peuple d'un printemps : pòpulu d'una branata de Stefanu Cesari

peuple d'un printemps : pòpulu d'una branata de Stefanu Cesari

Catégorie(s) : Littérature => Divers , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 16 décembre 2023 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Un recueil de proses poétiques, en langue corse et française, d'une beauté mystérieuse et envoûtante, où résonnent les échos d'une quête errante à travers un pays innommé, la mémoire et le langage

Comme dans tous les ouvrages parus chez Eoliennes, le lecteur ressent d'emblée, presque avant même d'ouvrir le livre, le soin méticuleux apporté à l’édition (la couverture est faite d’un carton épais plastifié agréable au toucher) et à la composition du recueil. De prime abord, j’ai cru à un recueil de proses poétiques bilingues ainsi que dans « Bartolomeo in Cristu », le précédent recueil de Stefanu Cesari qui, en 2019, avait reçu tous les prix littéraires de Corse ainsi que le prix Louis Guillaume, mais, très rapidement, des variations entre les textes corses et français (dans le découpage des paragraphes, dans le souffle des phrases rythmées par la ponctuation ainsi que dans les nuances typographiques) m’ont convaincu que les textes n’étaient pas des traductions, mais des textes autonomes se faisant face dans un recueil intrinsèquement bilingue. Les textes, même s’ils se font mutuellement écho, ont de toute évidence leur propre identité, comme dans un diptyque dont les deux parties se complètent. Par ailleurs, les textes ne font pas que se refléter : en plusieurs endroits, les textes s’entrelacent, notamment dans cette très belle page où, évoquant l’altérité d’une autre langue, une section française s’imbrique dans le texte corse, et réciproquement.

Ne parlant pas le corse, je me suis contenté de lire le texte français, tout en sachant qu’une part essentielle du recueil m’échappait irrémédiablement. Cette perte de sens a-t-elle gâchée mon plaisir de lecture ? Absolument pas ! Au contraire, elle l’a presque décuplé en renforçant le sentiment de mystère et de secret qui nimbe le recueil, et l’ouvrage lui-même. L’influence de l’éditeur, Xavier de Casabianca, également écrivain et typographe, est perceptible dans la complexité de la composition, qui introduit sur certaines pages, et parfois dans le texte, de discrètes balises dont le sens n’est jamais révélé. La typographie utilise également les nuances de la police « italique », comme si le ton de l’auteur alternait entre énonciation et confidences au lecteur, ou murmures d’une voix intérieure. Enfin, le recueil est divisé en quatre sections introduites par une lettre grecque dont on comprend, vers la fin du recueil, qu’elles forment un mot – xaipe - qui signifie « salut » en ancien grec, comme si la rencontre convoitée dans les textes du recueil avait enfin eu lieu au terme d'une longue quête à travers le temps (qui confronte l'éternel et l'éphémère) et l'espace (où se déploie le monde).

Le recueil évoque l’errance d’un mystérieux voyageur, cavalier jamais décrit et jamais nommé, qui traverse le recueil et s’adresse au lecteur, dès l’incipit :

Pour toi l’histoire incomplète, une main pour une autre, ouvre sans en connaître aucune, des vies liées ensemble fenêtres et seuils, elles sont le lointain véritable dont tu pourrais t’éprendre, - comme du premier appel, qui semblait toujours venir, depuis les restes de parcelles, de cadastres où les travaux se brouillent, oublie recommence souviens-toi du début, des sauvageries anciennes tu avais tout jeté, c’est une histoire dont tu t’éprendrais à nouveau, avant même de partir, carcan brûlé, plusieurs jours, au jardin.

Introduit par une belle aquarelle aux couleurs de maquis, le recueil est découpé en 4 chapitres (1 : tagliamondu / taille monde – 2 : donna varmida / femme vermeille – 3 : racciu di barbaria / ruisseau de barbarie – 4 : una cisterna bianca / une citerne blanche) comme autant de stations d’un voyage dans un lieu qui ressemble à la Corse (forêts, garrigues, montagnes, maquis, brumes, ruisseaux et rivières au lit desséché, vieilles fermes isolées et ponts de pierres sèches, etc.), mais qui pourrait être n’importe quelle autre terre de Méditerranée. L’atmosphère du recueil est profondément onirique, comme si le texte reflétait des paysages familiers où tout est confus, hantés d’ombres et de présences secrètes, distillant un sentiment de menace diffuse, de crainte et d’inquiétante étrangeté.

