Lobe
avatar 19/06/2014 @ 22:58:52
[époque de l’insouciance, une forêt, une femme de lettres, un lapin, une rencontre]

A la radio grésillante Françoise Hardy chante le temps de l’amour, le temps des copains, et de l’aventure, je gare la voiture argentée dans l’or du soir. Il n’y a pas de lignes de démarcation, heureusement, je n’ai plus l’habitude de conduire, à tous les coups je les mords. Parfois, même, je suis si bien entre deux places qu’on dirait que je le fais exprès. Mais sur la terre battue à l’orée des bois, à côté du chalet ouvert face aux vents, protecteur face aux pluies, j’ai la liberté de l’embardée. Je m’extrais de la voiture, ouvre le coffre. Le chien saute, folâtre, renifle à tout va.

La forêt est muette, encore prise dans la chaleur de la journée. Le vert si doux du printemps s’estompe, remplacé par des touches plus profondes, une histoire de chlorophylle peut-être. Tiens, pour la peine je n’ai qu’à m’inventer chromophile, et même chromo-vert-phile, voir chromo-vert-printanier-phile. Pchut cerveau, regarde le vent plutôt, pour une fois que tu le perçois, dans les feuilles encore amollies de ce jour d’été chaud. Le soleil a laissé trainer derrière lui une luminosité assourdie par le feuillage et les troncs hauts. Les premiers bruissements animaux se font jour, dans le soir entamé, dans la nuit approchante. Plus de chien ; lancé à la poursuite de quelque chose. Lui aussi a ses fantasmagories, s’invente un passé de prédateur, c’est un chien de berger pourtant, et pas des plus futés. N’empêche, il fourrage dans les fourrés avec application, et sa quête butée a l’innocence de toutes les recherches où le cœur entier est engagé.

J’ignore quel chien je suis, moi, pour le dire ainsi. Pas un de salon, je crois, ni de chasse, assurément. Me manque l’amour du badinage pour l’un, le fond de cruauté que requiert l’autre. Dans ma tête, la comparaison s’arrête là. A travers ces promenades par le passé j’ai tissé ce qui désormais est mon présent. Les pas dans l’ocre des champs, le marron des chemins forestiers ont esquissé dans mes rêves une carte de ce que serait ma vie. A court terme : un an, deux tout au plus. Prolonger le tracé, porter plus loin le sillon me demande des promenades toujours renouvelées. Ces balades ne sont jamais sentencieuses, ne m’engagent à rien. J’ai pu me rêver trapéziste, héroïne de papier glacé, femme en robe noire, thaumaturge, créature de roman. Ce temps de l’insouciance dure, je me suis engagée à le faire durer autant que faire se peut. Ce soir, dans le paysage ouaté, rougi par le crime qu’est ce crépuscule d’été, c’est toujours avec légèreté que j’envisage ce qui adviendra. Même si, promptement, mon cœur peut partir au triple galop à l’idée d’un changement de latitude. Non, d’ailleurs : de longitude. Translation vers l’ouest, le Far-West.

Bruits de cavalcade, mais ce ne sont pas des chevaux : mon chien, tache noire et fauve, à la poursuite d’une forme blanche, dans une clairière sur ma gauche. Elles se rapprochent, la forme et la tache, droit sur moi. A l’unisson la nuit gagne du terrain, les ombres se dissolvent et se recréent sous la lune soudain blanchie. Mon chien s’arrête à vingt pas de là où je me suis figée, s’assied, solennel. Le lapin blanc va plus avant, traverse devant moi le sentier de terre, s’arrête à droite dans l’herbe opaque. Voilà, je le suis, je le sais que je le dois, je le sens qu’il s’agit de. Ça dure un peu, pas suffisamment pour que tout soit enténébré. Je marche, je pense, toujours à cet avenir incertain, à cette incertitude gaie, et je divague aussi un peu.

Le lapin s’est arrêté, pas bien pressé, il a un air trognon de lapin de publicité pour botte de carottes, si ça existe. Quand je relève les yeux, une femme me fait face. J’ai un frisson évidemment, mais il ne se prolonge pas, puisque que je devine entre les ombres de lune et les feuilles indisciplinées un sourire, dans un visage connu, pressenti. Je savais que mes pas opiniâtres me rapprochaient du futur, j’ai appris que l’espace et le temps correspondent, j’ignorais que là, au méandre d’une allée, je pouvais m’apparaitre.

