visage noyé d’ombre déambulait dans une quasi immobilité..., vers quel destin, quel douloureux face-à-face avec cette nuit, à moins qu’il n’eût savouré post festum les instants délicieux passés avec l’amante....Et encore ce lointain point lumineux insignifiant qui par l’effet de perspective en parvenait à abolir sa fixité essentielle comme pour accomplir un bout du voyage avec notre convoi, parcourant apparemment à intervalles irréguliers l’espace que les silhouettes noires des arbres ou des bâtiments interrompaient au gré de notre vitesse, de quelle vie ou de quelle solitude, de quelles joies ou de quelles tragédies, de quel désert était-il le gardien ?

Paradoxalement, ces jeux fugaces de la lumière et de l’obscurité ajoutaient au voyage l’invitation à en inverser les termes, à remplacer la fuite par une immédiate suspension de l’espace et du temps, pour voir et vivre dans la lente progression de la connaissance et de la vie ce qui gisait là que la vitesse niait. L’émerveillement que cette dernière, l’apparente servante et auxiliatrice de la distance, déroulée dans les images qu’elle multipliait ainsi que dans le rapprochement puis l’éloignement culminant dans l’instant d’une plénitude accordée au détail d’une scène, point central éphémère apparu entre deux effacements mutuels, faisait instantanément naître la nostalgie de l’inaccompli, la sourde indignation qui accompagnerait inéluctablement la fuite, la dérobade du vieil ennemi aussi bien que complice : le temps. Et nulle part mieux que lors et après les voyages, la dialectique de l’espace et du temps, ne manifeste son implacable succession de choix et de priorités à accomplir, pour faire apparaître en définitive le triomphe absolu de ce dernier. L’abolition de l’espace comme parfum, décoration, ébriété-oubli ou négation poursuivie de l’essence de l’être, des choses, des faits, des rapports sociaux ou affectifs, n’est qu’une drogue et un mensonge subi ou recherché.
Eloge de la lenteur (Milan Kundera)…, culte de la patiente distillation des instants et des expériences. Les chemins de fer à ce stade de leur développement n’avaient pas encore tout à fait sacrifié aux mille et une manières que la superficialité pressée impose désormais aus déplacements, encore faussement revêtus de l’aura du voyage.
S’arrêter et aborder ces formes, ces visages entrevus, se couler dans ces présences, qu’elles fussent humaines ou inanimées, s'y reconnaître et en être reconnu...Tout fouiller du regard, du toucher, du désir de tous les sens, de tous les désirs épanouis dans l’infinie dilatation du temps que ces derniers renferment dans leur naissance, leur développement, leur accomplissement. Enfin aboutir à la révélation de la qualité intimement partagée, échangée, des êtres et des choses.
Percevais-je là sans pouvoir la nommer la contradiction, la distance fatale qui existe entre la recherche du spectacle des choses et la culture de l’être de celles-ci, tout comme la réalité de l’écran, mis intentionnellement devant l’essence et la vérité des origines, des prémisses des rapports entre sujets et objets, entre les êtres et leurs semblables, par l’organisation sociale dans son ensemble...?

Lors de ces multiples équivalents de passages, m’apparaisssait cette “Europe, capitale du XX ème siècle” .Telle pourrais-je la définir allégoriquement, en une référence qui se serait très modestement inspirée en ligne directe du “Livre des Passages, ou Paris, capitale du XIX ème siècle”, oeuvre maîtresse que Walter Benjamin n’acheva jamais.

La rapidité du train faisait accourir sur mon visage les parfums de la nuit. Tantôt l’acidité qu’abandonnait dans l’air quelque feu mal éteint, tantôt la fraîcheur vaporeuse et sûre un peu d’un fleuve, d’un canal, ou d’un torrent, tantôt les multiples arômes souvent indéfinissables cueillis au travers des forêts ou des champs, ou encore l’obsédante âcreté de la créosote imbibant les traverses, accroîssaient la magie du voyage et achevaient de compléter un tableau mouvant, jamais identique dans la succession de ses motifs, quoi qu’aient pu laisser supposer d’apparentes répétitions dans son déroulement.
Je découvrais l’ivresse de l’errance, qu’un but précis l’ait suscitée ou qu’elle dût un piment supplémentaire au hasard, ornement captivant, essentiel, ontologique.
Et cette ivresse, tout comme l’autre ainsi que je l’ai suggéré auparavant, valait autant comme oubli du réel que comme moyen de m’y ouvrir. Un autre passage se révélait peu à peu, entre les contraintes de la nécessité et les possibilités d’entreprendre la construction d’une liberté.

