Martin1

avatar 04/07/2023 @ 23:03:54
“T’as de beaux yeux, tu sais” siffla le balafré.
La captive affecta n’avoir rien entendu et se recroquevilla dans l’espace entre la petite table et le mur. Quatre murs en pierre la séparaient du monde qui l’avait vue grandir. Elle resta ainsi, prostrée, l’oeil vide, en tailleur.
Certaines parties de sa conscience semblaient se dissoudre dans un flot de pensées étranges.
“Eh, toi, sale catin, tu entends ? Je vais te déculotter avant la nuit!”
L’étrangeté de ses pensées étaient telles, que des choses qui jadis lui eussent paru objet de terreur (telles les menaces qu’on lui prodiguait), prenaient désormais la même importance que les décors d’un théâtre ou la pagination d’un livre. Aucune vocifération ne semblait atteindre son humeur. Son visage même portait les traces du devoir accompli.
‘Espèce de…” commença le balafré.
Un concert métallique l’interrompit. Hagards, les détenus se traînaient jusqu’aux ouvertures et martelaient les barreaux en proférant des mots inaudibles. Il faut dire que, pour la plupart des détenus, l’emprisonnement d’une jeune fille était avant tout un évènement, dans une existence passablement vide. Toute la journée ils végètaient sur un tapis de paille où on leur posait un bol de vermicelles ou un bout de lard qu’ils déchiraient avec leurs dents. Toute arrivée de prisonnier, et a fortiori d’une jeune fille, leur donnait le vague sentiment de n'être pas dans une étable.
Qu’avait-elle fait ? Avait-elle vendu du pain à un prix excédant le maximum ? Avait-elle refusé de saluer la statue de la République ? Ou peut-être avait-elle reçu la communion d’un prêtre non jureur ? Dans ce dernier cas, il valait peut-être mieux ne pas trop sympathiser avec elle, car le régime faisait la guerre impitoyable aux traditions.
Le balafré inspira, mais il garda ses insultes dans sa bouche, car un homme barbu venait d’entrer dans le couloir et lui dit : “Laissez-la tranquille. Nous ne sommes pas dans une maison de débauche, mais dans une prison révolutionnaire. Nous oeuvrons pour la Liberté et l’Egalité des citoyens, ne mésusez pas de la confiance que le Comité accorde à ses gardiens.”
Il se tourna vers la prisonnière . La jeune fille ne prêta pas plus attention à son sauveur qu’elle n’en donnait à son persécuteur. L’autre reprit : “Cette jeune fille a été jugée par le tribunal révolutionnaire de Nantes. Elle sera guillotinée demain.”
“Pourquoi pas ce soir?” meugla le balafré.
“Il est trop tard, les spectateurs sont rentrés chez eux. Le commissaire du peuple a décidé, c’est tout.”
La jeune fille sourit. Elle remit ses mèches par-dessus son oreille et posa sa tête épuisée sur les aspérités du mur. Larme à larme, elle revoyait fugacement les secondes les plus douces de sa vie. La douceur des feuilles de menthe près du lavoir. Le tapis de roses qu’elle avait jeté sous les pieds d’enfants, les murmures et les chants de mouette que lui apportait le vent d’ouest. Les festons que sa mère avait ajusté sur sa robe, le jour du mariage de son frère, et l’étonnement heureux de ce petit postier qu’elle avait tant aimé dans le secret de sa chambre. “Demain”, pensait-elle. “Demain, tout sera fini et je serai libre”




-“Là où j’ai commencé à voir trouble, c'est quand...”, dit le général, en tirant légèrement le tuyau de sa pipe du bout de ses lèvres, --“ça ne vous dérange pas que je fume, docteur ?”
-“Non, non, ce sont les avantages de la thérapie plein air” dit le psychiatre. Mais je vous en prie, continuez”.
-“Une vieille habitude… Quand on est sur le front, le tabac, il n’y a que ça qui vous intéresse… avec les femmes, bien sûr, mais le tabac, il est directement fourni par l’intendance alors…”
Il bougea un peu ; le hamac balança un peu et une partie du tabac tomba sur l'uniforme et noircit quelques insignes.
-“Revenons à ce que vous disiez…” mâchonna le psychiatre, le crayon entre les dents. “Racontez-moi tout.”

