Lobe
avatar 04/07/2023 @ 23:14:28
T’as de beaux yeux, tu sais se lance-t-elle en passant devant le miroir. Elle s’arrête un instant, et regarde attentivement ses billes bleues, pensant à la somme de ce qu’elles ont vu. Elle les détache de son reflet et balaie les environs. L’automne périgourdin pleure un peu dehors. Elle oscille entre une certaine paix, celle de la vieillesse qui grimpe à ses jambes solides, et autre chose, ce qui l’a porté toute la première partie de sa vie. En elle, quelque chose grince encore. La colère de qui se sait capable, et qu’on s’échine à rendre translucide. Pourtant, il y a dix jours, le 12 frimaire an III, la pension que lui avait accordé Louis XVI neuf ans plus tôt lui est arrivée. Une grâce, et 200 livres de pension : voilà ce que la Royauté lui avait promis. La Royauté s’est cassé la gueule, mais la République a acté la chose et envoyé un commis propre sur lui se charger de la lui livrer. Sûr qu’il s’est demandé au nom de quoi cette femme d’une cinquantaine d’années, dans sa grande propriété de Saint-Aulaye, recevait une cassette sonnante. Ça ne se voit pas sur son visage. Il n’y a rien dans ses malles qui en atteste. Elle est d’une discrétion dont elle ne se croyait pas capable. Vingt ans, presque vingt ans qu’elle est rentrée, qu’elle vit avec son officier de mari, lui que dans ses bons jours elle appelle « Mon Vieux Général ». L’une des seules personnes qui connait certaines de ses transgressions, et l’invraisemblable de son destin, résumé sommairement sur son brevet de pension : « La nommée Jeanne Barré, à la faveur d’un déguisement, a fait le voyage autour du monde sur un des bâtiments commandés par M. de Bougainville. Elle se consacra particulièrement au service de M. de Commerson, médecin botaniste, et partagea les travaux et les périls de ce savant avec le plus grand courage. Sa conduite fut très sage et M. de Bougainville en a fait une mention honorable. » Vingt ans qu’elle a rangé ses valises, mais ces mots de « très sage » lui griffent le ventre malgré tout. Il y aurait tant d’autres choses à dire, et elle espère confusément que plus tard, on le dise pour elle. Pour l’instant, elle ne peut qu’attendre. Ronger son frein jusqu’au retour de l’été. Car les nuits chaudes de nouvelle lune, elle dégage du fond de la grange d’abord une bouteille du meilleur rhum, puis son amache de filet tressé, souvenir précieux de son passage à Rio, l’attache entre deux cerisiers, et passe des heures suspendues entre passé et présent, à laisser se balancer son corps et ses songes.


Elle but une lampée d’eau. Elle n’osait pas encore tout à fait y croire, et d’ailleurs ce n’était pas complètement fini. Certes, elle savait le chemin qu’elle avait dû parcourir pour arriver ici, dans cet amphithéâtre solennel, en cette année où Mao Zedong s’était trouvé victorieux face au Kuomintang. Surtout, elle avait répondu au déluge de questions de son jury féroce. Elle avait établi brique à brique son argumentation sur la taxonomie de ses plantes favorites, les houx. Maintenant, elle inspira, et se répéta comme un mantra « tu es Hu Shiu-Ying, première femme née en Chine à mener un doctorat de botanique à Harvard, tu as collecté tes spécimens de houx si loin des routes, si profond dans les campagnes, tu as rassemblé des herbiers uniques en leur genre, et observé de toute la force de ton regard, tu sais voir les plantes, tu as l’opiniâtreté qu’il faut, ils ne peuvent pas te l'enlever, alors plonge pour libérer ce dont tu es persuadée ». Elle parcourut les faces si semblables des cinq hommes de son jury, s’attarda un instant sur le Dr Merrill qui lui avait mis le pied à l’étrier, pouvait-t-il seulement envisager l’étoffe de la carrière qu’elle allait dérouler les années à venir ? Forte de ce qu’elle sentait au profond de son ventre, elle le leur dit. Qu’ils pouvaient bien avoir l’impression qu’elle était la première, qu’elle était comme un nouveau monde, un changement radical. Mais qu’elle, était sûre que d’autres l’avaient précédée. Que les traces de femmes remarquables, attachées comme elle au végétal, trouveraient leur chemin vers la surface, hors des limbes de l’histoire. Que les récits de ces femmes pousseraient, année après année, avec l’endurance du houx, avec la persistance de ses feuilles nées dans l’ombre. Elle le leur dit d’une voix nette, avec un aplomb qui la ravit. Ils baissèrent les yeux.

