Minoritaire

avatar 18/02/2020 @ 23:51:34
- Qu'est-ce que c'est, papa ?
Papa était bien embêté par la question de son rejeton. Lui-même n'aurait su dire ce que signifiait ce qu'ils avaient devant eux, mais son orgueil de père lui interdisait l'ignorance. Pour se donner le temps de réfléchir à une réponse qui satisferait son fils autant que lui, il s'approcha du tableau
- Sans doute sommes-nous trop loin.
L'ex-caporal Charles Lafleur cherchait à comprendre les courbes, les droites, les couleurs brutes, si éloignées de ce qu'on lui avait expliqué sur l'Art à la communale. "Chefs-d'œuvre de la peinture moderne", avaient annoncé les prospectus. Ça, des chefs-d'œuvre ?!
Nul gardien à l'horizon pour l'en empêcher, le père tendit sa main libre vers la toile sous le regard mi-craintif, mi-admiratif de son fils. S'avançant encore, il en vint à toucher la peinture qu'on eût dite encore fraiche et... son index passa au travers ! Craignant d'avoir endommagé "l'œuvre", il le retira vivement. Mais nul trou ne béait à la place du doigt. Interdit, il recommença l'expérience et plongea sa main lentement jusqu'au poignet. Aucune sensation ne lui parvenait.

- Nous nous sommes fait avoir dit-il sentencieusement à son fils. Ceci n'est pas une exposition artistique, mais un cabinet de curiosités. Voyons jusqu'où ce jeu va nous emmener.
Il se sentait comme rassuré. Sur l'Art, peut-être qu'on pouvait en conter à un comptable, mais bien malin qui le ferait passer pour un nigaud avec des tours d'illusionnistes !
Et prenant son garçon dans les bras, il passa à travers l'étroite fenêtre de toile et d'huile.
- Où sommes-nous papa ?
- Lafleur regarda derrière lui, cherchant instinctivement la sortie. Mais le passage avait disparu. Partout autour d'eux s'imposaient les couleurs crues et presque unies du "paysage" annoncé sous la toile. Des verts pomme, des rouges, des blancs cassés, des jaunes d'or... comme autant de champs d'improbables céréales. Au milieu trônait un arbre immense seul dans l'immensité, et semblant tutoyer les nuages où se perdaient et se mélangeaient ses couleurs.
"Où sommes-nous" en effet, songea le père, plus trop sûr de son fait, maintenant.

Mais l'enfant, passé l'étonnement, semblait ravi, et s'enthousiasmait de ce décor, et pour le coup, c'est lui qui donnait du courage à son père. Avisant les maisons au loin, il demanda :
- Y allons-nous ?
Que faire d'autre ? se demanda l'homme qui regrettait soudain d'avoir laissé son épouse à la maison. "L'Art est une affaire d'hommes !" lui avait-il affirmé crânement, prenant son fils à témoin : "Pas vrai, René ?" René était resté silencieux et Marguerite avait répondu qu'elle serait sans doute absente à leur retour car elle devait acheter des coupons de tissus multicolores afin de confectionner une robe d'été pour la petite.
Combien lui aurait été douce pourtant, la présence de sa femme en ce moment. Perdu dans ce paysage inconnu, incompréhensible, il songeait en marchant vers les maisons, au réconfort qu'elle lui apporterait, comme ses lettres durant ses années sur le front, comme les rares moments de bonheur de ses permissions.
René gambadait vers les maisons, Charles Lafleur derrière lui, mélancolique.

La première bâtisse ressemblait à la mercerie de la rue Lepic. L'enfant s'y précipita, sans écouter les appels à la prudence de son père qui se mit à courir également. Quand il arriva à la porte, son fils avait déjà franchi le seuil et restait invisible dans la pénombre. Mais une voix chantante s'exclama :
- Mais quelle bonne surprise ! Comme c'est gentil d'être venus me retrouver. Et comment cela va-t-il, ici ?
Et l'enfant, répondant à sa mère : "Ici, ça va."

Pieronnelle

avatar 19/02/2020 @ 12:18:13
Wouah super ! René ! Quel beau clin d'oeil à Magritte ! J'adore , ça rejoint ce qui a été évoqué sur un autre fil, ce monde imaginaire dans lequel il ne faut pas hésiter à entrer, surtout dans celui de l'art. J'ai aimé ces couleurs, ces choses improbables...ces rêves qui n'en sont pas...
Bon trop tard pour ceux qui voulaitent y aller, l'expo Magritte et Dali est terminée...et pourtant cela aurait été l'occasion de faire comme Mino, passer au travers, voire au delà, des tableaux...
Merci Mino pour ce voyage dans...la cinquième dimension tiens : -)

Darius
avatar 19/02/2020 @ 12:23:20
quelle imagination... je n'aurais pu faire mieux ! Très onirique comme développement ! Je vois que pour un même sujet, les protagonistes s'en donnent à coeur joie..

