Garance62
avatar 20/04/2020 @ 13:19:37
Rien. Il n’y avait rien. Pas l’ombre d’un cheveu, pas la moindre trace de poussière, tout immaculé, tout bien rangé, tout propret, tout mignon, non, je n’irai pas jusque-là. Parce que ce rien, justement, ça ressemblait tout de même un peu à du vide. Un vide que je remarquai immédiatement après avoir poussé la porte de la demeure. Comment dire pourtant ? Un vide rempli de plein. Je ne peux pas dire différemment. Bizarrement, un vide chargé. Même si ça parait incompatible.

J’étais arrivé à Hautefeuille la veille. J’avais logé dans un hôtel qui, de l’extérieur, paraissait un peu vieillot mais rénové avec grand soin à l’intérieur et délicieusement chaleureux. J’avais dormi paisiblement. Le lendemain matin, après avoir réservé la chambre pour la nuit suivante, j’avais pris mon ordinateur et m’étais un peu pressé pour arriver à l’heure au rendez-vous. J’avais pris la route après avoir noté la position sur le GPS. Une dizaine de minutes plus tard, je me garais devant une villa superbe entourée d’un parc arboré. Elle dominait l’océan qui, ce jour-là, grondait un peu.

Madame Lartigue du Pontet m’attendait sur le seuil de la villa. C’était une dame dont l’âge un peu avancé n’aurait en rien laissé deviner l’agilité surprenante dont elle faisait preuve pour monter les marches qui nous menaient au premier étage.

« Je peux vous proposer un thé, un café ? »
Le salon dans lequel nous étions, et que j’avais tout loisir d’observer en attendant le retour de madame Lartigue du Pontet, était un endroit assez incroyable. Sur chacun des murs, des dizaines de cadres, sobres faits d’un beau matériau. Des cadres de toutes les tailles, avec des photos en couleur, mais aussi en noir et blanc. La curiosité l’emportait et je faisais le tour de la pièce avec un air un peu ébahi lorsqu’elle revint avec le plateau. Elle remarqua immédiatement mon étonnement.

« Je comprends, vous êtes surpris n’est-ce pas ? »

Oui, surpris je l’étais. De par mon métier de notaire, j’étais habitué à découvrir des univers très différents. Là, j’avais été recommandé par un confrère et ne connaissais rien à l’histoire de cette dame. Aussi, ma surprise était-elle totale.

« Nous allons nous découvrir madame. Votre demande n’est pas habituelle dans mon métier. Je vais faire de mon mieux pour vous satisfaire. Vous habitez un endroit superbe. C’est de cette demeure dont il va être question pour l’héritage ? »
Elle posa le plateau sur la table basse sans répondre à ma question.

« Je vais tout vous raconter maitre. Mais d’abord je dois vous prévenir. Cela fait des années que je vis seule ici et vous êtes la première personne à qui je vais confier cette histoire. Aussi cela pourra-t’il prendre du temps. Vos honoraires seront les miens. J’ai le loisir de ne pas avoir de soucis financiers. Si cela suffisait pour rendre les gens heureux, cela serait mon cas depuis longtemps. Mais on le sait, la vie c’est bien autre chose. La solitude que je me suis imposée suite à toute cette histoire doit se terminer désormais. Il s’est passé du temps mais peu importe. Je compte donc sur votre écoute dont on m’a dit le plus grand bien.

Vous savez, monsieur Pierre, il est toujours possible de choisir. Jusqu’à présent, je ne le savais pas vraiment. Depuis que cette fameuse valise a été ouverte c’est désormais possible pour moi. »

Un doux sourire illuminait son visage. Le vide que j’avais ressenti, bien que toujours présent se dissipait un peu quand je la regardais ainsi, souriante et tranquille.

« Je vais vous expliquer me dit-elle en se levant et en se dirigeant vers les premiers cadres »
L’invitation était douce et ferme.
« C’est ainsi que vous pourrez mieux comprendre, en vous embarquant avec moi. »

Elle se dirigea vers le mur le plus proche d’elle et pointa du doigt un des cadres.