Radetsky 05/07/2023 @ 13:29:10
Quel bel hommage aux femmes ! Mes compliments Lobe, ta jeunesse nous a transportés loin des affres et des cachots :)
Je note que tu préfères le rhum au vin blanc :D !

Spirit
avatar 05/07/2023 @ 15:35:42
Un texte de combativités et de tenacités comme Rad je dit "sacrée femmes ". Une belle histoire pleine de force et de douceur mélée. Bravo !

Darius
avatar 05/07/2023 @ 18:05:20
Oups mon premier texte à lire . Très difficile à comprendre . Faudra que je le relise pour m’en imprégner plus profondément . En tout cas bravo pour l’imagination débordante

Pieronnelle

avatar 05/07/2023 @ 18:49:22
C'est passionnant , je me suis laissée embarquée comme chaque fois avec le style de Lobe. C'est un flot auquel on s'accroche et ne veut plus lâcher. Quelles femmes profondes, savantes ,combatives...
"L'endurance du Houx "! On comprend bien dans quel univers tu baignes Lobe et qui te passionne. A vrai dire je n'ai même pas cherché les contraintes, j'etais avec ces deux femmes et avec toi, et c'est bien le plus important...merci pour ce beau moment !

Tistou 05/07/2023 @ 22:48:43
Hé bien voilà un texte qui se tient et dont la seconde partie fait écho, discrètement voire imperceptiblement, à la première. Une affaire de femmes. De femmes fortes et douées et non reconnues comme tel pour cause de sexisme. Et qui devrait plaire en outre à Martin1 et Radetsky qui échangeaient il y a peu sur le thème de la botanique.
La façon de Lobe est là aussi, ferme et douce à la fois pour nous trimballer dans son monde.
Bon, 23h14 pour la mise en ligne, ça dénote chez toi aussi une relative difficulté à rentrer dans les délais. Qu'importe, c'est brillant !

Marvic

avatar 06/07/2023 @ 09:24:46
Quelles femmes ! Une femme "libre" à une époque périlleuse, reconnue par la Royauté et la République !
Et une chinoise docteure en botanique alliant la volonté et la passion !
Merci Lobe pour ces beaux beaux portraits de femmes libres et volontaires.

Nathafi
avatar 06/07/2023 @ 15:12:07
L’automne périgourdin pleure un peu dehors.


J'adore cette phrase, c'est très poétique !
Je suis contente de moi, j'ai tout compris cette fois, j'ai parfois tant de mal à cerner tes textes, mais là, j'ai entendu et compris !

Ces deux femmes méritaient la reconnaissance, de par leurs travaux, tu as bien eu raison de remettre les pendules à l'heure !!!

Martin1

avatar 06/07/2023 @ 18:39:05
De tous les participants tu es celle dont le style est le plus inventif. Je ne sais pas si tu l'as travaillé ou que cela t'a été donné sans effort. Tu arrives à dire des choses banales dans un langage nouveau ; sans la moindre boursouflure.

Ma passion temporaire pour la botanique est contente de retrouver un peu de verdure grimpante dans tes deux portraits de femmes dignes et intelligentes.

Je me demande si l'écriture est pour toi un simple passe-temps ou si cela représente davantage.

Pieronnelle

avatar 06/07/2023 @ 18:54:17
De tous les participants tu es celle dont le style est le plus inventif. Je ne sais pas si tu l'as travaillé ou que cela t'a été donné sans effort. Tu arrives à dire des choses banales dans un langage nouveau ; sans la moindre boursouflure.

Ma passion temporaire pour la botanique est contente de retrouver un peu de verdure grimpante dans tes deux portraits de femmes dignes et intelligentes.

Je me demande si l'écriture est pour toi un simple passe-temps ou si cela représente davantage.

C'est le style de Lobe qui nous a tous bluffé quand elle est arrivée dans les écrits !

Lobe
avatar 09/07/2023 @ 09:49:11
Martin, l'écriture est un passe-temps... auquel je ne dévoue pas assez de temps, d'où ma joie quand un écrit s'annonce. Si j'écris aussi pour mon travail, on ne peut pas dire que l'écriture scientifique laisse les mêmes latitudes ! Si un jour j'ai quelque chose à dire, qui sait, j'essaierai peut-etre de le mettre en mots sur un format plus long. Mais le temps et l'effort que ça exige font pour l'instant défaut.

Lobe
avatar 09/07/2023 @ 09:49:41
Un écrit s'annonce = un exercice sur CL

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