La Terre martyre de Sarah Stewart-Kroeker

La Terre martyre de Sarah Stewart-Kroeker

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Spiritualités , Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Arts, loisir, vie pratique => Arts (peinture, sculpture, etc...)

Critiqué par Eric Eliès, le 12 août 2023 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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Une réflexion théologique et eschatologique sur les destructions environnementales et le rapport de l'homme à la planète

Ce petit essai, œuvre d’une jeune professeure de théologie à l’université de Genève, m’a laissé l’étrange impression d’une prise de conscience à la fois lucide sur l’impact environnemental des activités humaines, et fortement biaisée, voire faussée, par une sorte d’acceptation portée par une troublante espérance en la Résurrection. Je m’étais lancé dans l’ouvrage, curieux d'une comparaison établie entre les souffrances du Christ et les souffrances de la planète, comme si la Terre elle-même était saisie dans l’agonie de la Passion, mais, davantage qu’une relecture des textes bibliques pour dépasser l’anthropocentrisme de la religion et ouvrir une véritable réflexion écologique englobant l’ensemble de la Création, l’essai se cristallise sur la représentation de la souffrance et la fascination qu’elle suscite dans la tradition chrétienne. En effet, en s'interrogeant sur la place du martyr dans le christianisme, dans la philosophie occidentale et dans la société contemporaine, Sarah Stewart-Kroeker identifie les images de la Terre saccagée aux représentations des souffrances endurées par le Christ et les martyrs mais, au lieu de clairement dénoncer la frénésie destructrice des activités humaines, l’auteure se consacre ensuite à des considérations esthético-philosophico-écolo-théologiques qui semblent, in fine, ériger la foi en levier d’espérance pour apaiser nos angoisses face à une crise environnementale dont les bouleversements (dérèglement climatique, pollution globale, effondrement de la biodiversité, etc.) nous menacent d’une catastrophe globale.

A partir d’une affirmation de Saint-Augustin sur le supplice des martyrs, qui en conserveront les plaies dans la Résurrection, l’auteure, qui est professeure de théologie, s’appuie sur des théologiens protestants, notamment Niels Henrik Gregersen et Karl Barth (qui semble être une sommité et une référence dans la pensée théologique), pour considérer que Dieu s’est incarné dans la totalité de sa Création et que la théologie doit accorder sa place à la Terre, « gémissante » et « vulnérable » (je reprends les titres des chapitres), car toute chose (les hommes mais aussi les animaux et la planète) doit être considéré comme s’inscrivant dans un ordre divin structuré par la création, l’incarnation, la mort et la résurrection. La place de l’homme dans cet ordre est singulière car, comme toute créature vivante, il subit les souffrances du martyr, mais il est également l’agent du martyr infligé à toute la création, par les conséquences destructrices de ses actes. Mais, au lieu d’en tirer des enseignements politiques et éthiques sur notre responsabilité et sur notre rapport au monde, l’auteure préfère, presque à la façon d'une spécialiste de l'histoire de l'art, approfondir la manière dont nous regardons, et presque contemplons, les souffrances du monde. Elle décrit longuement les reportages documentaires du photographe Chris Jordan, notamment ses photographies d’oiseaux prises sur l’atoll de Midway dans l’océan Pacifique, empêtrés dans nos déchets, et des cadavres d'albatros aux ventres ouverts dégorgeant de plastique. Elle présente également les photographies d’Edward Burtynsky (dont l’une des photographies est en couverture du livre). Ces photographies sont à la fois terribles et belles, et l’auteure, qui évoque alors Georges Bataille et sa célèbre photographie de prisonnier chinois torturé, dont l’expression de douleur lui semblait faire écho aux représentations de l’extase mystique, souligne le danger de basculer d’une dénonciation des souffrances à une glorification de ces souffrances, au nom d’une approche chrétienne du martyr. Elle souligne aussi le risque de banalisation par excès d’images et effet d’accoutumance. S’appuyant les travaux de deux femmes, photographes et théoriciennes, (Susan Sontag et Ariella Azoulay) sur l’impact des images, l’auteure, qui manifeste une haute conception de l’art, fait l’éloge de la photographie qui, par sa fixité et sa capture d’un moment choisi, lui semble plus puissante que le film ou le cinéma, et plus à même de bousculer le spectateur et de déclencher une prise de conscience du beau et du tragique. Toutefois, cette révélation peut aussi nous tétaniser et être source d’angoisse existentielle, comme le montre la dépression subie par Chris Jordan à son retour de Midway.

Pour l’auteure, l’éco-anxiété contemporaine n’est pas sans lien avec la pensée apocalyptique du christianisme. Sarah Stewart-Kroeker cite l’épitre aux Romains et l’Apocalypse de Jean, et en déduit que l’eschatologie chrétienne répond à nos angoisses actuelles sur la destruction de la nature et l’effondrement de la biodiversité. Elle souligne la responsabilité qui nous incombe, collectivement et individuellement, mais affirme dans le même temps que l’eschatologie porte un message spirituel en intégrant la totalité de la Création dans l’espérance de la Résurrection, qui peut apaiser nos angoisses.

Cet essai, au carrefour de la théologie, de la philosophie (Nietzche est évoqué à plusieurs reprises), de l’écologie et de l’art, est stimulant car il ouvre des perspectives nouvelles sur une problématique complexe. Il m’a néanmoins laissé très dubitatif. Certes, l’art peut nous bouleverser au point au point de remodeler notre attitude envers le monde, mais si cette prise de conscience est comme anesthésiée par la religion et sa folle espérance que la souffrance n'est qu’une étape sur le chemin de la Résurrection, alors cette lucidité est condamnée à rester stérile. Et cet ouvrage me convainc, non pas de l’ouverture (que je sais être réelle) de l’Eglise aux enjeux écologiques, mais de son incapacité à peser efficacement sur les consciences et les comportements. J’avoue que j’ai parfois songé à ce que disait Marx sur la religion comme « opium du peuple » pour endormir ses craintes et consoler ses souffrances, et rendre tolérable une situation inacceptable…

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