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Forums  :  Vos écrits  :  Symphonie pastorale

Radetsky 22/07/2023 @ 17:30:41
Souvenirs des années 70, Welsche Südtirol

C’était le début d’une belle matinée de juillet.

L’espace compris entre les bâtiments des garages du Golf Hôtel, établis sur l’adret et la forêt couvrant l’ubac dès qu’on avait franchi l’embryon de ruisseau par où se vidait le petit lac du terrain de golf, n’était encore qu’un vaste pré en pente douce, avec de rares épicéas. En contrebas et bordant d’assez près le petit cours d’eau, une mauvaise route constellée de cailloux reliait la vallée aux alpages de Boc, des Montagnoï, pour se perdre peu avant de toucher enfin aux étendues de lapiaz arides qui régnaient autour du col de Grostè.

Le soleil, à peine élevé au-dessus des grances murailles de la Pietra Grande qui bordaient le levant, projetait ses rayons obliques sur la floraison touffue et glorieuse des prairies encore couvertes de rosée, tout comme il s’insinuait au travers de la brume légère d’où émergeaient les silhouettes innombrables de la grande forêt dont les sapins couvraient les pentes du Mont Spinale qui y montrait donc son versant septentrional.

Les reflets vaporeux et changeants de la lumière se prirent, d’abord insensiblement et peu à peu, à vibrer d’une rumeur vague et lointaine dont les échos se faisaient de plus en plus amples, au fur et à mesure qu’un grand troupeau de vaches en provenance de l’aval abordait le vallon.

Chaque animal, grand ou petit, portait un large collier de cuir auquel pendait tantôt cette sorte de conque inversée rappelant vaguement le galbe d’une tulipe faite d’acier bruni et soudé, tantôt une clarine plus classique en bronze. Chacune de ces formes était en outre assortie de tailles différentes, ce qui produisait bien sûr autant de notes distinctes en timbre comme en intensité, sourdes ou cristallines, claires ou comme étouffées.

Le lent balancement de leur marche et les mouvement alternés de leur cou lorsqu’elles broutaient, faisaient retentir une immense symphonie où, tout à la fois fondues et distinctes, les pulsations métalliques éveillaient autant de vibrations répétées et renvoyées à l’infini que la forêt comptait d’arbres, d’intervalles ou de regroupements entre eux. Malgré leur apparent désordre et l’absence de projet intelligent ayant provoqué leur naissance, l’inattendue et surprenante multiplicité des harmoniques ainsi produites en vastes rafales sonores, y prenait une ampleur et de brillantes nuances dont seules les voûtes d’une cathédrale eussent pu fournir un équivalent. Les sons pleuvaient, se mélangeaient comme les gouttes ou les lames d’eau d’une chute, jouant avec les rayons lumineux et accentuant ainsi l’impression d’onde ou de cascade associant entre elles ces formes vibrantes différentes et complémentaires.

Par les trouées ménagées entre les sapins, défilaient par intermittence les silhouettes familières des ruminants, que les vapeurs noyées de soleil faisaient apparaître à contre jour telles les ombres chinoises d’une immense armée déversant son flot régulier, obstiné, que nul obstacle n’arrêterait, tournée vers un but unique chez qui se combinaient les intentions des hommes et l’instinct primordial des bêtes.

C’était comme si, au silence baigné d’or qui avait accompagné l’aurore, l’irruption inopinée et prolongée de l’immense troupeau était venue ajouter aux pulsations infiniment colorées du soleil, des fleurs, des arbres, comme pour en exalter et célébrer la merveilleuse naissance, les siennes propres.

Matin brillant et pacifique, presque jusqu’à la caricature ou au chromo, et pourtant tout à fait propre à éveiller le pinceau d’un Corot, d’un Segantini, ou d’un Courbet.

Le son et la lumière, associés et modulés dans ce ballet paisible et bucolique, ôtaient aux animaux familiers ce que la nature leur avait réservé de fruste et d’inélégant. Pendant un très long moment je suis resté interdit devant cette scène ô combien dépourvue cependant de significations héroïques ou compliquées.

Je découvrais, joué là avec quelle humble grandeur, un hymne inégalable à la nature humanisée, comme un je ne sais quoi de souriant, naïf et innocent dans cette scène qui, à chaque fois qu’elle viendrait à se reproduire dans le futur m’apporterait, au delà de la nostalgie pour ma jeunesse et pour les miens disparus, quelques instants de paix, de réconfort, de disponibilité, d’espoir dans une possible réconciliation entre la vie et les êtres, tous les êtres, pour humbles et misérables qu’ils soient, bêtes ou hommes.