Eric Eliès
avatar 22/07/2023 @ 20:46:47
C'est un très beau texte, Rad, qui ressuscite quelques souvenirs personnels quand, presque tous les étés, ma mère, mes soeurs et moi prenions le train pour traverser la France de Brest (où nous vivions) vers Marseille (où vivaient mes grands-parents maternels). Il y avait un train de nuit, le "Quimper-Marseille", sans correspondance parisienne. Les trains des années 80 n'étaient sans doute déjà plus ceux des années 50 mais, contrairement aux TGV actuels filant à 300 km/h, les voyages étaient assez longs pour ressentir l'étirement du temps et la sensation de traverser des paysages que nous frôlions du regard...

Spirit
avatar 23/07/2023 @ 11:13:09
J'ai ,moi aussi, pas mal pratiqué le train mais sur de plus courte distance et je me souvient qu'effectivement , de nuit, je cherchais les fenêtres allumées ou je pourrais voir la vie des autres et pour un court instant m'y fondre. C'est un très beau texte que tu nous donne à lire Rad, plein de mélancolie ou le passé sert de renfort à notre présent bien bancale. J'aime énormément toutes ces lignes qui pareilles aux rails de notre enfance nous même vers un ailleurs prés de le fenêtre de nos souvenirs. J'ai un petit pincement au coeur en pensant à tout ça. Merci Rad.

Marvic

avatar 23/07/2023 @ 11:25:44
Un univers que je ne connais pas mais dans lequel ton texte m'a emmenée, au rythme de ce temps qui passe, de tes souvenirs visuels ou olfactifs...
J'ai été très touchée par certains passages et admiré de nombreuse phrases ; et je crois que je n'oublierai pas ces mots :"la fatalité d’une existence vouée à n’être sans cela, par l’entremise du sommeil, qu’une contrefaçon de la mort à peine démentie par l’automatisme des rêves."
Superbe

Tistou 31/07/2023 @ 17:34:38
Trains de nuit, trains ... Nous avons probablement tous des souvenirs accrochés à des trains, des trains de joie ou d'ennui mais des trains synonymes de mouvement, d'avancée ...
Dis voir, 11 ans ce n'est pas un peu jeune pour voyager seul sur l'Orient Express et franchir des frontières ?
La dernière partie du texte, plus "intellectualisante", m'a vu moins accroché mais le niveau de réflexion est impressionnant.
Si j'avais eu à écrire sur les trains, les voyages en train, ç'aurait été plus sommaire, plus tripal, et ça aurait concerné l'Inde, pays du train par excellence mais du train pour lequel il faut (fallait dans les années 70 - 80) se battre pour un minimum d'espace vital et pour des heures et des heurs de trajet.
J'ai appris un mot ; "auxiliatrice". Eh oui, connaissais pas !
Ne considère surtout pas, même s'il n'y a pas de suite des commentaires ou réactions que mettre un texte est vain. Je sais bien que c'est ce qui nous arrive tous en ces temps de commentaires maigres à inexistants (il fût des temps bénis il y a pas mal d'années où nous nous rencontrions nombreux sur Vos Ecrits) mais ...