« Voilà, celui-ci était le premier. J’avais à peine trente ans. C’était déjà possible. Mon mari, à l’époque avait racheté les usines Ferblamtier. Trois sites répartis sur toute la France. Inutile de vous expliquer notre vie d’alors. Je le voyais entre deux voyages d’affaires. Il arrivait sans vraiment prévenir, jamais plus d’une journée à l’avance en tout cas. Après des absences qui pouvaient durer quelques semaines, j’avais pris l’habitude de toujours prévoir de quoi le recevoir de façon très chaleureuse, je prévoyais toujours de pouvoir préparer des douceurs culinaires, de quoi passer des journées agréables sans avoir à sortir du domaine. Je voulais qu’il soit heureux de revenir, et je dois vous l’avouer, je voulais aussi vivre avec lui toutes ces journées, rares et précieuses donc pour une jeune femme amoureuse comme je l’étais. Jusqu’au moment où il m’a fait cette demande étrange qui allait conditionner des dizaines d’années de ma vie. A partir du moment où j’ai accepté, je ne revenais ici, à terre, que deux à trois mois par an. Le reste du temps, c’était sur la mer que je vivais. »

Je pressentais que le discours allait être long et que nous aurions besoin de plusieurs théières dans les jours à venir.

« Pour le premier voyage, j’avais donc à peine trente ans. Il avait un joli nom, le Hawaikinui, c’était un ro-ro, comme on les appelle dans la Marine marchande, un roulier si vous préférez, un de ces cargos qui transporte un peu de tout, souvent des engins, des camions. On les appelle ro-ro car on les charge et on les décharge en faisant rouler les marchandises de la rampe du bateau à la rampe du port. Mon premier était donc un ro-ro. J’en ai repris des dizaines ensuite. Mais pas seulement des ro-ro, des porte-conteneurs, des cimentiers, des vraquiers, tous ceux que vous voyez sur ces murs, je les connais tous ! J’y ai passé des dizaines d’années de ma vie. Jusqu’au décès de mon mari. Je dois vous dire que je n’ai jamais rien regretté. Tout ce temps, tous ces voyages, ces rencontres incroyables sur ces bateaux, sur toutes les mers du monde, tout ce temps m’a fait vivre plus fort que si j’étais restée à terre, libre de mes déplacements. Parce qu’il faut bien en prendre conscience monsieur Pierre, les voyages sur ces cargos, qui duraient des semaines, des mois, c’était un confinement. Celui que je partageais avec tous ces hommes d’équipage, ces autres passagers qui voyagent, loin de chez eux. Un monde où je m’étais fait ma place car il faut bien vous dire que j’étais connue comme le loup blanc, toujours accompagnée de cette mallette noire. En fait d’une des deux mallettes noires, car il y en avait deux. Celle que je transportais. Et celle que je reprenais en échange, quand j’arrivais dans un de ces ports de destination. Quelle vie incroyable j’ai eu ! Et le plus étonnant vous savez ce que c’est ? »

Elle s’arrêta de parler. Me regarda avec une forme de complicité, celle qui devait présider à notre travail commun. Me reposa la même question avec un rire sonore.

« Le plus incroyable pendant ces dizaines d’années où je voyageais avec le seul but de remettre la mallette noire à une personne inconnue, dans un port inconnu, c’est que je n’ai jamais su ce qu’elle contenait ! ».

Débézed

avatar 20/04/2020 @ 13:30:49
Démarrage par un oxymore ! Il faut que je me jette dans la suite !

Tistou 20/04/2020 @ 15:15:31
J'avais peur qu'on ait du mal à se décoller du contexte du MM7. Crainte bien puérile ! On repart dans tout autre chose, une ambiance notoirement (oui, pas notairement !) différente et qui, sans nul doute, ouvre un large champ de possibilités. Je ne suis pas sûr que ce soit si facile de prendre la suite ; rester dans la même ligne en déroulant ou effectuer un petit saut de côté ? Mais on verra bien ce que va nous en faire Magicite !
Tu dénotes encore une fois, me semble-t-il d'une grande facilité d'écriture, Garance.
Pas trop frustrée qu'éventuellement à peine commencé ce soit fini pour toi ? (Sauf si nous bouclons un autre tour)

Va donc pour Hautefeuille, les cargos (ça devrait parler à Cyclo ça !) et les mallettes noires !