L’immense houle déferlante des vaches qu’accompagnait la scansion multipliée des cloches, protestait à sa façon de son caractère innocent, aussi par le désordre ou l’espèce de chaos en apparence arbitraire qu’elle engendrait et qui l’engendrait. Elle faisait par contraste apparaître d’autant plus grotesques les hordes humaines bottées, casquées, enrubannées, emplumées et tonitruantes des défilés militaires ou folkloriques, défilant en ordre et au pas cadencé : expression de la violence qui sous-tend et autorise ces pratiques, preuve de l’abdication de toute conscience et de libre arbitre….Le troupeau n’est pas celui qu’on croit….. !

Spirit
avatar 22/07/2023 @ 18:12:09
Superbes scènes bucoliques ou l'on est prés d'entendre toutes ses cloches donner du son pour une symphonie pastorale, allongé dans l'herbe une brindille coincé dans le coin des lèvres, les yeux fermés, l' âme en paix. Et puis les hommes qui trop souvent viennent casser ces instants de bonheurs, parce qu'ils ne savent pas et ne sauront probablement jamais ou est le pur et l'impur.
Magnifique texte, tellement fort dans ses images qui restes inscrites au fond du coeur. Merci Radetsky.

Tistou 01/08/2023 @ 15:43:50
Le troupeau n’est pas celui qu’on croit….. ! Fort bien dit !
La seule chose qui m'a gênée c'est l'abondance de termes techniques, ou savants, peu usités et qui compliquent un peu la lecture (adret, ubac, lapiaz, ...). Un non-familier du monde montagnard doit bien se demander de quoi il s'agit ?
Après, on se laisse emporter par la lente valse du troupeau et de sa musique. Tout y est traité avec beaucoup de réalisme, que ce soit les bêtes, le paysage ou la musique des sonnailles.
Et c'est vrai que ça a une particulière beauté le sud Tyrol ...

Radetsky 01/08/2023 @ 19:46:17
Adret = versant exposé au soleil, ubac = versant à l’ombre. Ceci s’entend comme position permanente d’un versant et non selon la rotation diurne du soleil. Lapiaz = sillons de dissolution creusés par les eaux de ruissellement sur les roches calcaires. ;)

Saint Jean-Baptiste 02/08/2023 @ 11:45:36
Magnifique écriture comme toujours. Ce qui est amusant c’est de voir comment c’est une évocation de souvenirs et pas une description « en direct ».
Mais j’ai l’impression que la comparaison avec les défilés militaires ou folkloriques ne vient rien faire. Il est vrai que sinon, ce ne serait plus du Radetsky…

Martin1

avatar 10/09/2023 @ 16:00:04
"Le lapiaz est une formation rocheuse karstique de surface dans les roches carbonatées (roches calcaires et dolomitiques), créée par la dissolution des carbonates sous l'action des eaux de ruissellement chargées en dioxyde de carbone CO2 (eaux de pluie ou de la fonte des neiges) et sous l'effet de la cryoclastie."
Mais rien ne vaut une photo pour comprendre les élégantes volutes de pierre dont on parle ! Je ne connaissais pas ce mot... mais l'ubac et l'adret m'étaient connus.
J'aime le vocabulaire de la géomorphologie même si j'ai encore des lacunes en la matière.

"Le soleil, à peine élevé au-dessus des grances murailles de la Pietra Grande qui bordaient le levant, projetait ses rayons obliques sur la floraison touffue et glorieuse des prairies encore couvertes de rosée, tout comme il s’insinuait au travers de la brume légère d’où émergeaient les silhouettes innombrables de la grande forêt dont les sapins couvraient les pentes du Mont Spinale qui y montrait donc son versant septentrional."
Mon Dieu, six verbes sans compter les participes passés ! ça fait beaucoup de propositions subordonnées relatives, tu as plus pris du français que du tridentin!

Joli clin d'oeil à Gide, tu as pris son titre au pied de la lettre.
Je n'y avais jamais pensé, mais maintenant que tu le dis, ce qui est un affreux vacarme pour un citadin peut bien sembler être une symphonie aux oreilles du berger. Ta comparaison avec les "intervalles entre les arbres", est géniale.
Lorsque l'on "sort du troupeau", nos oreilles entendent différemment ; nos yeux voient autrement. Les montagnes du Trentin, pour qui toute l'histoire des hommes n'est peut-être qu'un évènement passager, n'émeuvent pas moins que les poèmes de pages de Sénèque.

Radetsky 10/09/2023 @ 17:20:10
J'ai surtout pensé à Beethoven, plus qu'à Gide...

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