Un temps ce soir-là, j’ai pu basculer dans sa conscience. J’y ai touché l’émotion qu’elle a eu à pouvoir raviver pour les jours à venir, les jours encore plus loin dans le tunnel des jours, le souvenir de la jeune fille été, grâce à la jeune fille étant. J’y ai discerné le trouble qu’elle a eu à se rappeler l’indécision insouciante devant les embranchements à venir. J’y ai acquis la certitude qu’une sente n’est jamais arrêtée, que le passage se fraie justement sous le pas, que le pas n’est pas sage, que le pas hésite, fourche comme une langue, que les rocades abondent sur les routes de l’être comme sur les routes du pays. Que cette nuit, les routes de l’être se sont rejointes pour moi, un instant saccadé, le temps d’un sourire, de quoi fugacement apercevoir une femme de… quoi ?

Elle me l’a soufflé, pourtant, j’en suis sûre. Je l’ai mâché, cet à-venir avoué, joyeuse, je l’ai ressassé, tout le chemin retour jusqu’à la voiture. J’ai fait sauter le chien dans le coffre, me suis installée au volant, la radio a repris son cours. Nous tous, Françoise Hardy. J’avais oublié.

Magicite
avatar 21/06/2014 @ 07:33:42
Astucieux, comme toujours tes écrits il me semble.
Tu nous amène tranquillement à un monologue interne, dans la pensée même.
J'ai pensé à Alice, celle du pays des merveilles, qui aimait s'inventer des mots et à suivie le lapin blanc.
Sinon le lapin a pu fuir, le chien jouer, tout est parfait il me sembles.

Cette notion de route, de sentiers qui bifurquent qui est mienne aussi, tu a su la formuler, heureusement car sinon je me serais ennuyé de cette balade sans explication ni conclusion.

Ah je viens de voir les paroles de la chanson de F. Hardy(la chanson française étant pas mon fort), ça prends bien sûr tout son sens. Astuce ai je dit.

Pieronnelle

avatar 21/06/2014 @ 16:18:34
Oh j'en ai encore le coeur battant !
Que c'est beau ces pas dans cette forêt qui mènent vers ...cette apparition merveilleuse ! On y trouve de la poésie, une sorte de philosophie psychanalytique :-) ; une sorte aussi de voyage initiatique insufflé par la forêt , une traversée vers un futur juste ébauché (pas trop hein, car c'est plus la peine de vivre) de quoi redonner un élan de vie et sortir des questionnements...
Je relirai encore, crois-moi...

Pieronnelle

avatar 21/06/2014 @ 16:21:59
Quant à Françoise Hardy et cette chanson qui a accompagné m'a jeunesse elle est aussi à l'origine de ce battement de coeur...Je ne savais pas qu''une jeunette comme toi pouvait encore l'écouter...

Nathafi
avatar 22/06/2014 @ 08:35:58
Je ne me lasse pas de relire le deuxième paragraphe, j'ADORE ! La suite aussi, mais celui-ce en particulier me parle et me transporte :-)

Comme d'hab ! De l'excellent Lobe ! Est-ce au cours de tes pérégrinations sur Internet que tu as découvert la chanson de Françoise Hardy, ou celle-ci fait-elle partie des "transmissions musicales familiales" ?

Tistou 22/06/2014 @ 22:56:36
Lobe, à l'aube d'un changement important dont elle ignore probablement la portée, profite d'un exo pour croire - ou faire comme si - qu'une ou un pourrait nous éclairer sur l'avenir, sur le cheminement de l'avenir. Et puis dans le même exo, elle retombe vite sur ses pattes, remise le lapin blanc et nous décoche la vérité :

"J’y ai acquis la certitude qu’une sente n’est jamais arrêtée, que le passage se fraie justement sous le pas, que le pas n’est pas sage, que le pas hésite, fourche comme une langue, que les rocades abondent sur les routes de l’être comme sur les routes du pays."

Et ce qui est incroyable c'est qu'elle a parfaitement tiré parti de son "tirage au sort". Belle réalisation !
C'est qu'il y a de très belles choses dans cet exo sorti de nulle part sous le regard d'un énigmatique lapin blanc ...