Devant le feu des voyageurs trois jeunes filles hésitent à passer, par peur de la nuit prolongée à midi, l’étranger que l’on n’attendait pas, est-il la volonté manifeste de la pluie on peine à voir son visage sous le drap d’un hiver, on ne comprend rien de son langage lointain, parole, coupante et froide.
Si quelqu’un salue dans la brouillard que celui qui entende se garde bien de répondre, comme la rivière sans cesse prononce le nom de ceux qui la passèrent toutes ces voix font la main se fermer sur le poignard et signer, la bouche hésiter « liberame, liberame, ame domine »

Le voyageur, peut-être le cavalier de couverture, semble en quête d’une rencontre, avec un lieu ou une personne, qui se dérobe, à la fois dans les plis de la mémoire et dans les profondeurs du pays traversé. Néanmoins, même si le texte semble progresser vers un dénouement, il n’y a pas récit. Le recueil n’est pas narratif et s’efforce simplement d’imposer le sentiment d’un cheminement, qui interroge le lecteur, vers quelque chose d’invisible, qui se donne et se refuse en même temps, et reste dans les limbes d'une écriture poétique où affleure l’éternel légendaire. J’ai parfois songé aux rois mages de la Bible (eux aussi lancés en quête d’une rencontre, sur la trace d’une étoile) et aux romans médiévaux du Graal, où un cavalier solitaire erre dans un paysage qui semble à la fois physique et mental, comme si le monde était la projection de sa vision et de sa quête. Tout est à la fois inconnu et familier, proche et lointain, présent et fuyant, apaisé et oppressant… La lecture n’est pas aisée, tant chaque phrase semble gravide d’échos et de silences où résonnent des pensées et des souvenirs inavoués. A plusieurs reprises, j’ai dû interrompre ma lecture pour méditer le texte, et presque l’intérioriser afin de ne pas perdre ma vision du « motif dans le tapis », pour reprendre la célèbre image d’Henri James. Tout fait sens en chaque chose mais ce sens est caché, marqué du sceau du secret, sous les apparences sensibles, et la langue peine à le dévoiler, brouillé dans une forêt de symboles.

« Si tu prends cette route sous les arbres tu ne verras plus le ciel. Tu t’en laisseras conter, par la voix sans corps qui parle là depuis toujours, chaque mot est un mot poussé depuis la ronce et le lierre, depuis la terre épaisse, vraiment, tu ne sauras pas dire, cette voix, est-ce un renard qui pleure, est-ce un enfant »
Sous le tissu d’un gilet noir chemise blanche, sur la poitrine ouverte la chaleur a laissé tout un dessin de sueur et de saletés, mais les yeux sont baissés sur un cœur ardent, qui le voit pour lui-même en mâchant lentement ? Oiseaux et autres bêtes tracent des cercles sans cordeau. Toute chose est marquée en son centre, d’une croix, d’une étoile.

Le recueil, quête d’une présence qui se manifeste et se dérobe, se double ainsi progressivement d’une interrogation sur la langue, sur sa capacité à dire et à créer du lien, au-delà de l’altérité des langages, avec une terre et un peuple, à faire entendre une voix singulière dans la multitude des voix, vivantes ou mortes, (tels ces citations poétiques qui émaillent le recueil : Georges Séféris, Walt Whitman mais aussi Claude-Henri Rocquet, dont l’œuvre complète est éditée chez Eoliennes). Un mot d’amour perce le brouhaha du monde, pour saluer les voix à venir… Ainsi, ce mot – xaipe – résonne lettre à lettre à travers le recueil, comme un appel silencieux qui illumine le texte dans le découpage des chapitres. Pourquoi ce choix d'un mot du grec ancien ? Peut-être parce que la langue grecque s’apparente à la racine primordiale du monde méditerranéen, commune aux deux langues (pourtant latines) du recueil, le corse et le français, qui se rencontrent et se confrontent, mais aussi s’imbriquent et s’enlacent, dans le recueil, qui s’achève sur une salutation et un appel au partage :

« Comment t’appelles-tu ? Je m’appelle comme toi. D’un même nom, tant aimé.»
(…)
Parois et plaines se sont faites récit par votre bouche se sont laissées dire, c’est maintenant l’heure, de préparer le repas, pour les enfants qui viendront.

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