Magicite
avatar 20/04/2020 @ 15:47:23
Super ce début(encore une fois).
J'aime bien cette idée de voyages tout en y plaçant le mot 'confinement'.
Et cette mallette qui une fois ouverte contient pas tous les maux de la terre mais toutes les histoires qu'on pourra y mettre.
Les noms et une certaine habitude rattachée à la marine m'a trompé sur la période, on est bien dans le contemporain.
Laissez moi quelque temps et j'essaie d'avoir quelque chose qui soit à la hauteur, la barre est haute. Merci.

Darius
avatar 20/04/2020 @ 16:22:34
Oups on.dirait du Mary Higgins Clark..je dis cela car je suis justement en train de dévorer tous ses livres pendant le confinement..

Lobe
avatar 20/04/2020 @ 16:23:22
Ca m'évoque Perec, c'est beau...

Marvic

avatar 20/04/2020 @ 16:41:53
Un texte superbe qui ouvre de nombreuses portes, personne inconnue, port inconnu, contenu inconnu...
A nous d'avoir autant d'imagination que toi !

Débézed

avatar 20/04/2020 @ 16:44:35
Une histoire en noir et blanche ?

SOS Rad, ramène l'histoire sur terre, je suis nul en tout ce qui concerne la mer et ce qui flotte dessus ou vit dedans ! Plus facile avec la blanche, on en vend librement devant chez moi !

Plus sérieusement, on attend de voir ce que les autres feront de cette valise, ce texte ouvre tellement de possibilité !

Radetsky 20/04/2020 @ 17:15:10
@ Débézed

SOS Rad, ramène l'histoire sur terre, je suis nul en tout ce qui concerne la mer et ce qui flotte dessus ou vit dedans ! Plus facile avec la blanche, on en vend librement devant chez moi !

Ben figure-toi que j'avais élaboré (au cas où j'aurais dû commencer) un petit scénario où évoluaient force phares de haute mer, marins-commandos, veuves sceptiques (mais pas aseptiques), avec l'Ankou rôdant tout autour.... C'est raté, mais Dieu sait où les suivants vont nous conduire...???

Radetsky 20/04/2020 @ 17:38:56
Aussi, cette mallette me fait penser à Tabucchi "(Un baule pieno di gente") http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/31661
Mais quel qu'ait été le "contrat" passé entre les deux époux, c'est aussi une méthode bien étrange pour envoyer sa femme se faire voir ailleurs..."J'aime pas ce type" ("Poulet au vinaigre").

Cyclo
avatar 20/04/2020 @ 17:54:06
Super, je sens que je vais m'amuser...

Garance62
avatar 23/04/2020 @ 12:35:54
Merci pour l'accueil de ce texte qui, effectivement, nous change totalement d'univers.
Cela faisait longtemps que je n'avais plus écrit ici. Et ça me fait du bien d'y retrouver ma place. CL est cet endroit assez incroyable où l'on peut revenir des années plus tard en retrouvant quasi-immédiatement une chaleur humaine. C'est un endroit pas ordinaire, vraiment !
Coucou à Saule et Ludmila :)
Merci Tistou de m'avoir contactée pour ces jeux d'écriture. Car ce sont bien des jeux !
Encore plus avec ces MM, qui permettent à chacun d'y mettre son univers, ses envies, ses modes de pensée, c'est un joli microcosme créé par toutes nos écritures.
Et, Tistou, pour répondre à ta question, non je ne suis pas du tout frustrée. Au contraire, ce premier texte est comme une bouteille jetée à la mer qui ne m'appartient plus et ça me convient.
A chacun sa mallette maintenant. Je dois d'ailleurs préciser qu'au début la mallette était blanche, allez savoir pourquoi. Pour faire plus récit d'aventures, elle est devenue noire mais un peu de blanc se voit encore :)

Nathafi
avatar 05/05/2020 @ 13:04:09

Le décor est planté, très visuel, une ambiance, une dame d'un certain rang, le notaire de province un peu coincé qui se demande où il est tombé, et le côté énigmatique du personnage qui promet bien des surprises.

Tu es douée, Garance, pour lancer des débuts d'histoires !

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