Bon maintenant, on voudrait être sûr que tu ne nous oublieras pas de Denver (ou Boulder ?). Il y eût, dans les débuts de Vos Ecrits, une "Fée Carabine" qui, comme toi, était détachée provisoirement, dans le cadre de ses études, vers le far far west. Mais le Canada. Toronto si je me souviens bien. Evidemment les heures ne correspondaient pas toujours ...

Enfin rendons à César ... "Le temps de l'amour" c'est Jacques Dutronc qui l'a composé ...

Pieronnelle

avatar 22/06/2014 @ 23:07:01
Dutronc a composé plein de chansons pour Françoise Hardy...

Lobe
avatar 23/06/2014 @ 18:49:05
Françoise Hardy je l'ai connu à travers Le temps de l'amour (après avoir vu Moonrise Kingdom notamment) et je découvre petit à petit ses chansons, j'aime beaucoup, parce que nombre d'entre elles s'adressent à "tous les garçons et les filles de mon âge". La transmission familiale en matière de chanson française, ça a été surtout pour Moustaki, Souchon, un peu Brassens et Brel. Mais je confesse une ignorance abyssale pour plein de chanteurs/chanteuses. Récemment, au hasard d'internet j'ai écouté Jean Ferrat (La complainte de Pablo Neruda), ce qui m'a conforté dans cette idée.

Lobe
avatar 23/06/2014 @ 18:49:49
Hmmm, Françoise Hardy je l'ai connue, tant qu'on y est!

Sissi

avatar 25/06/2014 @ 18:18:06
Alors...j'ai été suffisamment dithyrambique avec toi pour pouvoir me permettre d'être un peu plus critique cette fois-ci (faudrait pas virer groupie non plus!).
J'ai eu beau relire plusieurs fois ton texte, il n'arrive pas à m'embarquer, je ne parviens pas à rentrer dedans et à aller avec toi dans la forêt.
Alors attention, hein, le talent est toujours bel et bien là: le jeu avec les mots, les métaphores, l'originalité avec des libertés formelles etc. mais je trouve que ça manque d'unité, c'est sans doute un problème (enfin, pour moi!) de fluidité, d'enchaînements, je ne sais pas trop, mais je reste sur ma faim sur ce coup-là.

Moi je connaissais la chanson de F. Hardy avant Moonrise Kingdom, c'est d'ailleurs une de mes préférées (avec "La maison où j'ai grandi").
Pour autant, (et je rajoute ça pour tenter d'expliquer un peu pourquoi j'ai moins aimé que d'habitude), je ne "l'entends" pas, et je trouve qu'elle ne colle pas avec le texte.

Sans rancune j'espère!

Lobe
avatar 26/06/2014 @ 10:16:22
Rancune? Aucune. J'aurais évidemment aimé t'embarquer, mais voilà, parfois la mayonnaise ne prend pas. Pour ce texte je me suis émue moi-même, c'était très 'égocentré' et je pense que l'écriture en est influencée, plus hermétique. Du côté de Françoise Hardy, je ne sais pas trop de quelle chanson tu parles. Dans Moonrise Kingdom les enfants dansent sur Le temps de l'amour, qui pseudo-ouvre ce texte, mais l'esprit ici est supposé être celui de la chanson Nous tous. Supposé... ou loupé. ;)

Sissi

avatar 10/07/2014 @ 10:58:40
Du côté de Françoise Hardy, je ne sais pas trop de quelle chanson tu parles. Dans Moonrise Kingdom les enfants dansent sur Le temps de l'amour.


Je sais bien, et ils dansent (sur la plage si je me souviens bien) font les fous, dans toute l'insouciance de leur âge.
Là, je trouve que la chanson est moins appropriée (après... on ne choisit pas ce qui passe à la radio!!!).

Antinea
avatar 11/07/2014 @ 20:39:48
Je ne connaissais pas cette chanson, je viens de l'écouter avant d'écrire ces quelques lignes. J'ai pensé à Alice au pays des merveilles, j'ai pensé que c'était de son point de vue que le texte est écrit. Le lapin style celui de pub pour botte de carottes. ;)
Surtout quel style, mais ce n'est plus une surprise, c'est hyper bien écrit, fluide, impeccable, comme d'habitude.

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