Cyclo
avatar 19/02/2020 @ 13:55:38
Joli conte père/fils qui se termine en mère/fils, l'art moderne étant le prétexte du cauchemar : il fallait y penser. Mais qu'est devenu le père : est-il resté coincé dans l'oeuvre d'art ? En ce cas, ce serait la vengeance de l'artiste contre ceux qui ne croient pas et ça devient du fantastique...

Tistou 19/02/2020 @ 18:45:02
Inspiration très "minoritairienne" ! L'art, s'agissant d'un fondu des Beaux Arts ...
Un peu fantasmatique, un peu fantastique. Un bonhomme qui, comme le mien, a finalement bien besoin de sa moitié pour garder son assurance.
Un voyage au delà de la réalité au final, pour un cauchemar qui n'en est pas un. Et je n'ai pas l'impression que l'imposition des phrases de début et de fin t'aient posé problème.
"Les pieds dans la glaise" as-tu écrit par ailleurs. Penses à les essuyer avant de rentrer dans la maison !

Lobe
avatar 20/02/2020 @ 18:29:39
C'est un beau tour de passe-passe! J'aime bien les correspondances, entre les couleurs du paysage dans lequel il tombe, les couleurs de la robe, et toutes les autres que je n'ai sans doute pas vues. Ahem, c'est grave si je me représente une scène de Gladiateur, aussi?!? En tout cas c'est un récit déconcertant et tranquille, qui coule très naturellement, alors que, quand même... 1920 x réalité virtuelle = imagination de Minoritaire!

Minoritaire

avatar 21/02/2020 @ 15:14:14
Wouah super ! René ! Quel beau clin d'oeil à Magritte !
Ça alors ! Je n'imaginais pas que quelqu'un reconnaitrait ce tableau de Magritte qu'en quête d'inspiration, j'ai découvert moi-même durant l'exercice.
Franchement Piero, tu m'impressionnes !

Pour ceux que ça intéresse, une reproduction ici : https://wikiart.org/en/rene-magritte/…
Ahem, c'est grave si je me représente une scène de Gladiateur, aussi?!?
Je n'ai rien contre Gladiateur, c'est un très bon film. A priori, je ne voyais pas et puis... C'est la scène où l'on voit Russel Crowe caresser les blés ?

Pieronnelle

avatar 21/02/2020 @ 16:36:51
Wouah super ! René ! Quel beau clin d'oeil à Magritte !
Ça alors ! Je n'imaginais pas que quelqu'un reconnaitrait ce tableau de Magritte qu'en quête d'inspiration, j'ai découvert moi-même durant l'exercice.
Franchement Piero, tu m'impressionnes !

Pour ceux que ça intéresse, une reproduction ici : https://wikiart.org/en/rene-magritte/…
Ahem, c'est grave si je me représente une scène de Gladiateur, aussi?!?
Je n'ai rien contre Gladiateur, c'est un très bon film. A priori, je ne voyais pas et puis... C'est la scène où l'on voit Russel Crowe caresser les blés ?


Mino personnellement je "vis" dans Magritte car ma fille travaille au musée de Bruxelles... : -) elle a participé aux "cahiers" lors de l'exposition Magritte/Dali...Mais dès les premières descriptions dans ton texte j'ai pensé à lui et lorsque tu as écrit René j'étais trop

Pieronnelle

avatar 21/02/2020 @ 16:41:24
contente !!! (mauvaise manip)...j'ai vraiment beaucoup aimé ton idée de traverser le tableau c'est complètement dans l'esprit des surréalistes et de Cocteau...merci

SpaceCadet
avatar 22/02/2020 @ 10:41:07
Un texte à symboles comportant un contenu psychologique assez marqué. Je me garderai d'en offrir une interprétation... chacun peut y lire la sienne propre.

Fluide et bien équilibré.

'- Nous nous sommes fait avoir dit-il sentencieusement à son fils'. Je ne sais pas si c'était ton intention mais je dois dire que cette phrase m'a bien fait rire.

Magicite
avatar 28/02/2020 @ 19:51:47
super, c'est fantastique j'adore.
Le basculement dans la psyché ou l'acceptation de la beauté de l'art (je rejoindrais l'explication de SpaceCadet sur chacun peut avoir son interprétation) en passant à " travers " est vraiment réussit. Il semble central et aussi progressif à partir de ce moment.
Je me garderais bien d'analyser sauf que je trouve le récit intelligent et bien mené, rien à enlever et à rajouter. Avec un texte si court c'est une prouesse.
C'est plein de joie j'ai l'impression le sens que tu y met, toujours une bonne chose à prendre, un peu comme les tableaux de Magritte (j'ai finit par le retrouver en miniature dans une recherche image car pour le lien que tu indiques Minoritaire il y a maqué chez moi : " unavailable in your country on copyright ground").

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