Radetsky 01/08/2023 @ 08:30:13
Merci Tistou pour ton commentaire ! Oui 11 ans c’est bien jeune, mais en 1954 une mère pouvait espérer que le regard attentif et secourable des autres passagers d’un compartiment serait un garant suffisant pour la sécurité d’un gamin… à l’époque ni le sadique ni le pédophile n’encombraient la chronique des faits divers et la première tentative leur aurait valu un lynchage immédiat. Les temps étaient moins rutilants mais plus empathiques. Et les années suivantes seront identiques ou peu s’en faut. ;)

Saint Jean-Baptiste 01/08/2023 @ 11:39:47
Tout à fait intéressant et amusant à lire, Rad. J’aime beaucoup l’évocation de liberté qu’on éprouve dans un train de nuit – comme dans un avion du reste et sans doute aussi dans une traversée en bateau. Tu l’évoques magnifiquement. Évidemment, maintenant, on est rattaché au reste du monde par les téléphones et autres engin de communication, ce n’est plus comme avant où on était isolé de tout pendant la durée du trajet.

Mais tous les trains ne sont pas joyeux : je me souviendrai toujours de ce train que nous prenions mon grand frère et moi, à six heures du matin pour rejoindre notre pensionnat pendant la guerre. Il fallait changer deux fois de train et ça finissait par un petit tchouc-tchouc à vapeur avec des wagons dont tous les carreaux étaient cassés…
J’entrais au collège pour un trimestre en pleurant et mon frère me disait : tu diras au professeur que tu as reçu une poussière dans l’œil.

Des années plus tard, quand je quittais le bureau après 18 heures, je voyais le train de nuit pour Côme, Milan, Rome, Naples… et je m’étais toujours promis qu’un jour je monterai dedans, pour connaître la liberté, et j’aurais dit à ma belle-mère que c’était par erreur.

Martin1

avatar 10/09/2023 @ 16:48:17
"Si le périple se prolongeait, il fallait évidemment compter avec l’inexorable alternance de la clarté et de l’obscurité, sachant que si le jour colorait le monde en y éveillant l’activité de la ruche accompagnée de ses inévitables débordements et engorgements, la nuit quant à elle laissait s’épanouir un univers où l’inattendu, l’estompé, l’insolite, le magique, l’incertain, le contraste, ouvraient au désir et à l’imaginaire des portes jusque là closes ou insoupçonnables, outre le sentiment d’une “liberté grande” (merci Julien Gracq) bien plus à même de briser les entraves ou la fatalité d’une existence vouée à n’être sans celà, par l’entremise du sommeil, qu’une contrefaçon de la mort à peine démentie par l’automatisme des rêves."
Magnifique passage... Ta narratin sautille dans le monde de la poésie sans s'y attarder.
quelle est cette référence à Julien Gracq ? ça m'intéresse, je ne connais rien de lui à part son nom.

Le passage sur les "jambes étalées" est tellement drôle et l'identification est maximale ! La succession de nuques, la continuelle comparaison du présent et du passé qui fait de toi le plus réactionnaire des progressistes.
J'aime bien la nostalgie, à condition qu'elle soit maîtrisée, observatrice, sarcastique, et lorsqu'on y adjoint le goût des belles choses et de la sublimité. C'est le cas de celle à laquelle tu t'abandonnes souvent.

Et lorsque tu parles des mille petites scènes que l'on "vole" à travers les fenêtres devant lesquelles le train passe... On imagine fort bien ces silhouettes anodines sculptées par la lumière électrique, ombres qui filent par centaines... "Se couler dans ces présences" comme tu dis, exactement comme tu le dis.

Ce texte est superbe, vraiment. A mettre au même niveau que "Voyage au bout d'une nuit", où tu exploitais le thème de la confidence

Radetsky 10/09/2023 @ 17:17:03
"Liberté grande" texte de Julien Gracq.

Martin1

avatar 10/09/2023 @ 17:45:17
"Liberté grande" texte de Julien Gracq.

Je vais me contenter de cette réponse ! Te fatigue pas

Radetsky 10/09/2023 @ 18:06:45
.......
Te fatigue pas

Non, en ce moment j'essaie de ne pas augmenter la dose.

Spirit
avatar 11/09/2023 @ 17:15:15
" La succession de nuques, la continuelle comparaison du présent et du passé qui fait de toi le plus réactionnaire des progressistes


Te connaissant peu Martin je n'oserai te qualifier de l'inverse, mais j'ai un petit sentiment ,là qui me dit : non ! surtout pas !

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