-“Les Allemands m’avaient eu, moi et un de mes aides de camp, qui d’appelait Radout. Un gars sympa, d’ailleurs, quoiqu’un peu mufle… mais pas susceptible. Bref, il était entré dans la résistance en même temps que moi, quoique pour des raisons opposées, mais passons. Toujours est-il qu’il a été hameçonné à cause de l’assassinat d’un sergent allemand.”
-“Oui, le sergent Kauffenbach, vous l’aviez mentionné la dernière fois. J’ai fait quelques recherches.”
-“C’est ça… il faisait régner la terreur à Nantes. Exécutions, tortures, délations forcées… Enfin, bref. Je l’ai tué.”
-“Vous l’avez tué ?”
-“Oui, on était dans un cabaret, avec Radout, lui, et un gars de la Milice. C’était un Allemand, je n’aime pas les Allemands, il a fait une blague en allemand sur moi, je lui ai dit que je n’avais pas compris, il l’a répétée mais toujours en allemand, ça m’a agacé. J’ai profité d’un moment où l’on ne me regardait plus, et je lui ai tiré dessus avec mon pistolet de service.”
Il y eut un blanc. Le psychiatre n’était pas sûr de bien comprendre quel genre d’homme était le général, et quel était son degré d’impulsivité et d’inconséquence. Il l’invita à poursuivre le récit.
-“Par une espèce de miracle, tout le monde s’est jeté sur Radout. Tout le monde a pensé que le coup venait de lui. J’ignore pourquoi et lui aussi, sûrement. Mon arme était encore chaude, c’est vrai ! Elle me brûlait quand je la touchais. Lui, Il a été emmené et devait être fusillé.”
-“Le soir même ?”
-“Non, le jour suivant, pour qu’il y ait des spectateurs, vous savez… Bref. Et là… vous allez me dire que je suis fou… pendant la nuit, j’ai eu une sorte d’hallucination. Ne me dites pas que je suis fou, ça ne m’est arrivé que ce soir-là. J’ai vu une jeune fille.”
-“Une jeune fille ? Vous la connaissiez ?”
-“Non. Enfin, si. Je veux dire, je savais qui elle était, même si je ne l’avais jamais vue. Elle portait mon patronyme, Mignac. Enfin c’est moi qui porte le sien, vous m’avez compris… C’était une jeune fille qui a vécu au temps de la Révolution. On l’a guillotinée à la place de son frère, qui lui, pour sûr, est mon ancêtre direct... Elle s’est dénoncée à sa place, car il était l’auteur d’un petit brûlot sur les Montagnards… Comme le brulôt était imprimé chez eux, et que son frère avait une femme et deux enfants, elle s’est dénoncée à sa place.”
-“Je vois… Et vous l'avez reconnue malgré vos quelques deux cents ans d'écart.”
-"Deux cents ans, c'était hier, docteur. Vous autres, les civils, vous n'avez pas la mesure du temps."
-“Mais quand même... Reconnaître une inconnue, c'est peu banal. Et que vous disait-elle?”
-“Elle me disait…
Le général eut une crise de panique. Tout devenait noir, il se mit à tousser, à trembler…
-“Elle me disait… enfin, non, elle m'ordonnait... c'est... j'ai soif.
Le général ne parvenait pas à terminer. Des bredouillements s’amoncelaient dans son histoire. Les faits nets laissaient place aux balbutiements. Lorsque les mots s’apprêtaient à s’échapper de ses lèvres, habillés de leur veston d’idée simple, il les hachait menu avec les hoquets et des sanglots, auxquels les grincements du hamac ajoutaient un soupçon de comique.
-“Elle me disait d’aller me dénoncer et d’aller mourir à sa place… Je le savais moi, qu’il avait des enfants et une femme, et que j’étais célibataire, j’y pensais, mais que voulez-vous ! Oui, je me suis terré. J’ai eu peur qu’il ne me dénonce, d’ailleurs. Par prudence, j’ai quitté Nantes pendant la nuit et ne suis revenu dans la ville qu’une semaine plus tard. Je suppose qu’il n’a rien dit, puisque je n’en ai pas eu écho. Quoiqu’il en soit, on ne m’a jamais dit où il était enterré, et croyez-moi, je n’ai pas du tout envie de savoir. Donnez-moi quelque chose.”
Le psychiatre écrivit quelques mots sur le papier, puis regarda le général pour estimer s’il montrait des signes cliniques inquiétants. Leurs regards se croisèrent. Il y lut tant de remords, que, l’un par honte, l’autre par pudeur, ils baissèrent les yeux.

Martin1

avatar 04/07/2023 @ 23:13:39
200 ans -> euh, 150 ans... aurais-je dû écrire !

Spirit
avatar 05/07/2023 @ 11:31:45
C'est super, tu as pris le temps de développer l'histoire et tout se tient parfaitemant. Tout est là et les personnages ont de la consistance. Avec les contraintes c'est super d'avoir pu écrire un texte aussi bien ficelé. Bravo

Radetsky 05/07/2023 @ 13:17:27
Martin tu as été plus prolixe que moi. Texte riche, complexe et très vivant ! Félicitations :) Juste un détail : les "commissaires du peuple" c'est une notion créée par les Bolchéviks en 1917. Il y a bien eu des commissaires de toute sorte pendant la Révolution, mais à ma connaissance pas "du peuple". Mais c'est un détail qui ne nuit pas à l'ensemble de ton récit.

Marvic

avatar 05/07/2023 @ 22:09:15
Très beaux textes sur la transmission de la honte au travers des siècles comme un secret de famille. Belle et originale idée.
La forme dialoguée accroit l'émotion de la lecture.

Martin1

avatar 06/07/2023 @ 00:48:30
Martin tu as été plus prolixe que moi. Texte riche, complexe et très vivant ! Félicitations :) Juste un détail : les "commissaires du peuple" c'est une notion créée par les Bolchéviks en 1917. Il y a bien eu des commissaires de toute sorte pendant la Révolution, mais à ma connaissance pas "du peuple". Mais c'est un détail qui ne nuit pas à l'ensemble de ton récit.

Ah, peut-être... je pense que l'expression existait tout de même, car on la retrouve dans un texte de loi de 1794 (https://fr.wikipedia.org/wiki/…), mais effectivement il n'y avait peut-être pas vraiment de poste officiel à ce nom.
Mais j'aime bien ce pointillisme historique ! Merci

Nathafi
avatar 06/07/2023 @ 08:46:28

Bel exercice que tu nous offres Martin ! Je suis toujours admirative des dialogues, c'est une forme que je ne maîtrise pas.
Texte très instructif, on sent le passionné s'exprimer, la transition est très juste entre les 2 périodes.
Bravo !

Pieronnelle

avatar 06/07/2023 @ 20:41:12
Cette jeune fille mysterieuse au terrible sort m'a beaucoup touchée,elle est lumineuse dans cet univers sordide extrêmement bien décrit, il y a l'image , le son avec ces bruits de chaînes et rires gras...brrr quelle évoquation de ces temps terribles !
La deuxième partie est à la limite du fantastique , en suposant que la psychanalyse en fasse partie. :-) c'est comme si la jeune fille prenait possession de ce vieux militaire ,de par les ans , pour rendre justice et surtout accabler de remord la conscience de cet assassin ; elle est comme une apparition religieuse du fait de son martyr...
Belle et prenante histoire , merci !

Pieronnelle

avatar 06/07/2023 @ 20:52:36
Evocation bien sûr...

Tistou 07/07/2023 @ 07:48:08
Très consistante ton histoire, Martin1, très consistante. Et elle est née apparemment assez rapidement dans ton esprit vue l'heure à laquelle tu as postée et la longueur du texte.
La réalisation est très bonne et soignée. Qu'ajouter d'autre ?
Les périodes fortes de l'Histoire manifestement t'inspirent et tu as donné naissance à une personne inspirante, une autre moins. Ta contribution à une lutte contre le machisme ?

Lobe
avatar 09/07/2023 @ 09:43:11
Elle est soufflante ton histoire Martin, parce que tu plantes si bien le décor que tout devient crédible. Même l'apparition de cette sacrifiée 150 ans plus tard dans la tête de ce lâche, qui mérite de s'étouffer avec sa pipe, plein air ou pas plein air. Des phrases bien troussées, de l'humour quand il faut, on se régale.

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